Nous nous rendons en voiture par un dimanche ensoleillé dans une cité typique de la région, à quelques pas à peine de l’usine d’Opel de Bochum. De nombreux travailleurs d’Opel vivent ici dans d’anciennes maisons des charbonnages joliment restaurées et datant d’il y a une centaine d’années. Des jardins bien entretenus, des rues et des trottoirs propres donnent l’impression de vivre dans un paysage idyllique appartenant depuis longtemps à une époque révolue.
Si la direction obtient gain de cause, l’usine Opel de Bochum fermera ses portes « dans deux ans plutôt que quatre. » C’est ce que dit un homme qui a travaillé pour Opel toute sa vie active. Gerd Bücker a débuté chez Opel à Bochum à l’âge de 20 ans. C’était en 1976.
Maintenant il a été licencié. Il fait partie d’une "société de transfert" ("Transfergesellschaft". Celle-ci a pour mission de former les salariés licenciés avant de les reclasser) mise en place par le comité d’entreprise et la direction d’Opel. « Je suis censé me qualifier ici » a-t-il dit. « Mais bien sûr, c’est tout à fait absurde. Nous sommes 700 collègues ici, tous âgés de plus de 50 ans. Ils s’appliquent, mais la plupart ne sont pas intéressés à une qualification. Nous attendons juste d’arriver à l’âge de la retraite. »
Gerd Bücker a maintenant 56 ans et peut passer un an dans la société de transfert. Il perçoit 80 pour cent de son dernier salaire. « Puis, théoriquement, je dois recevoir pendant deux ans des allocations chômage, » nous dit-il. Parce que c’est insuffisant pour vivre, il doit recourir à ses indemnités de licenciement. « Et, puis j’aurai 60 ans. » A ce moment-là, il recevra une retraite légale réduite et une retraite d’entreprise de 510 euros par mois – après avoir travaillé 36 ans chez Opel. Le versement de la retraite d’entreprise a depuis longtemps été supprimée.
Gerd Bücker ne vit pas dans l’une des vieilles maisons idylliques des charbonnages. Il vit en bordure de la cité dans un immeuble datant des années 1960 bien entretenu et qui compte plusieurs appartements. A l’époque où la mine fut fermée à Bochum, l’usine d’Opel fut construite en face de l'ancienne mine. C’était en 1962, il y a exactement 60 ans. Mais, personne à Bochum n’a envie de faire la fête. Il y a 50 ans, beaucoup de mineurs avaient changé d’emploi pour aller travaillez chez Opel.
« L’atmosphère était différente à l’époque, » dit l’ancien salarié d’Opel. « Dès qu’un chef d’atelier cherchait des noises, il se faisait rabattre le caquet. » Les collègues plus anciens avaient toujours été fiers de lui raconter cette histoire.
Son père, un mineur de Bochum, n’était pas allé travailler dans la nouvelle usine d’Opel. Il fut transféré d’une mine à l’autre pendant 20 ans. C’est peut-être cette expérience qui a finalement incité Gerd Bücker à partir. « Je suis maintenant propriétaire de mon petit appartement, » dit-il. « Avec un petit boulot en plus, je m’en sortirai. »
Ce qu’il veut éviter à tout prix: « Hartz IV [l’allocation sociale] et le travail intérimaire. » il pense que tous deux sont les plus grands maux de ces dernières années. Il connaît des travailleurs intérimaires qui ont travaillé chez Opel. « Ils m'ont vraiment fait de la peine » dit-il, « celui qui travaillait avec moi était un ouvrier qualifié. Il faisait des heures supplémentaires, il faisait tout ce qu’on lui demandait. C’était vraiment un bon travailleur. » Il aurait bien voulu rester et avoir un emploi fixe chez Opel, « mais au bout d’un an, ils l’ont mis à la rue, juste comme ça. »
Gerd Bücker ne tient pas à avoir le même sort. Il y a dix ans, il n’aurait jamais imaginé qu’il pourrait en arriver à ce point. Il avait reçu une formation de pompiste – « ce qui était alors un métier reconnu » – mais tellement mal rémunéré qu’il lui était impossible de nourrir sa femme et ses cinq enfants ; 850 marks (425 euros), même dans les années 1970 c’était trop peu pour nourrir une famille.
Il raconte qu’« en 1974, Opel avait licencié des travailleurs, puis les avait réembauché deux ans plus tard. J’ai eu mon emploi grâce à mon père qui, grâce au football, connaissait quelqu’un de la direction et du comité d’entreprise. » C’est ainsi que cela se passait autrefois. On se rencontrait les week-ends sur le terrain de football, les membres de la direction et les travailleurs. « Aujourd’hui, vous ne voyez pas la direction, même à l’usine, » dit Bücker. Mais dans le passé « vous signiez d'abord votre contrat au bureau du personnel puis vous alliez dans le bureau d’à côté pour adhérer au syndicat. »
Pour ce qui est du syndicat, il dit ne plus être en colère ; il pense qu'en ce qui le concerne cette affaire est réglée. Mais, il se souvient encore bien de ce que « nous étions plus de 20.000 à travailler chez Opel. » « Quand on allait travailler on aurait dit des fourmis. »
« Dans les années 1980, nous étions encore 22.000, aujourd’hui il n’en reste plus que 3.000 » dit Bücker avec un mélange de colère et de tristesse. Beaucoup ont travaillé sur la chaîne de production. « Là, où j’ai travaillé, à la fabrication des moteurs, il y avait 50 personnes. A la fin, nous n'étions plus que 9. »
Les changements avaient déjà commencé dans les années 1990. Les Japonais sont arrivés à l’usine et ont tout photographié. « Les représentants du comité d’entreprise nous ont dit qu’ils étaient nos ennemis parce qu’ils étaient en mesure de construire mieux et plus rapidement des moteurs. » Puis, est arrivée la nouvelle fabrication de moteurs. Des collègues atteignant l’âge de départ à la retraite ne furent pas remplacés. Par contre envoyèrent surtout des apprentis à la chaîne de montage, « parce qu’il leur fallait des gens costaux et rapides. »
Dans le même temps, les salaires ont baissé. « Auparavant, Opel payait bien, » a dit Gerd Bücker, « maintenant ils paient mal. » Pendant dix ans il n’a pas eu d’augmentation de salaire, les prestations ont été réduites, les primes de vacances et de Noël supprimées. Parfois, la prime de Noël était liée au nombre de journées d’arrêt maladie, « la dernière fois, je n’ai eu que 35 pour cent de mon salaire mensuel comme prime de Noël. » Avant, on recevait 100 pour cent.
Le comité d’entreprise (qui a en Allemagne la fonction, inscrite dans la loi, de représenter le personnel, mais est légalement tenu de collaborer étroitement avec le patron, ndt.) a négocié des réductions constantes des salaires et la dégradation des conditions de travail. « Depuis les années 1990, il y a eu ces magouillages entre les représentants du personnel au comité d’entreprise et la direction, » a dit Gerd Bücker. « Le syndicat et les représentants du personnel au comité d’entreprise ont de plus en plus perdu en influence. C’est d'ailleurs compréhensible. Ils ont encore et encore accepté des accords où nous étions obligés de faire des concessions. Et les concessions faites par GM ne valaient pas le papier sur lequel elles étaient écrites. »
Seul un membre du comité d’entreprise a tenu tête : « Turhan Ersin, nous a toujours défendu, il fut le seul à ouvrir la bouche. Il a toujours été de notre côté pour nous soutenir. Mais la direction lui a fait subir tellement de pression qu’il a fini par quitter Opel en 2004 pour maladie. Ils ont eu sa peau. » A l’époque, le WSWS avait fait état de la campagne menée contre Turhan Ersin. (Voir « Following strike in Germany, GM fires Opel workers », en anglais seulement)
Il y a toujours eu une opposition contre le comité d’entreprise « et contre Jaszczyk » selon Gerd Bücker. Certains membres du comité d’entreprise aiment à enjoliver rétrospectivement la politique de Peter Jaszczyk qui était membre du DKP (Parti communiste allemand) et qui est décédé depuis. Il a dirigé le comité d’entreprise à Bochum de1996 à 2002. Mais la grande restructuration a commencé avec lui.
« En 2000 commença l’externalisation progressive de certaines parties de l’usine, Caterpillar, le powertrain, etc. » Notamment dans le groupe TCM (fabrication outils et équipements), où les apprentis d’Opel avaient été transférés, ses collègues ne recevaient que de faibles salaires. « Ils avaient fait cela intentionnellement pour réduire les salaires. »
En 2004, l’unité de fabrication de moteurs ferma ; les moteurs venaient maintenant de Hongrie. Bücker fut transféré à la production des boîtes de vitesse. « J’ai presque fait une dépression en travaillant là, » a-t-il dit. Tous les matins, pour aller à son nouvel emploi il devait longer sa vielle unité, celle de la fabrication de moteurs.
« A partir de 2004, tout alla de mal en pis. » La direction de General Motors annonça en octobre de la même année qu’elle supprimerait 12.000 des 63.000 emplois en Europe, 10.000 rien qu’en Allemagne. Les travailleurs d'Opel à Bochum ont débrayé spontanément contre la menace de fermeture d’usine ; contre la volonté du syndicat IG Metall et le comité d’entreprise qui firent tout leur possible dans l’usine pour obliger les travailleurs à reprendre le travail. « Cela avait été la bonne décision. Nous étions enfin tous réunis et du même avis, » a dit Bücker, en parlant des travailleurs. La grève fut en fin de compte étouffée « par le comité d’entreprise grâce à un prétexte douteux lors d’une assemblée générale des travailleurs. »
Au quatrième jour, lorsque les travailleurs refusèrent de reprendre le travail et ont exigé un vote de l’ensemble de l’effectif, le comité d’entreprise et l’IG Metall organisèrent une manœuvre bureaucratique qui n’a pas son pareil même en termes de normes syndicales. Lors de la réunion du personnel, seuls trois membres du comité d’entreprise et du syndicat prirent la parole qui ont intimidé le personnel. Les travailleurs se virent refuser le droit de prendre la parole. Les microphones furent gardés par le service de sécurité de l’usine.
Le vote lia la question de la reprise du travail à la question : « Est-ce que le comité d’entreprise doit poursuivre les négociations avec la direction ? » Ceux qui voulaient continuer la grève devait aussi voter en faveur de la rupture des toutes les négociations. Même dans ces conditions, près d’un tiers des travailleurs ont voté pour la poursuite de la grève.
La plupart savaient, « Maintenant, c’est fini, » a dit Bücker. Un grand nombre sont partis en prenant les indemnités de licenciement. « Mais, j’étais trop jeune, je n’avais que 49 ans, je ne pouvais pas simplement attendre de partir à la retraite. »
A l’époque de cette dernière grève, il y a huit ans, 10.000 travailleurs étaient encore embauchés à l’usine d’Opel à Bochum. Rainer Einenkel – tout comme Jaszczyk, un ancien membre du DKP – devint le président du comité d’entreprise, un poste qu’il occupe à ce jour, pour imposer les suppressions d’emplois annoncées.
Une forte pression fut exercée sur les travailleurs, y compris son fils, qui avait eu une formation de mécanicien chez Opel. « Le comité d'entreprise a demandé à mon fils aîné lui aussi de partir. » a dit Bücker. Il n’est pas marié et n’a pas d’enfant et il est encore assez jeune. Il serait le premier à devoir partir, lui a-t-on dit. Et donc, il a finalement décidé de partir. « Il travaille maintenant chez ZF, un équipementier de l’automobile installé près du lac de Constance, et il s’y plaît. Je suis content. »
Néanmoins, Bücker s’énerve encore sur la manière dont son fils a été flanqué dehors. « Il a travaillé chez Opel pendant près de dix ans avant de signer son accord de résiliation. S’il avait travaillé deux ou trois mois de plus chez Opel, il aurait eu droit à une retraite. » De cette façon, il n'y a pas eu droit dit le père en colère. « Les membres du comité d’entreprise n'ont informé personne à ce sujet, délibérément. Beaucoup ont fait la même expérience que mon fils. »
De plus en plus de salariés sont partis et ont été remplacés par des travailleurs intérimaires. Depuis 2005 où Einenkel est devenu président du comité d’entreprise, 7.000 travailleurs ont perdu leur emploi – 70 pour cent de l’effectif.
Gerd Bücker est l’un d’entre eux.
(Article original paru le 3 juillet 2012)