L’auteur allemand, Günter Grass, a publié une critique cinglante de la politique menée par l’Allemagne et l’Union européenne à l’égard de la Grèce. Dans son dernier poème publié dans l’édition de samedi du Süddeutsche Zeitung, Grass établit des parallèles avec la junte des colonels soutenue par l’OTAN et l’occupation allemande de la Grèce durant la Seconde Guerre mondiale. Il réagit aussi aux critiques de son précédent poème qui mettait en garde contre les dangers d’une guerre israélienne contre l’Iran.
Sous le titre, « La honte de l’Europe », l’auteur de 84 ans consacre douze strophes, composées de deux vers chacune, pour fustiger les élites européennes sur la manière dont elles traitent la Grèce. Ecrit en métrique grecque ancienne, le poème dépeint la manière dont les marchés financiers et les gouvernements européens détruisent le pays et sa riche histoire. Le premier vers accuse l’UE d'avoir plongé le pays : « Au bord du chaos, parce qu’inadaptée au marché, tu t’es éloignée du pays qui était ton berceau. »
A cet égard, Grass s’en réfère aux mesures d’austérité dictées par l’UE et qui ont eu pour conséquence une réduction des salaires allant jusqu’à 60 pour cent, un taux officiel de chômage des jeunes dépassant 50 pour cent, une famine de masse et un désespoir social. Les droits sociaux des travailleurs ont été systématiquement détruits dans le but de sauver les prêts des banques internationales et d’augmenter les profits des entreprises.
Entre-temps un débat s’est engagé dans de larges cercles de l’élite politique européenne au sujet de l’exclusion de la Grèce de la zone euro et pour la contraindre de retourner à la drachme. Ceci entraînerait une hyperinflation et donc une dévaluation correspondante des salaires, des retraites et des prestations sociales,transformant le pays en un paradis des bas salaires pour les entreprises européennes. A la chancellerie à Berlin, un plan en six points circule et qui réclame la liquidation des biens publics au plus offrant et l’établissement de zones franches où les travailleurs sont payés des salaires de misère et privés de tous leurs droits.
Compte tenu de ce développement, Grass a, à juste titre, établi dans son poème un parallèle avec l’occupation de la Grèce par la Wehrmacht allemande qui avait coûté la vie à des centaines de milliers de Grecs. L’empire allemand avait pillé économiquement le pays. Il avait acquis de l’Italie et de la Bulgarie le droit contractuel d’exploiter exclusivement toutes les zones qu’il avait occupées en Grèce.
La référence de Grass à la dictature des colonels qui, suite à un coup d’Etat militaire, avaient pris le pouvoir en 1967 pour empêcher une victoire des partis de gauche, est également une analogie tout à fait légitime. Le caractère antidémocratique du programme d’austérité de l’UE a été montré en décembre dernier lorsque, sous la pression exercée par Bruxelles, le gouvernement élu a été remplacé par une administration technocratique non élue. A présent, l’électorat grec est soumis à un chantage des banques et des institutions internationales et subit une pression pour ne pas voter en faveur de partis opposés aux mesures d’austérité. Une solution militaire à la crise est débattue en coulisses.
Le poème de Grass souligne aussi que les mesures d’austérité de l’UE ne frappent pas tous les Grecs avec la même intensité. Dans son poème, il fait mention de ce que l’élite du pays, qu’il appelle les « adeptes de Crésus », a depuis longtemps déposé son argent hors du pays.
Finalement, Grass fait remarquer que la population grecque a résolument rejeté les mesures d’austérité lors des dernières élections. Socrate, écrit-il, retourne la coupe pleine à ras bord que les commissaires de l’UE avaient essayé de faire avaler de force à l’électorat grec. Alors que Socrate avait vidé la coupe de ciguë par respect de la loi, Grass permet aujourd’hui aux Grecs de la rendre. Ce faisant, il fait allusion aux conséquences sociales de l’austérité pour l’ensemble de l’Europe.
Tout au long du poème, Grass cherche à faire des analogies avec l’histoire et la mythologie grecques. Il écrit qu’Antigone, défiante, est vêtue de noir tandis que l’élite européenne cherche à voler le Mont Olympe. Il cherche manifestement à montrer comment, en réaction à l’agressivité grandissante du capital financier, les intellectuels et l’élite cultivée ont largué leurs anciens idéaux humanistes inspirés des grands penseurs de la Grèce ancienne. « Ce que jadis on recherchait et trouvait avec son âme n'a aujourd'hui guère plus de valeur qu'un tas de ferraille, » écrit-il en référence à l’Iphigénie de Goethe.
Ici Grass fait mouche. Seule une poignée d’intellectuels et d’artistes se sont fermement prononcés contre les mesures barbares utilisées pour jeter la population grecque dans la pauvreté et le désespoir. Au lieu de cela, une massive campagne chauvine a été lancée par les médias allemands contre les « Grecs paresseux » ou les « structures corrompues » du pays.
Les réactions au dernier poème de Grass, il y a à peine deux mois, avaient déjà clairement montré que des sections de la classe moyenne allemande étaient en train d’opérer un fort virage à droite alors que le militarisme allemand relève la tête et que les tensions de classes s’intensifient à travers l’Europe. L’avertissement émis par Grass selon lequel les préparatifs de guerre entrepris par Israël contre l’Iran menacent la paix du monde a été quasi unanimement condamné dans les journaux allemands. Tandis que l’éditeur du journal Die Zeit, Josef Joffe, accusait Grass d’antisémitisme, la candidate présidentielle du parti allemand Die Linke, Beate Klarsfeld, est allée jusqu'à comparer Grass à Hitler.
« La honte de l’Europe » est non seulement une mise en accusation de la politique barbare du gouvernement allemand et de l’UE mais aussi de tous les écrivains, journalistes et auteurs qui se sont aligné sur l’impérialisme allemand en cherchant à réduire au silence les critiques. Ils ont perdu tout droit de faire appel à des idéaux humanistes et ne sont rien moins que des apologistes d’une politique barbare.
La pléthore de réactions diffamatoires à l’égard de son récent courageux poème ne font que confirmer la thèse de Grass. Sa critique «ne voit pas la réalité » a déclaré le président du Comité des Affaires de l’Union européenne au parlement allemand, Gunther Krichbaum (Union chrétienne-démocrate). « Dans l’ensemble, il ne faudrait pas prendre Günter Grass tellement au sérieux » a-t-il ajouté.
Le quotidien Die Welt, de la maison de presse Springer, a dénoncé le fait que Grass ne dise rien de la manière subreptice dont la Grèce a adhéré à la zone euro. « Pas un mot, » écrit le journal, « sur la tricherie après coup, pour cacher l’accumulation de la montagne de dettes. Pas un mot sur le piteux état de l’appareil administratif ni sur le népotisme et la mauvaise gestion. »
La plupart des journaux ont préféré ignorer le contenu du poème et se sont concentrés à la place sur un canular de mauvais goût d’un certain Volker Weidermann qui a affirmé dans le Frankfurter Zeitung que le poème avait en fait été rédigé par un magazine satirique allemand bien connu. Les auteurs ayant « rapidement rassemblé tout ce qu’ils avaient pu trouver sur Google sur les Grecs, sur la Grèce antique et sur l’Europe, en modifiant ensuite légèrement la syntaxe, en utilisant différentes constructions avec le génitif et le tour était joué. »
Weidermann est même revenu sur la brève adhésion de Grass aux Waffen-SS à l’âge de 17 ans, en déclarant que « après son long silence, ce geste du maître de la morale [...] a été rendu creux, inconcevable, embarrassant et – au mieux – ridicule. »
Weidermann, qui a précédemment écrit pour le journal du parti des Verts, le taz, est un parfait exemple des couches sociales auxquelles Grass adresse son poème. Dans le contexte actuel de conflit de classes aigu et du caractère de plus en plus barbare du gouvernement bourgeois, ces couches sociales se rangent derrière l’appareil d’Etat et sont prêtes à réduire au silence tout critique par le biais d’attaques les plus insensées et les plus creuses.
L’agressivité avec laquelle elles tirent des salves contre le dernier poème de Grass résulte aussi du fait qu’elles sont dans la minorité. Dans « La honte de l’Europe », Grass une fois de plus parle pour la majorité de la population européenne. C'est tout à son honneur qu’il ait refusé de se laisser intimider et qu'il ait confronté ses détracteurs pour révéler au grand jour leur totale faillite intellectuelle.
(Paru en anglais le 31 mai 2012)