Le professeur Hermann Weber, âgé de 83 ans, est considéré en Europe comme le doyen de la recherche sur le mouvement communiste et le stalinisme. De 1975 à 1993, il a occupé la Chaire de Sciences Politique et d'Histoire Contemporaine à l'Université de Mannheim. Il a publié de nombreux travaux de référence sur l'histoire du Parti communiste, sur le SED, le parti au pouvoir dans l’ex-Allemagne de l'Est, l’Internationale communiste et la terreur stalinienne. Son livre Die DDR 1945-1990 [i] (La République Démocratique Allemande 1945-1990) est toujours un best-seller. Une cinquième édition révisée vient juste d’être publiée. Dans son rôle à la tête du projet de recherche "Komintern", mené par la Commission historique germano-russe au Centre pour la recherche sociale européenne de Mannheim et comme fondateur de l'Annuaire pour la recherche historique sur le communisme, il reste actif dans les discussions historiques et dans la recherche plus de 18 ans après sa retraite en tant que professeur d'université., Weber a coécrit, avec Helmut Dahmer et douze autres historiens bien connus, une lettre à l'éditrice Ulla Unseld-Berkéwicz s'opposant fermement à la décision prise par la maison d’édition Suhrkamp de publier une édition en langue allemande de la biographie de Trotsky par Robert Service.
WSWS: En tant qu’historien vous avez entrepris des recherches nombreuses portant sur Léon Trotsky et le trotskisme, mais vous n'êtes pas vous-même un partisan des idées de Léon Trotsky ?
Hermann Weber: Oui, c'est exact. Dans ma jeunesse j'étais un permanent de l'organisation de jeunesse du Parti communiste en Allemagne de l'Ouest, raison pour laquelle j'ai été en prison pendant six mois. J'étais entré en conflit avec la direction du parti en tant que critique du stalinisme, avant même mon emprisonnement et ensuite, en 1954, j'ai été expulsé du parti avec ma femme Gerda. Pendant ces années, je me suis concentré sur la recherche d’organisations politiques qui soutenaient le socialisme et luttaient contre le stalinisme sur cette base. Au début des années 1950, les principaux membres de l'organisation trotskyste en Allemagne, tel que Georg Jungclas [ii], ont eu de nombreuses conversations avec moi, mais finalement ils ne purent me convaincre politiquement. Quand ils avaient été actifs au sein de l'UAP [iii] en 1951, ils avaient donné un tableau trop flatteur du titisme, que je considérai, quant à moi, juste comme une autre variante du stalinisme.
Après les révélations de Khrouchtchev sur les crimes de Staline (1956), il y eut, à la suite de la crise économique et politique et de la rébellion de la jeunesse, une sorte de renaissance de Trotsky au cours des années 1960. Cela a reflué, toutefois, environ dix à quinze ans plus tard.
Depuis plusieurs années maintenant j'ai noté un intérêt renouvelé pour la figure de Trotsky et pour ses idées, mais aussi de façon notable pour l'anarchisme et ses représentants, comme Max Stirner. D’une certaine façon, tous les deux, Trotsky et Stirner, sont en quelque sorte des "hérétiques" face aux opinions politiques dominantes. Tous deux critiquent le capitalisme, bien qu'avec des théories différentes de la société et des perspectives politiques différentes. Étant donné la crise globale du capitalisme, tous deux reviennent maintenant au centre de l’intérêt intellectuel et politique. Je m'occupe de ce phénomène dans un article pour la prochaine édition de l’Annuaire pour la recherche historique sur le communisme. Pour préparer cet article, j’ai examiné en détail la biographie de Trotsky par Robert Service et le livre In Defense of Leon Trotsky [iv] par David North.
WSWS: Quelle a été votre première impression sur le livre de Robert Service ?
Hermann Weber: Quand j'ai d'abord entendu parler par votre intermédiaire de la critique entreprise par David North du livre de Robert Service et des plans de l'éditeur Suhrkamp, j'ai pensé : laissez donc Service écrire sur Trotsky et Suhrkamp publier ce qu'il veut. Mais plus j'ai lu et examiné, plus j’ai été consterné par le contenu de ce livre, pas parce qu'il critique les actions et les vues politiques de Trotsky, ce que chacun est effectivement libre de faire. Mais Service recourt au mensonge, à la falsification de l'histoire, à la référence douteuse et même au préjugé antisémite. Un pamphlet de cette sorte ne devrait pas avoir sa place chez un éditeur académique ayant une tradition libérale et une histoire comme celle de Suhrkamp.
D'un point de vue purement scientifique, on est frappé, pour commencer, par le nombre incroyable de fautes grossières, de bévues et de présentations erronées. Le fait que Service fasse des erreurs de datation, qu'il ne puisse pas se souvenir du nom correct de l'Archiduc d'Autriche Franz Ferdinand dont l'assassinat a déclenché la Première guerre mondiale, qu'il confonde le poète français André Breton avec le peintre mexicain Diego Rivera, qu'il inverse le sens de la position de Trotsky sur le "Proletkult", une tendance dans l'art qu'il [Trotsky] a sévèrement critiqué, tout cela révèle d'une façon embarrassante un niveau étonnamment faible de culture de la part de l'auteur et un manque choquant de soin de la part de son éditeur.
Service a écrit sur beaucoup de choses à propos desquelles il sait peu ou rien. Il présente Trotsky comme un auteur égotiste, inférieur, seulement capable "de gribouillages superficiels". C'est tout simplement un non-sens. Service essaie de jouer sur l'ignorance de ses lecteurs. Comme je l'ai écrit en 1983 dans mon épilogue du Journal d’exil de Trotsky : Trotsky compte parmi les plus grands auteurs politiques de son temps et même ses pires ennemis politiques l'ont reconnu comme tel. Ce n'était pas par accident qu'on l’avait surnommé "la plume".
WSWS: Vous avez écrit un appel à l'éditeur Suhrkamp, signé par un certain nombre d'autres historiens et de spécialistes des sciences politiques, dans lequel vous avez fortement objecté à la publication de ce livre. Quelle était la raison principale de le faire ?
Hermann Weber: Il y a deux raisons cruciales. D'abord, le livre est une diatribe et pas un polémique critique scientifique.
Peut-être pour une édition allemande pourrait-on, avec beaucoup d'efforts, rectifier toutes les erreurs factuelles et les bévues. Mais pris comme un tout, le livre est écrit d’une manière complètement tendancieuse et est rempli de présentations délibérément erronées et de distorsions visant à une seule chose : diffamer Trotsky en tant que personne, pour donner l'impression que ses actions politiques et ses idées manquaient également de crédibilité. C'est impossible à corriger sans écrire un livre d'une nature et d’un contenu différent.
En tant qu’historien, on peut et on devrait même, à certains moments, écrire à des fins polémiques, mais c'est là juste l'opposé d'une diatribe.
WSWS: Vous-même vous êtes l’auteur d’ouvrages polémiques, comme votre travail de 1964 "Ulbricht fälscht Geschichte" [v] ("Ulbricht falsifie l'histoire") dirigé contre l’ancien chef de la bureaucratie stalinienne en Allemagne de l'Est, ou, à la fin des années 1980, le livre "Weiße Flecken in der Geschichte" [vi] ("Des Blancs dans l'Histoire") dirigé contre les tentatives du SED et de son antenne en Allemagne de l'ouest, le DKP, de nier ou d’occulter la persécution et le meurtre de milliers de communistes allemands par la police secrète de Staline au cours des années 1930.
Hermann Weber: Oui, il s’agissait là d’authentiques polémiques scientifiques. Pour que les polémiques aient une quelconque valeur, c'est-à-dire si elles sont destinés à convaincre les gens, il est de toute première importance d'être très précis, de prouver exactement toutes les affirmations que l'on fait, de méticuleusement vérifier toutes les sources utilisées. Une telle polémique peut être très acérée, mais tout doit être authentique et vérifiée. Avec le livre de Service, c’est exactement l'opposé qui est vrai : Trotsky est vilipendé sous tous ses aspects, d'autres historiens sont diffamés, et rien n'est authentique ni vérifié.
Le livre de David North est, quant à lui, une brillante polémique, quelquefois très acérée dans le ton, mais de par son contenu très pertinente et bien faite. Sa grande valeur tient dans le fait que David North, bien que très engagé, argumente de manière factuelle et objective. La précision et la richesse des détails factuels avec lesquels il souligne les distorsions de Service, ses diffamations et ses falsifications m’ont étonnées. Il crée en même temps pour ses lecteurs un portrait de la vie et du travail de Léon Trotsky qui correspond mieux à la vérité historique.
WSWS: Et la deuxième raison...
Hermann Weber: ... Elle tient aux nombreux passages dans lesquels Service jongle avec les préjugés antisémites. C'est tout simplement honteux ! Et cela serait plus honteux encore si Suhrkamp permettait que de tels préjugés puissent trouver leur public particulier en Allemagne précisément. Sans doute sont-ils aussi destinés à des cercles bien spécifiques en Russie. Ici aussi, Service a recours à la méthode du pamphlet injurieux. Quand il écrit, " La direction du parti était souvent assimilée à une sorte de mafia juive. " [Traduction française, Perrin p. 233] ["généralement" ou "notoirement" sont plus proches du texte anglais de Service, ndt] Qui est cette ‘généralité’ ? Service ne peut pas fournir le moindre élément de preuve pour prouver son assertion. De tels termes n'étaient nulle part d’usage courant en ce temps-là, sauf parmi les tendances fascistes et parmi les nazis en Allemagne.
Service n’a visiblement omis aucune présentation négative ou distorsion visant Trotsky à un moment ou un autre de l'histoire, qu’elle provienne de Staline ou de ses successeurs ou encore des nazis. Cela vaut aussi pour les caricatures et les préjugés antisémites. La caricature antisémite que Service inclut dans son livre sans en donner la source provient d'un journal incendiaire fasciste de 1921. Peut-être que Service lui-même n'est pas antisémite, mais il a formulé beaucoup de passages dans son livre qui réchaufferont le cœur des lecteurs antisémites. David North l'a montré en détail.
La présentation que Service fait de Trotsky pour le lecteur peut être résumée comme suit : les staliniens ont stigmatisé Trotsky comme étant un criminel, les nazis l'ont dénoncé comme étant un juif bolchevique et Service combine les deux.
WSWS: Quelle signification donnez-vous au fait qu'une telle diatribe soit mise sur le marché et par Harvard University Press par-dessus le marché ? [vii]
Hermann Weber: Je ne connais pas, bien évidemment, les motifs personnels de Service, on ne peut pas lire dans sa tête. Je peux seulement m'appuyer sur ce qu'il a lui-même déclaré concernant les objectifs de son livre lors d'une opération de lancement de l'ouvrage à Londres. Il a dit à peu près : "Il y a encore de la vie dans ce vieux Trotsky , mais si le pic à glace de l'agent de Staline, qui a assassiné Trotsky il y a 40 ans, n'a pas complètement rempli son office pour le tuer, j'espère y avoir réussi avec mon livre. "[viii] Une déclaration hallucinante! Il est hallucinant qu'un auteur puisse proclamer une telle chose et encore être soutenu par un éditeur académique.
Ramon Mercader était un agent travaillant en tant que rouage dans une machinerie de meurtre solidement intégrée dans l'appareil stalinien qui poursuivait lui, des intérêts et des objectifs politiques bien définis. Pour cet appareil, Trotsky et ses idées ont toujours représenté une menace. On est de ce fait tout à fait à même d'expliquer le crime de Ramon Mercader dans un contexte historique. Mais lorsque quelqu'un annonce aujourd'hui, soixante-dix ans après l’assassinat de Trotsky qu'il a et qu'il voulait accomplir avec un livre ce que Mercader n'a pas réussi à faire avec son meurtre politique, c'est-à-dire détruire la réputation de Trotsky et son honneur, voilà qui est tout à fait hallucinant.
Cela explique toutefois aussi le style du livre. Lorsque l'on poursuit un tel but, il n’est pas besoin de rechercher et d'examiner grand chose, il n'est pas vraiment nécessaire de prendre soin de vérifier consciencieusement les références et de prouver des affirmations factuelles. Il suffit de concocter un récit à la hâte. Ce n'est pas seulement que Service soit ignorant en matière historique ou qu'il n'ait pas suffisamment étudié l'histoire. Pour lui l'histoire est simplement sans importance. Il ne s'intéresse qu'à un seul but : en finir avec Trotsky!
Dans son zèle à y réussir il va jusqu'à dénigrer tous les historiens qui au cours de leurs recherches sur la vie et les œuvres de Trotsky ont accompli un vrai travail scientifique et ont produit des travaux de référence qui font toujours autorité aujourd'hui. Il fait allusion à l'historien français Pierre Broué [ix] comme étant un "idolâtre" et soutient qu'Isaac Deutscher dans sa magnifique biographie en trois volumes [x] a cherché à établir un culte de Trotsky. Ces deux auteurs, à la différence de Service, ont effectivement révélés de nouvelles sources, de nouveaux faits historiques et les ont éclairés.
Il n'est pas du tout nécessaire d'approuver toutes leurs évaluations. En ce qui me concerne, par exemple, je n'ai pas trouvé l'analyse d'Isaac Deutscher et son attitude à l'égard de la bureaucratie stalinienne suffisamment claire et acérée. J'ai trouvé à la lecture de ses écrits qui ont eu une grande influence sur beaucoup de syndicalistes en Allemagne, qu’il avait une tendance à minimiser le stalinisme. J'ai aussi mes différences avec Broué. Mais quand on prend en compte l'énorme quantité de matériaux déployés et leur brillante présentation, ces deux biographies sont des travaux qui possèdent un très grand mérite ; leur lecture est, pour ceux que l'histoire intéresse, très gratifiante et très instructive.
En revanche, le nombre incroyablement important de références répertoriées par Service vise simplement à feindre une approche scientifique. Contrairement à toutes les déclarations faites par les maisons d'édition, et à ses propres déclarations, il n'a révélé ni développé aucun matériel nouveau, d'après l'évaluation que j'ai pu en faire. Au lieu de cela, il cite des sources qui n'existent pas ou qui disent quelque chose de complètement différent de ce qu'il affirme. Les nombreuses assertions dépréciatives et dénonciatrices à l'égard de Trotsky, qui ne sont pas corroborées ou compréhensibles, sont typiques de la propagande de Staline.
Dans son livre, David North montre correctement qu'à cet égard Service marche sur les traces de deux autres historiens britanniques, Geoffrey Swain et Ian Thatcher. Mais on a l'impression que Service tente toujours d'en faire plus.
WSWS: Le livre de Service a entre temps été publié en espagnol et en français, Suhrkamp prépare une édition de langue allemande. Comment expliquez-vous, en tant qu'historien, qu'un professeur relativement insignifiant d'Oxford consacre tant d'énergie pour complètement détruire une figure de signification historique mondiale et, dans cette tâche, reçoive le soutien d'éditeurs importants, des institutions et des médias? Après tout, Trotsky a été assassiné en 1940 et est donc mort depuis plus de 70 ans !
Hermann Weber: Cela doit sans aucun doute être examiné dans un contexte plus large. Comme je l'ai déjà indiqué, le nombre de publications écrites par et concernant Trotsky dans la période récente indique un intérêt grandissant le concernant. Avec d'une part, l'effondrement du stalinisme il y a vingt ans et d'autre part la fin du triomphe allégué du capitalisme avec la crise financière actuelle, j'imagine aisément qu'il y a des forces qui sont prêtes à tout pour "en finir" avec Trotsky et ses idées de façon à les empêcher de trouver une plus grande diffusion et des partisans.
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Note de la rédaction :
La conversation s'est tenue en juillet et en octobre de cette année à l'université de Mannheim. Malheureusement, peu de temps après l'avoir terminée, le Prof. Hermann Weber a été hospitalisé. C'est grâce à l'aide de sa femme Gerda Weber et de son assistant scientifique M. Basim Aawais qu'il a été en mesure de vérifier et d'autoriser à l'hôpital le texte présenté ci-dessus. La rédaction les associe tous deux à ses remerciements.
[i] Hermann Weber, Die DDR 1945-1990 (München 2011, 5e édition)
[ii] Georg Jungclas (1902-1975), a été le chef de l'organisation pabliste en Allemagne jusqu'à la fin des années 1960. La tendance pabliste sous la direction de Michel Pablo et d'Ernest Mandel a rompu avec la perspective du trotskisme au début des années 1950 et s'est adaptée de façon opportuniste aux bureaucraties staliniennes.
[iii] UAP = Independent Workers Party, un parti que les pablistes ont aidé à lancer, en soutien à Tito en Yougoslavie et qui critiquait la bureaucratie de Moscou sous Staline d’un point de vue nationaliste et non pas internationaliste.
[iv] David North, In Defense of Leon Trotsky (Detroit: 2009, Mehring Books).
[v] Hermann Weber, Ulbricht fälscht Geschichte, Kommentar und Dokumente zu dem Buch „Grundriss der Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung"(Cologne 1964).[Ulbricht falsifie l’Histoire – Commentaires et documents sur l'ouvrage "Eléments pour une histoire du mouvement ouvrier allemand".]
[vi] Hermann Weber, Weiße Flecken in der Geschichte. Die KPD-Opfer der Stalinistischen Säuberungen und ihre Rehabilitierung (Frankfurt am Main 1989). [Des blancs dans l'Histoire. Les membres du KPD victimes des purges staliniennes et leur réhabilitation]
[vii] Harvard University Press (Cambridge, Mass., USA) et Macmillan (London) ont publié l’édition d’origine sous le titre: Trotsky – A Biography.
[viii] Voir l'article de l’Evening Standard de Londres, daté du 22 octobre 2009.
[ix] Pierre Broué, Trotsky (Paris 1988)
[x] Isaac Deutscher, Le prophète armé : Trotsky, 1879-1921, Julliard (1962) ; Le prophète désarmé : Trotsky, 1921-1929, Julliard (1964) ; Le prophète hors la loi. L'exil : Trotsky, 1929-1940, Julliard (1965)