Nick Beams qui est secrétaire national du Socialist Equality Party (Australie) et membre du Comité éditorial international du WSWS a donné deux conférences consacrées au « socialisme dans un seul pays » et à certains des conflits cruciaux concernant la politique économique en Union Soviétique au cours des années 1920 à l’université d’été du Socialist Equality Party (USA) à Ann Arbor, Michigan, en août 2007. L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions mises en avant par l'universitaire anglais Geoffrey Swain dans son livre Trotsky publié en 2006. Des développements complémentaires sur ce point peuvent être trouvés dans Leon Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification de David North (en anglais).
Ce qui suit est la deuxième conférence portant sur la théorie stalinienne du « Socialisme dans un seul pays ».
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Trotsky
L’analyse menée dans Vers le capitalisme ou vers le socialisme l’un des fruits des travaux intellectuels de Trotsky pendant qu’il travaillait à la Commission des concessions et sur d’autres projets économiques et l’un des résumés les plus concentrés et les plus importants de sa perspective concernant le développement de l’économie soviétique. Ses idées centrales ont été complètement distordues et falsifiées par Geoffrey Swain.
Selon Swain, « Trotsky n’a jamais été opposé à l’idée du “socialisme dans un seul pays” si une politique économique correcte était suivie ». C’est pourquoi il était « heureux » de s’associer à cette tâche et son essai [Vers le capitalisme ou vers le socialisme]faisait ressortir « très clairement » que l’Union soviétique était « en marche vers le socialisme ». [1]
Swain mêle ici délibérément deux questions différentes dans le but de falsifier la position de Trotsky. Trotsky a toujours insisté sur la possibilité et la nécessité d’entreprendre des mesures de construction socialistes en Union soviétique — contrairement à la caricature stalinienne qui affirmait que la révolution permanente proclamait que rien ne pouvait être entrepris avant qu’une révolution n’ait lieu à l'Ouest. La construction économique était à la fois possible et nécessaire, mais loin de construire le socialisme dans un seul pays, ce processus même créait de nouveaux problèmes et défis.
Dans une préface de 1922 à son livre 1905, Trotsky énonçait sa position dans un passage qui devait être cité de façon répétée par ses opposants: « Les intérêts contradictoires qui dominaient la situation d'un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l'immense majorité de la population se composait de paysans, ne pourraient aboutir à une solution que sur le plan international, dans l'arène d'une révolution prolétarienne mondiale. » [2]
Les premières pages de Vers le capitalisme ou vers le socialisme présentent certaines des contradictions qui se faisaient jour dans la sphère économique. La construction du socialisme, comme Trotsky commençait par le montrer, dépend du développement des forces productives, un processus qui implique d’engager l’intérêt personnel des producteurs eux-mêmes dans l’économie sociale.
Dans le cas des ouvriers, une méthode consistait à rendre leurs salaires dépendant de la productivité de leur travail. L’intérêt personnel du paysan provenait du fait qu’il fonctionnait comme un individu privé produisant pour le marché. Et c’est là qu’émergeait une différence cruciale d’avec l’ouvrier. Alors qu’un système de différentiels de salaires ne donnait pas lieu à une différenciation de classe — un ouvrier, même s’il est mieux payé qu’un autre, reste un ouvrier — l’enrichissement de la paysannerie le faisait. Lorsque le paysan individuel acquiert plus de richesse, il commence à employer d’autres personnes, amène plus de terre sous son contrôle et commence à obtenir du pouvoir sur autrui par l’intermédiaire de prêts et par d’autres moyens.
Autrement dit, une différenciation de classe commence à avoir lieu. Une telle différenciation, bien entendu, ne se produit pas si l’économie paysanne ne croît pas. Mais la croissance de la production paysanne — et avant tout l’accroissement de la fourniture de grains aux villes —est vitale pour l’expansion et le développement de l’industrie, dont dépend le développement de l’économie socialiste. Aussi la NEP a-t-elle été un processus hautement contradictoire. Il y a eu une lutte dans le cadre de la NEP entre des tendances capitalistes et socialistes. Ces deux tendances ont été à la fois en compétition et en collaboration. Le seul moyen de contrer le processus inévitable de différentiation de classe au village consistait dans le développement de l’industrie afin de fournir la base pour une forme plus développée de production qui pourrait supplanter la production individuelle artisanale — l’agriculture collectivisée utilisant des machines industrielles avancées.
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Zinoviev
L’aile droite, avec Zinoviev à sa tête, insistait pour dire que le paysan pourrait se développer jusqu’au socialisme par l’intermédiaire du développement des coopératives. Trotsky ne niait pas l’importance de celles-ci, mais insistait sur le fait que les coopératives ne suffisaient pas comme forme d’organisation. Pour pouvoir faire avancer la reconstruction socialiste de l’agriculture, il était nécessaire de l’industrialiser.
Vers le capitalisme ou vers le socialisme sortit à l’occasion de la publication des indicateurs statistiques de l’économie par le Gosplan. Trotsky s’y fixait deux tâches : réfuter les affirmations des opposants sociaux démocrates et mencheviks de la révolution, selon lesquelles les bolcheviks avaient ruiné l’économie et que le capitalisme faisait son retour, et faire ressortir les nouveaux problèmes auxquels était confrontée l’économie soviétique au moment où elle retrouvait une capacité industrielle correspondant à celle de 1913 et s’engageait dans une nouvelle période, non seulement de restauration à l’ancien niveau, mais de construction nouvelle.
Trotsky insistait sur le fait que les statistiques du Gosplan sur le contrôle de l’économie par l’Etat avaient une signification historique. Ils constituaient « le premier résumé — bien qu'esquissé — du premier chapitre de la grande tentative : de transformer la société bourgeoise en société socialiste. Et ce résumé est entièrement en faveur du socialisme. » [3]
Aucun pays, continuait-il, n'était plus dévasté et épuisé par toute une série de guerres que la Russie soviétique. Mais en contraste avec les pays capitalistes, qui s’étaient rétablis avec une assistance étrangère, l’Union soviétique, le plus arriéré, le plus épuisé, avait réalisé son rétablissement entièrement par ses propres efforts en faisant face à l’opposition active de la totalité du monde capitaliste. Comment pouvait-on expliquer ce développement remarquable ?
« Ce n'est que grâce à l'abolition complète de la propriété féodale et de la propriété bourgeoise, grâce à la nationalisation de tous les moyens de production fondamentaux, grâce aux méthodes socialistes étatiques de coordination et de répartition des moyens nécessaires, que l'Union soviétique s'est relevée de la poussière et redevient un facteur de plus en plus puissant de l'économie mondiale. » [4]
Pour Trotsky toutefois, la tâche ne consistait pas seulement à noter les réalisations de l’économie soviétique, mais à dresser la carte de la route restant à parcourir en identifiant les nouveaux problèmes et les dangers — résultant de l’avancée même de l’économie soviétique — et à signaler par quels moyens on pouvait commencer à les surmonter.
La question cruciale, insistait-il n’était pas seulement celle de la relation entre l’industrie étatique et l’industrie privée à l’intérieur de l’Union soviétique — aussi décisive fût-elle — mais celle « beaucoup plus importante » de la relation de l’économie soviétique avec l’économie mondiale prise dans son ensemble. Tandis que l’économie soviétique entrait sur le marché mondial, non seulement ses possibilités augmentaient, mais aussi les dangers.
Cela tenait à ce que la supériorité fondamentale des Etats capitalistes résidait dans le prix peu élevé de leurs biens — expression marchande du fait qu’ils possédaient une productivité du travail plus élevée, et c’était la productivité du travail qui, en fin de compte, déterminerait qui du capitalisme ou du socialisme l’emporterait.
« Il ne faut pas se représenter l'équilibre dynamique de l'économie soviétique comme l'équilibre d'un tout séparé et se suffisant à soi-même. » écrivait-il. « Au contraire, la mesure dans laquelle notre économie intérieure sera maintenue par les effets de l'importation et de l'exportation, augmentera au fur et à mesure que nous avancerons. Il faut examiner ce phénomène à fond et en tirer toutes les conclusions. La relation de dépendance entre les éléments de notre économie intérieure tels que prix, qualité de la marchandise, etc. et les éléments correspondant de l'économie mondiale sera d'autant plus directe et apparente que nous serons plus étroitement inclus dans le système international de la division du travail. » [5]
Un nouvel étalon devait être trouvé pour mesurer le progrès de l’économie soviétique. Jusque-là, cela avait été le degré auquel l’industrie, l’agriculture, les transports et d’autres secteurs de l’économie étaient revenus au niveau de 1913, la dernière année avant le début de la guerre. Maintenant que ces niveaux avaient été soit atteints ou étaient sur le point de l’être, de nouveaux critères étaient nécessaires — des coefficients qui mesureraient l’industrie soviétique par rapport au marché mondial, comparant à la fois les prix et les quantités. De cette façon, il serait possible d’identifier les points faibles économiques et de déterminer un plan rationnel pour les importations et les exportations. Le développement de ces outils de mesure avait aussi des implications évidentes en matière d’investissement. Il deviendrait possible de déterminer les avantages relatifs et les désavantages soit d’importer certaines catégories de machines et d’équipements, soit de tenter de les fabriquer au niveau national. Manifestement dans les domaines on les coefficients soviétiques étaient les plus éloignés des standards mondiaux, il serait plus avantageux d’importer par opposition aux domaines où les coefficients étaient plus proche des standards internationaux.
Il résultait aussi du fait que l’économie soviétique atteignait ou approchait de ses niveaux de production d’avant-guerre des modifications dans ses relations avec le marché mondial. Souvenons-nous que dans la période du communisme de guerre, Trotsky avait insisté sur la nécessité pour la Russie soviétique de s’appuyer sur ses propres capacités sous peine de voir les impérialistes réaliser des incursions majeures dans la propriété nationalisée en contrepartie « d’une livre de thé et de lait en poudre ». Mais le rétablissement de l’économie soviétique signifiait que de nouvelles opportunités aussi bien que de nouveaux dangers allaient se présenter.
Auparavant, le marché mondial avait été considéré du point de vue des dangers économiques qu’il recelait. Personne n’avait davantage insisté que Trotsky sur la reconnaissance de ces dangers, qui devaient être combattus avec les mesures du « protectionnisme socialiste » incarnées par le monopole du commerce extérieur. Mais le marché mondial capitaliste ne faisait pas que renfermer de graves dangers, il ouvrait aussi de nouvelles opportunités à l’économie soviétique.
« Notre accession aux conquêtes de la technique scientifique, à ses applications les plus compliquées, augmente toujours. Ainsi, si le marché mondial, en englobant une économie socialiste, lui crée des dangers, il lui accorde cependant, pour peu que celui-ci [Le pouvoir d’Etat socialiste, ndt] règle avec précision son trafic économique, de puissants remèdes contre ces dangers. Si nous savons profiter convenablement du marché mondial, nous pourrons accélérer considérablement le processus du déplacement des coefficients de comparaison en faveur du socialisme. » [6]
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Staline
Cette analyse est à comparer avec les déclarations de Staline au 14e congrès du Parti communiste seulement quatre mois plus tard, en décembre 1925. Selon Staline, il était nécessaire de « conduire notre construction économique de telle façon qu’elle transforme l’URSS d’un pays qui importe des machines et de l’équipement en un pays qui produise des machines et de l’équipement. … De cette façon, l’URSS … deviendra une unité économique autosuffisance construisant le socialisme. » [7]
En opposition avec cette perspective nationaliste, Trotsky insistait pour dire qu’il était nécessaire de tenir compte du système d’interrelations complexes qui avait existé avant la guerre entre l’économie de la Russie capitaliste et le marché mondial. L’inventaire des usines avait été pour près de deux tiers importé de l’étranger et cette situation restait quasiment inchangée.
Cela signifiait, continuait Trotsky, qu’il ne serait pas avantageux de produire au niveau national davantage que peut-être deux cinquièmes ou tout au plus la moitié des nouvelles machines nécessaires au cours de la prochaine période. Tout bond soudain de la production de nouvelles machines affecterait de façon négative les relations entre les différentes branches de l’économie et minorerait le taux moyen de développement économique. Un tel retard serait beaucoup plus dangereux pour l’économie soviétique que l’importation de machines étrangères ou de toutes marchandises étrangères indispensables. [8]
Maintenant, retournons à l’affirmation de Swain selon laquelle Trotsky était « tout à fait d’accord » avec la conception selon laquelle il était possible de construire le socialisme dans un seul pays.
L’importance des statistiques du Gosplan, soulignait Trotsky, était qu’elles mettaient en évidence la prédominance des tendances socialistes dans l’économie sur les tendances capitalistes, sur la base d’une progression générale des forces productives. Mais cela n’était que le point de départ.
« Si nous avions l'intention (disons plutôt la possibilité) de rester jusqu'à la fin un Etat reposant au point de vue économique uniquement sur lui-même, on pourrait considérer la question comme étant, en principe, résolue. Il n'y aurait alors de danger pour nous que politiquement, ou dans la menace d'une action guerrière venant de l'extérieur rompre notre unité. Mais étant entrés économiquement dans le système mondial de la répartition du travail, nous sommes soumis aux effets des lois qui dominent le marché mondial et le travail en commun et la lutte entre les tendances économiques capitalistes et socialistes ont un champ beaucoup plus étendu, ce qui comporte de plus grandes possibilités, mais aussi de plus grandes difficultés. » [9]
On voit ce qu'il en est des falsifications de Swain. On ne peut que rejoindre la conclusion atteinte par Deutscher que Trotsky avait réfuté les préceptes fondamentaux de la théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays avant même qu'elle ait été imposée en tant que politique officielle.
Nous en arrivons maintenant à un fondement très important de l'analyse de Trotsky, ayant des implications d'une portée considérable non seulement pour la lutte historique contre le stalinisme et sa doctrine du socialisme dans un seul pays, mais aussi pour la lutte contemporaine dans laquelle nous sommes engagés en faveur du socialisme international.
Il s'agit de la conception de Trotsky de la signification objective de la division internationale du travail. Dans ce domaine, les arguments dans la sphère de l'économie se fondent sur les mêmes conceptions de base que celles développées par Trotsky lors de son analyse de la culture et son opposition à la théorie de la culture prolétarienne.
Dans l'article Culture et Socialisme, publié en 1927, Trotsky commençait par expliquer que la société historique s'est développée comme l'organisation de l'exploitation de l'homme par l'homme. En conséquence, la culture a servi à l'organisation de classe de la société, la société de l'exploitation engendre la culture de l'exploitation. Pour autant cela signifie-t-il que nous soyons opposés à toute la culture du passé ?
« Ici, en effet, réside une contradiction profonde. Tout ce qui a été acquis, créé, construit par les efforts de l'homme et qui sert à l'augmentation de la puissance de l'homme, est la culture. Mais comme la question ne concerne pas l'homme individuel, mais bien l'homme social ; puisque la culture est le phénomène socio-historique par essence même ; puisque la société historique a été et demeure la société de classe, la culture se découvre comme étant le principal instrument de l'oppression de classe. Marx a dit : “Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes”. Cela se rapporte à la culture en général. Et effectivement, nous disons à la classe ouvrière : assimile toute la culture du passé, autrement tu ne construiras pas le socialisme. Comment doit-on comprendre cela ? »
« Sur cette contradiction, beaucoup de personnes trébuchent et elles trébuchent ainsi si fréquemment parce qu'elles approchent de la notion de société divisée en classe de façon superficielle, à demi idéaliste, en oubliant que, fondamentalement, il s'agit là de l'organisation de la production. Chaque société divisée en classes s'est composée à partir des moyens définis par la lutte contre la nature, et ces moyens ont évolué en fonction du développement de la technique. Quelle est la base de ses fondations : l'organisation de classe de la société ou les forces productives ? Sans aucun doute, les forces productives. En effet, c'est précisément sur ces dernières, qu'à un certain niveau de leur développement se forment et se reconstruisent les classes. Dans les forces productives s'exprime matériellement, l'habileté économique de l'homme, son savoir-faire historique d'assurer son existence. Sur cette base dynamique croissent les classes, qui de par leurs relations déterminent le caractère de la culture. » [10]
C'était à partir de ce vaste cadre historique que Trotsky considérait le développement de la division internationale du travail, régulée par l'intermédiaire du marché mondial, et ses rapports avec la question de la construction socialiste en Union soviétique.
C’est sous l'impulsion de l'économie capitaliste que la division internationale du travail avait progressé, mais c'était là un mécanisme social et historique par l'intermédiaire duquel la productivité du travail avait été augmentée et les forces productives développées.
Autrement dit, lorsque l'on considère la division internationale du travail, il est clair que surgit la même question que dans la sphère de la culture : quel est le fondement des fondements, l'organisation de classe de la société ou le développement des forces productives ? C'est-à-dire que la division internationale du travail, par l'intermédiaire de laquelle les forces productives de l'humanité se sont développées, constitue une catégorie sociale plus fondamentale que l'organisation de classe de la société. Cela signifiait que le développement de mesures socialistes dans l'économie soviétique devait être entrepris en accord avec la division internationale du travail et de cette façon, les mesures économiques mises en œuvre en Union soviétique préfigureraient l'économie socialiste internationale.
Dans un article publié le 1er août 1925, Trotsky expliquait qu'en dernière analyse, les processus économiques prévaudraient sur les barrières politiques. « La division mondiale du travail et des échanges qui en dérive n'est pas interrompue du fait qu'un système socialiste prédomine dans un pays tandis qu'un système capitaliste prédomine dans les autres. ... Le fait que les ouvriers et les paysans dans un pays exercent le pouvoir d'Etat et possèdent les trusts et les syndicats ne bouleverse en aucune façon la division mondiale du travail, qui résulte [non de l'idéologie mais] de différences dans les contingences naturelles et l'histoire nationale. » [11]
Ceci signifiait que la perspective stalinienne de maintenir l'Union soviétique isolée économiquement jusqu'à ce que la révolution socialiste ce soit propagée internationalement était fondamentalement erronée. Les futurs Etats-Unis d'Europe et bien sûr la future économie mondiale socialiste, n'était pas seulement une question de perspective politique. Plutôt, la perspective politique était elle-même une expression de processus économiques objectifs. Le socialisme se justifie historiquement dans la mesure où il peut amener un développement des forces productives — un développement qui prend place sur la base de la division internationale du travail.
Trotsky exprima ces idées à diverses occasions lors de la période suivante. En 1927 il écrivit : « Un développement des exportations et des importations avec les pays capitalistes, régulé de façon appropriée, prépare les conditions d’un échange des matières premières et des marchandises [qui prévaudra] quand le prolétariat européen prendra le pouvoir et contrôlera la production. » Par conséquent, la construction du socialisme ne se fait pas en étapes distinctes séparées par un « abîme ».
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Boukharine
La même idée est exprimée, d’une autre façon, dans la critique de l’avant-projet pour le sixième Congrès du Komintern en 1928. La perspective de Staline et Boukharine du « socialisme dans un seul pays » imaginait l’économie socialiste mondiale comme étant constituée d’une série d’économies socialistes nationales, « d’après la façon dont les enfants dressent des constructions avec des blocs tout faits ».
« En fait, l'économie socialiste mondiale ne sera nullement la somme des économies socialistes nationales. Elle ne pourra se constituer, dans ses traits essentiels, que sur la base de la division du travail créée par tout le développement antérieur du capitalisme. Dans ses fondements, elle se formera et se bâtira, non pas après la construction du "socialisme intégral" dans une série de pays différents, mais dans les tempêtes et les orages de la révolution prolétarienne mondiale qui occuperont plusieurs décennies. Les succès économiques des premiers pays où s'exercera la dictature du prolétariat ne se mesureront pas au "socialisme intégral", mais à la stabilité politique de la dictature elle-même et aux progrès dans la préparation des éléments de l'économie socialiste mondiale de demain. » [12]
Les circonstances qui ont entouré l’ouverture de la bataille sur la question du socialisme dans un seul pays à l’intérieur du Parti communiste ont fourni des matériaux pour des conjectures à propos des motivations et du comportement de Trotsky à cette époque. Dans la préface de l’édition russe de La révolution permanente il indiqua clairement que la bataille contre le socialisme dans un seul pays touchait à toutes les questions centrales d’une perspective révolutionnaire. Le choix entre la révolution permanente ou le socialisme dans un seul pays, écrivait-il, « embrasse en même temps les problèmes internes de l’Union soviétique, les perspectives d’une révolution en Orient et, finalement, le destin de l’Internationale communiste toute entière. » [13]
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Kamenev
Les conjectures sur l’action de Trotsky résultent de ce qu’au 14e congrès du parti qui se tint en décembre 1925 et au cours duquel le conflit apparut pour la première fois, la bataille fut initiée par Zinoviev et Kamenev tandis que Trotsky demeura silencieux. Le triumvirat de Zinoviev, Kamenev et Staline, qui s’était constitué dans le but de bloquer et finalement d’exclure Trotsky d’un rôle dirigeant, tombait maintenant en morceaux sur la question de perspective la plus fondamentale. Cependant la bataille initiale n’impliquait pas Trotsky.
Commentant ces évènements, E.H. Carr écrivait : « L’éclatement du triumvirat lors du quatorzième congrès laisse derrière lui une troublante énigme : la position de Trotsky. L’hostilité envers Trotsky était la principale fondation sur laquelle le triumvirat avait été érigé. » Au congrès, toutefois, la position de Trotsky avait semblé la plus rigide, continuait Carr. « Bien que délégué au congrès, il était resté assis de façon hautaine pendant toutes les réunions, tandis que les deux nouvelles factions s’entredéchiraient, sans se lever pour prendre la parole. » [14]
Deutscher, notant que le conflit entre les triumvirs avait couvé depuis une année, commentait : « Ceci, on aurait pu penser, constituait le réalignement que Trotsky avait attendu, l'opportunité pour agir. Pourtant, il resta tout le temps distant, silencieux à propos des enjeux sur lesquels le parti se divisait et comme ignorant de ceux-ci. » [15]
Geoffrey Swain a cependant une réponse toute faite sous la main. En dépit de toutes les frustrations amenées par les « interférences » du Politburo dans les prises de décisions économiques, des progrès étaient réalisés « et il était prêt à travailler avec Staline pour les mener à bien. » [16]
Et pourquoi entrerait-il en conflit, étant donné que, selon Swain, il était d’accord avec Staline que le socialisme pouvait être construit dans un seul pays si seulement les politiques adéquates étaient menées ?
Le silence de Trotsky et son inaction apparente en dépit de la rupture du triumvirat n’est un « mystère » que si on la considère du point de vue d’une lutte pour le pouvoir politique. De ce point de vue il semble évident de lancer un plan d’action conçu pour tirer un avantage maximum d’une rupture dans les rangs d’un de ses adversaires. Toutefois, lorsqu’on examine la question dans la perspective correcte, c’est-à-dire du point de vue des questions de programme et de perspective, qui était celui qui préoccupait Trotsky, la question de la signification des évènements entourant le 14e congrès peut être comprise aisément.
La doctrine du socialisme dans un seul pays a ses origines dans un article publié par Staline en décembre 1924, dirigé contre la théorie de Trotsky de la révolution permanente et intitulé « La Révolution d'Octobre et la tactique des communistes russes »
« Selon Lénine », écrivait Staline, « la révolution puise avant tout ses forces parmi les ouvriers et les paysans de la Russie même. D'après Trotsky, les forces indispensables ne peuvent être trouvées que “sur l'arène d'une révolution prolétarienne mondiale”. Et que faire si la révolution mondiale se trouve retardée ? Y a-t-il alors quelque espoir pour notre révolution ? Le camarade Trotsky ne nous laisse aucune lueur d'espoir … Selon ce plan notre révolution n’a qu’une seule perspective : végéter dans ses propres contradictions et pourrir sur pied en attendant la révolution mondiale. » [17]
Seulement 10 mois auparavant, dans ses Principes du léninisme, Staline avait résumé les conceptions de Lénine de la façon suivante : « Renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer un gouvernement prolétarien dans un seul pays, ce n'est pas encore assurer la victoire complète du socialisme. La tâche principale du socialisme — l’organisation de la production socialiste — reste à réaliser. Cette tâche peut-elle être accomplie, la victoire finale du socialisme dans un pays peut-elle être atteinte sans les efforts conjoints du prolétariat de plusieurs pays avancés ? Non, c’est impossible. Pour renverser la bourgeoisie, les efforts d’un seul pays sont suffisants — l’histoire de notre révolution le prouve. Pour la victoire finale du socialisme, pour l’organisation de la production socialiste, les efforts d’un seul pays, en particulier d’un pays où la paysannerie est très importante, tel que la Russie, sont insuffisants. Pour cela, les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés sont nécessaires. Tels sont, en somme, les traits caractéristiques de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne. »
Toutefois, vers la fin de l’année, le livre était réédité avec l’affirmation que le « prolétariat peut et doit construire la société socialiste dans un seul pays », suivi de l’affirmation que cela constituait la « théorie léniniste de la révolution prolétarienne ».
La signification de la nouvelle doctrine, toutefois, ne fut pas immédiatement apparente. E.H. Carr notait qu’elle ne figurait pas dans la résolution préparée par Zinoviev qui condamnait Trotsky en janvier 1925. Staline ne la mentionna pas dans son discours à cette occasion, et personne ne songea à l’invoquer lors des controverses sur la politique agraire qui eurent lieu au cours de l’hiver 1924-25. « Sa première apparition dans l'article de décembre 1924 fut suivie d'un silence de trois mois, durant laquelle la théorie du socialisme dans un seul pays semble avoir été ignorée par les dirigeants du parti et les publicistes, son auteur y compris. » [18]
Ce fut Boukharine qui la repris et la développa, argumentant au printemps de 1925 que la contrepartie de la reconnaissance de la stabilisation du capitalisme devait conduire à la reconnaissance de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. La stabilisation du capitalisme à l'Ouest, maintenait-il, « influence jusqu'à un certain degré la façon dont nous considérons la question de notre position économique interne. » Si l'on admettait que le capitalisme en Europe de l'Ouest se redresse, continuait-il, « ne s'ensuit-il pas que cela implique une fin de notre espoir de construire le socialisme ? En d'autres mots, pouvons-nous réussir sans l'aide directe d'un prolétariat européen victorieux ? Ceci se ramène à la question de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. » Il était possible de construire le socialisme dans la mesure où les ressources nécessaires pourraient être obtenues par une motivation accrue au travail. [19]
A l'approche du 14e congrès en décembre 1925, l'utilité politique de la nouvelle doctrine comme arme pour battre l'opposition devenait toujours plus évidente. Le socialisme dans un seul pays devait devenir la doctrine nationaliste de la bureaucratie montante alors qu'elle consolidait sa position dans la bataille contre le programme et la perspective de l'internationalisme socialiste et le marxisme.
Lorsque le conflit entre les triumvirs éclata en plein 14e congrès, Trotsky fut pris par surprise. Ainsi qu'il le déclara plus tard à la commission Dewey : « Le déclenchement d'une lutte entre Staline et Zinoviev au congrès était inattendu. Au cours du congrès, j'attendis dans l'incertitude parce que toute la situation changeait. Cela me semblait particulièrement peu clair. » [20]
Ayant été pris à l'improviste, il chercha à s'orienter sur la signification du conflit et sur les tendances que représentaient les factions. Le 14 décembre, il rédigea une note qui esquissait la méthode qu'il comptait utiliser.
« Ni les classes ni les partis », écrivit-il, « ne peuvent être jugés à partir de ce qu'ils peuvent dire sur eux-mêmes, ni par les slogans qu'ils utilisent à un moment donné. Ceci s'applique aussi pleinement à des groupements au sein d'un parti politique. Les slogans ne doivent pas être pris isolément, mais en relation à la totalité de leur environnement, et en particulier en relation avec l'histoire d'un groupement particulier, de ses traditions, de la sélection du matériau humain en son sein, etc. » [21]
Dans le cas du groupement Zinoviev-Kamenev, il n'était en aucune manière évident de déterminer ce que l'opposition au bloc Staline- Boukharine pouvait signifier. En premier lieu, Zinoviev avait été au premier plan des dénonciations de Trotsky pour sa « sous-estimation » de la paysannerie. Le conflit qui avait éclaté dans la période précédant le congrès, entre l'organisation de Leningrad, dirigée par Zinoviev, et le comité central avait incontestablement ses racines sociales dans les relations entre le prolétariat et la paysannerie, nota Trotsky.
Mais aucune proposition spécifique n'avait été avancée ni aucune plateforme clarifiant les principes de base n'avait été élaborée. En outre, il y avait « une difficulté extraordinaire » pour dessiner la nature précise des tendances à l'œuvre dans les différentes factions du fait du « rôle absolument sans précédent » de l'appareil du parti. Ceci avait conduit à une situation où l'organisation de Leningrad adressait une résolution, pratiquement à l'unanimité, contre le comité central, tandis que l'organisation de Moscou — sans même une seule abstention — adoptait une résolution contre Leningrad.
Trotsky ne pouvait simplement prendre pour argent comptant l'opposition toute nouvelle de Zinoviev à Staline et à sa doctrine du socialisme dans un seul pays. Après tout, il n'était pas évident du tout de définir ce qu'était la véritable position de Zinoviev.
En avril 1925 il avait dit à une conférence du parti que Lénine avait cru que la « pleine victoire » du socialisme était possible dans « un pays comme le nôtre », mais qu'en temps que révolutionnaire international, Lénine n'avait « jamais cessé de souligner le fait que sans une révolution internationale, notre victoire était instable et incomplète. » Ainsi, selon la logique brouillonne de Zinoviev, une victoire « pleine », mais « incomplète » et « instable » du socialisme était possible dans un seul pays.
La composition de la nouvelle opposition était une complication supplémentaire. Sokolnikov, l'un des dirigeants des partisans de « l'orthodoxie financière » était parmi les dirigeants de l'opposition de Leningrad. Son opposition au « socialisme dans un seul pays » devait provenir de la droite plutôt que de la gauche. Auparavant, il avait été un avocat de l'affaiblissement du monopole du commerce extérieur — que Trotsky caractérisait comme un « protectionnisme socialiste — au nom d'un contrôle plus étroit des finances publiques. « Il était et demeure », écrivait Trotsky, « le théoricien du désarmement économique du prolétariat dans sa relation avec les campagnes. » En l'absence de toute perspective un tant soit peu élaborée de la part de Zinoviev, le programme de Sokolnikov serait devenu la plateforme de la nouvelle opposition.
Ce danger était accentué par le fait que « Kamenev, Zinoviev et les autres considéraient toujours l'industrie comme une composante du capitalisme d'Etat. » En 1921, au début de la NEP, notait Trotsky, Lénine avait caractérisé le régime économique global comme un capitalisme d'Etat. Mais c'était à une époque où l'industrie était dans un état de paralysie et où l'on prévoyait que le développement économique se ferait par l'intermédiaire d'entreprises de formes diverses, dont certaines attireraient de l'investissement d'origine étrangère. En fait, ce n'est pas ce qui se produisit. Le développement se poursuivit selon des voies plus favorables et l'industrie d'Etat finit par occuper la position privilégiée, tandis que les sociétés mixtes, les concessions et les entreprises sous contrat prirent une part insignifiante du marché. Toutefois, les dirigeants de la nouvelle opposition continuèrent à utiliser le terme.
« Ils avaient ce point de vue en commun il y a deux ou trois ans, et le mettaient constamment en avant durant la discussion de 1923-24 », écrivait Trotsky, « L'essence de ce point de vue étant que l'industrie est une des parties subordonnées d'un système qui inclut l'économie paysanne, la finance, les coopératives, les entreprises privées régulées par l'Etat, etc. Tous ces processus économiques, régulés et contrôles par l'Etat, constituent le système du capitalisme d'Etat, qui est supposé conduire au socialisme par l'intermédiaire d'une série de phases. Dans ce schéma, le rôle dirigeant de l'industrie disparaît complètement. Le principe de la planification est presque entièrement mis de côté par la régulation financière du crédit [le programme de Sokolnikov], qui joue le rôle d'intermédiaire entre l'économie paysanne et l'industrie étatique, les considérant comme les deux parties d'un même processus. » [22]
L'essence de la question se trouvait dans le développement de l'industrie. C'est seulement par cet intermédiaire que des changements fondamentaux pourraient intervenir dans les campagnes. La régulation du crédit et de la finance ne comprenait aucun principe de planification et ne pouvait apporter aucune garantie d'une avancée vers le socialisme.
Il y avait un autre aspect de la signification de la planification et de l'industrialisation, c’était le régime au sein du parti. Trotsky ne considérait pas, contrairement à Zinoviev, que le problème central était Staline en tant que personne. Staline et le régime bureaucratique qu'il dirigeait, enraciné dans l'appareil du parti, était bien plutôt, en définitive, l'expression de l'arriération économique et culturelle de l'Union soviétique et de la position appauvrie de la classe ouvrière. Par conséquent, le bureaucratisme ne pouvait être surmonté que par un programme de développement économique et culturel où la planification et l'industrialisation jouaient le rôle de composantes décisives.
En dépit de ses préoccupations à propos des perspectives des dirigeants de Leningrad et de la nature du régime qu’ils dirigeaient, Trotsky concluait que l'émergence de cette opposition représentait, d'une façon déformée, l'opposition croissante de la classe ouvrière aux concessions continuelles à la paysannerie et aux reculs de la direction centrale et que d'une façon similaire, une partie de l'hostilité envers Leningrad renvoyait à l'opposition des campagnes envers les villes.
Ce sont des considérations de cet ordre qui amenèrent Trotsky à former une opposition unifiée avec Kamenev et Zinoviev. Aux cessions plénières du Comité central d'avril 1926, Trotsky proposa un plan de cinq ans destiné à surmonter le manque de biens industriels d'ici 1931 et comprenant un système de taxes agricoles plus progressif et une allocation plus importante de capital à l'industrie. A la même réunion, Kamenev présenta le point de vue que l'industrie se trouvait distancée par l'agriculture et que cette faiblesse devait être surmontée. Cette convergence d'opinions conduisit à la formation de l'Opposition unifiée.
Au cours des 18 mois suivants, Trotsky devait s'engager dans une lutte politique si intense qu'en comparaison ses conflits avec les triumvirs apparaissaient comme « de simples accrochages ». Deutscher nous livre l'ampleur de la bataille : « Infatigable, inflexible, tendant chaque nerf, rassemblant une incomparable puissance d'argumentation et de persuasion, mettant en ordre un ensemble extraordinairement étendu de concepts et de politiques et, enfin soutenu par une grande partie, probablement la majorité, de la Vieille garde qui l'avait jusqu'ici rejeté avec dédain, il mena un effort prodigieux pour ranimer le parti bolchevique et pour donner un cours nouveau à la révolution. Dans ce combat, il n’apparaît, pour la postérité, pas moins grand dans les années 1926-27 qu'il ne l'était en 1917, peut-être même plus grand. » [23]
Finalement l’Opposition fut défaite et Trotsky exilé. Les racines de la défaite résident, en dernière analyse, dans les coups supplémentaires portés à la révolution internationale, désormais préparés par les politiques de l’appareil stalinien lui-même, qui amenèrent les masses à rester dans l'expectative. Alors que les factions dirigeantes n’avaient besoin que de la passivité des masses, l’opposition avait besoin de leur mobilisation et de leur implication active et cela n’était pas ce qui s’annonçait sous l’effet de nouvelles défaites, en particulier celle de la Révolution chinoise de 1926-27.
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Trotsky
Tandis que Trotsky occupait une position prééminente au sein de l’Opposition, Evgeny Preobrazhensky jouait un rôle important dans la sphère de la politique économique. Preobrazhensky devait par la suite capituler devant le régime de Staline. Mais ses analyses, et les conceptions théoriques qu’elles renferment, qui conduisirent finalement à son abjuration, contiennent des questions importantes qui n’ont rien perdu de leur pertinence.
Preobrazhensky est né le 15 février 1886 à Bolkhov, une petite ville de Russie centrale établie au XIIIe siècle, et il fut exécuté lors de la purge menée par Staline en 1937. Fils d’un prêtre orthodoxe, Preobrazhensky soutint plus tard que son radicalisme de jeunesse se développa en opposition à « toutes les formes de charlatanisme » qu’il pouvait observer autour de lui. Pendant qu’il était au lycée, il émergea en tant que militant politique et fonda un journal politique. Il rejoignit les sociaux-démocrates russes en 1903 à l’âge de 17 ans et fut arrêté lors de sa première année comme étudiant à la faculté de droit de l’université de Moscou.
Il prit part à la Révolution de 1905 et après sa répression, alla dans l’Oural ; là, il fut choisi pour assister à la conférence du parti de toutes les Russies en Finlande où il rencontra Lénine. Preobrazhensky fut arrêté à plusieurs reprises du fait de ses activités politiques et en septembre 1909 fut envoyé en exil intérieur. Quand la Révolution de février éclata, il ne soutint pas le gouvernement provisoire et fut l’un des premiers à accepter les Thèses d’avril de Lénine.
Durant les négociations de Brest-Litovsk en 1918, Preobrazhensky fut de ceux qui s'opposèrent à l'accord et il s'aligna étroitement sur la position de Boukharine. Elu comme suppléant du comité central en 1917, il en devint membre à part entière en 1920. Preobrazhensky fut l'un de ceux qui, durant le Communisme de guerre, demanda le développement d'un système de planification centralisé. Il fut critique à l'égard de la NEP dès l'origine et déjà en décembre 1921, il critiquait Lénine pour sa description du communisme de guerre comme une erreur.
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Preobrazhensky
Preobrazhensky fut un des signataires éminents de la Déclaration des 46 en 1923, et après l'introduction de la NEP, fut dans un conflit aigu et permanent avec les théories de Boukharine, principal porte-parole de l'aile droite. En 1929, après que l'opposition ait été écrasée, Preobrazhensky fut l'un des premiers à rompre avec Trotsky, au motif que le régime de Staline avait effectué un tournant à gauche et mettait en œuvre des mesures d'industrialisation exigées par l'Opposition.
Il fut à nouveau banni du parti en 1931 à la suite de la publication de son livre Le déclin du capitalisme, qui exprimait des différences significatives avec Varga, l'économiste en chef de Staline. Réadmis dans le parti en 1932, il fit son abjuration au Congrès des Vainqueurs de 1934, dans lequel il attaqua Trotsky. Après avoir été arrêté et emprisonné en 1935 il servit de témoin à l'accusation lors du procès de Zinoviev en 1936. Arrêté à nouveau en 1936, il était prévu qu'il passe en jugement, mais ne parut pas et fut fusillé en 1937 après avoir refusé de reconnaître ses crimes.
La contribution majeure de Preobrazhensky au débat sur la politique économique était centrée sur ce qu'il appelait la loi de l'accumulation socialiste primitive, qui fut élaborée dans des articles et dans son principal ouvrage La Nouvelle Économie politique publié en 1926.
Dans l'économie soviétique de la NEP, soutenait-il, il existait un conflit entre la loi de la valeur, par l'intermédiaire de laquelle le marché capitaliste était régulé, et la loi de l'accumulation socialiste primitive. L'équilibre de l'économie soviétique s'établissait « sur la base du conflit de ses deux lois antagonistes. » [24]
Le concept d'accumulation primitive était tiré de l'analyse de Marx sur le développement historique du capitalisme. Avant que le système capitaliste ne se soit développé au stade où il devenait en mesure de supplanter tous les modes de production qui l'avait précédé, grâce à l'opération spontanée du marché, il lui fallait établir une accumulation initiale de richesse. Cette accumulation primitive se réalisait par l'intermédiaire de la politique coloniale, le pillage de la production paysanne, l'utilisation de taxes et par dessus tout par l'utilisation de la force par l'Etat.
La production socialiste pourrait dans son plein développement atteindre la supériorité sur le capitalisme. Mais à ce point, dans l'économie arriérée de l'Union soviétique, elle se trouvait largement en deçà. Avec le temps, il serait possible de procéder à l'accumulation socialiste en développant les moyens de production à partir des ressources créées au sein de l'économie socialiste. Mais ce stade n'avait pas été atteint. Il était nécessaire de s'engager dans « l'accumulation primitive socialiste ». Ceci supposait « l'accumulation dans les mains de l'Etat de ressources matérielles principalement ou en partie en provenance de sources se trouvant en dehors des composantes de l'économie étatique. Cette accumulation doit jouer un rôle particulièrement important dans un pays agricole arriéré, hâtant d'une façon très significative l'arrivée du moment où la reconstruction technique et scientifique de l'économie étatique commence et quand cette économie atteint enfin une supériorité purement économique sur le capitalisme. » [25]
Preobrazhensky rejetait les déclarations de ses opposants de l'aile droite selon lesquels il proposait le type de mesures brutales contre la paysannerie qui avait accompagné l'accumulation primitive sous le capitalisme. Le processus d'accumulation, insistait-il, prendrait place par l'intermédiaire du mécanisme de fixation des prix.
Il expliquait ces questions avec l'exemple suivant :
Industrie Agriculture
100 heures de travail ; 150 heures de travail
100 unités ; 100 unités
100 roubles ; 100 roubles
Les produits de l'industrie et de l'agriculture ont le même prix. L'inégalité se trouve dans le fait que le grain, incorporant 150 heures de travail agricole, a été échangé contre des biens industriels incorporant seulement 100 heures de travail industriel. Sans l'économie mondiale, on pourrait penser que le grain, incorporant 150 heures de travail agricole, pourrait être échangé contre une plus grande quantité de biens industriels. Mais ceci est empêché par le monopole du commerce extérieur. L'inégalité de l'échange fournit la base pour l'accumulation par le secteur industriel socialiste sous la forme de nouveaux équipements et machines, ce qui élève la productivité du travail et conduit à un changement dans les relations d'échange.
Industrie Agriculture
100 heures de travail ; 150 heures de travail
120 unités ; 100 unités
100 roubles ; 100 roubles
Dans la deuxième étape, l'échange est toujours inégal, mais la position de la paysannerie s'est améliorée. Elle reçoit maintenant 120 unités de biens industriels comparé aux 100 unités précédentes. Preobrazhensky reconnaissait que l'appropriation des surplus de la paysannerie allait «occasionner un certain mécontentement ». Mais en même temps, une telle politique commencerait à créer les conditions pour surmonter ce mécontentement en développant la production industrielle et en baissant les prix et de ce fait diminuerait l'exploitation des paysans par les marchands tout en pourvoyant au recrutement de nouveaux ouvriers venant de la campagne. A l'opposé, la perpétuation de la sous accumulation conduirait à perpétuer la « famine de marchandises » et à une montée de mécontentement dans la paysannerie « de sorte que cette pression de la campagne menace notre système de protectionnisme et le monopole du commerce extérieur. » [26]
Preobrazhensky ne s'est pas contenté de décrire les mécanismes de ce processus, il a cherché à découvrir ce qu'il croyait être les lois objectives qui le gouvernait. L'économie était confrontée à la nécessité de lutter pour augmenter les moyens de production appartenant à l'Etat et cela signifiait une lutte pour l'accumulation socialiste primitive maximale.
« L'agrégat total des tendances, à la fois conscientes et semi-conscientes, allant vers le développement maximum de l'accumulation socialiste primitive, est aussi la nécessité économique, la loi contraignante de l'existence et du développement de la totalité du système, dont la pression incessante sur la conscience des producteurs collectifs de l'économie d'Etat les conduit encore et encore à répéter les actions dirigées vers l'atteinte de l'accumulation optimale dans une situation donnée. » [27]
Cet accent mis sur le caractère objectif de la loi de l'accumulation socialiste primitive, qui exerce une pression sur la conscience, devient significative lorsque nous considérons les raisons de la capitulation de Preobrazhensky devant Staline.
Preobrazhensky insistait pour dire qu'il ne suffisait pas de se contenter de parler de la lutte entre le principe de la planification et la spontanéité de l'économie marchande parce que cela ne donnait aucune indication sur la phase particulière où se trouvait cette lutte ni sur les conditions dans lesquelles elle se déroulait.
Qui plus est, il maintenait que la loi de l'accumulation socialiste se fondait sur des tendances à l'intérieur du capitalisme lui-même qui sapaient l'opération de la loi de la valeur. Etant donné que cette analyse formait la base de sa rupture définitive avec l'Opposition de gauche et avec Trotsky, il est nécessaire de développer les questions fondamentales de l'économie politique marxiste, en particulier la loi de la valeur, qui sont en jeu.
Dans Le Capital, Volume 1, Marx démontre que la valeur de n'importe quelle marchandise est déterminée par la quantité de travail social nécessaire incorporée en elle. Dans une société marchande simple — une abstraction théorique utilisée par Marx — les marchandises s'échangent sur le marché à leurs valeurs. Sur la base de cette analyse, Marx montre comment la plus-value résulte de l'achat et de l'utilisation de la marchandise, la force de travail, que les travailleurs vendent au capitaliste dans le contrat de travail. Marx montre que la plus-value est produite par les lois mêmes qui gouvernent l'échange des marchandises et qu'elle émerge dès qu'intervient l'achat et la vente de la force de travail. L'origine de la plus-value se trouve dans le fait que la force de travail est une marchandise particulière du fait que sa consommation dans le processus de production donne lieu à la création de plus de valeur que ce qu'elle incorpore.
La méthode d'analyse de Marx implique un mouvement continu de l'abstrait vers le concret. Dans Le Capital, Volume 3, nous ne sommes plus en présence de l'échange de marchandises simples, les produits du travail de producteurs individuels. Les marchandises qui apparaissent maintenant sur le marché sont les produits de firmes capitalistes, dans lesquelles la part des moyens de production [le capital constant] par rapport au travail vivant varie au sein de l'éventail des industries existantes.
Le prix d'une marchandise, qui n'est plus le produit d'un producteur individuel, mais celui d'une firme capitaliste, ne sera plus déterminé directement par la quantité de travail nouveau qu'elle incorpore, mais le prix de la marchandise sera fixé de telle façon qu’il retourne au capital total qui l'a produite un taux de profit moyen. Ce taux moyen est déterminé au travers de la société prise dans son ensemble par l'intermédiaire de la relation entre le total du surplus de la valeur extraite de la classe ouvrière et le capital total employé.
Sur la base de cette analyse, Marx démontre que la concurrence est la forme de la lutte entre les différentes sections du capital pour s'approprier leur part de la masse disponible de la plus-value. Si les prix dans un secteur de l'économie sont à un niveau qui retourne au capital de ce secteur un profit plus élevé que le taux moyen, alors le capital d'autres secteurs vont se déplacer dans ce secteur, augmenter la production et diminuer les prix jusqu'à ce que les taux de profit retrouvent à nouveau leur taux moyen. Toutefois, si les entreprises déjà dans ce secteur sont en mesure de bloquer l'entrée de nouveaux capitaux, c'est-à-dire que si pour une raison quelconque, elles sont en mesure d'exercer un contrôle monopolistique, alors les profits de ce secteur demeureront à un niveau plus élevé que le niveau moyen. La masse totale de la plus-value n'aura pas augmenté, mais elle sera distribuée différemment. Les secteurs monopolistiques de l'industrie capitaliste en auront tiré bénéfice au dépend de secteurs plus compétitifs.
Preobrazhensky pensait que l'analyse de Marx sur l'impact du monopole sur le fonctionnement de la loi de la valeur était d'une pertinence immédiate pour l'économie soviétique où le secteur d'Etat opérait comme un gigantesque trust ou un monopole vis-à-vis des producteurs paysans en compétition sur le marché domestique. De plus, l’économie soviétique dans son ensemble fonctionnait comme un monopole dans un marché mondial dominé par des trusts géants et des compagnies monopolistiques.
L’économie d’Etat du prolétariat, écrivait-il, était apparue d’un point de vue historique sur la base du capitalisme de monopole. Ceci avait conduit à la création de prix de monopole sur le marché domestique de l’industrie nationale, à l’exploitation des petits producteurs, et à l’expropriation de la plus-value. Cette situation formait la base de la politique des prix durant la période de l’accumulation socialiste primitive. Le développement du processus de concentration de l’industrie dans un seul trust étatique appartenant à l’Etat ouvrier « augmente dans d’énormes proportions la possibilité de mettre en œuvre sur la base du monopole une politique des prix qui sera seulement une autre forme de taxation de l’économie privée. » [28]
Mais Preobrazhensky allait plus loin, insistant pour dire qu’avec le développement du capitalisme de monopole, la loi de la valeur avait au moins été « en partie abolie en même temps que toutes les autres lois de la production des marchandises qui lui sont associées. » [29]
La libre concurrence était non seulement éliminée au sein des marchés nationaux mais de plus en plus de trusts géants sur le marché mondial, en particulier ceux émanant des Etats-Unis, se retrouvaient en position dominante. L’égalisation du taux de profit — le mécanisme à travers lequel opère la loi de la valeur — était rendu quasiment inopérant entre les branches de la production organisées en trusts qui s’étaient « transformés en mondes clos, en royaumes féodaux d’organisations capitalistes déterminées. » [30]
Nous pouvons commencer ici à discerner les divergences entre l’approche de Preobrazhensky et celle de Trotsky. Dans ses « Notes sur les questions économiques » préparées en mai 1926, Trotsky soulignait certains des dangers contenus dans les analyses de Preobrazhensky.
« L’analyse de notre économie du point de vue de l’interaction (à la fois conflictuelle et harmonisante) entre la loi de la valeur et la loi de l’accumulation socialiste est en principe une approche particulièrement fructueuse — et plus précisément, la seule correcte », écrivait-il, « Une telle analyse doit commencer dans le cadre de l’isolement de l’économie soviétique. Mais actuellement il existe un danger croissant que cette approche méthodologique soit transformée en une perspective économique restrictive envisageant le “développement du socialisme dans un seul pays”. Il y a de bonnes raisons de s’attendre et de redouter que les partisans de cette philosophie, qui se sont appuyés jusqu’à présent sur une citation mal comprise de Lénine, tentent d’adapter l’analyse de Preobrazhensky, en transformant une approche méthodologique en une généralisation en faveur d’un processus quasi autonome. Il est de toute première importance de résister à cette forme de plagiat et de falsification. L’interaction entre la loi de la valeur et la loi de l’accumulation socialiste doit être placée dans le contexte de l’économie mondiale. Il deviendra alors clair que la loi de la valeur qui opère dans le cadre limité de la NEP est complétée par la pression externe croissante de la loi de la valeur qui domine le marché mondial et qui devient toujours plus puissante. » [31]
Trotsky revient sur ce point en janvier 1927 : « Nous sommes une partie de l’économie mondiale et nous sommes encerclés par le capitalisme. Cela signifie que la dualité de “notre” loi de l’accumulation socialiste et de “notre” loi de la valeur se trouve intégrée dans la loi mondiale de la valeur, ce qui modifie sérieusement la relation des forces entre les deux lois. » [32]
Trotsky maintenait que l’industrie en Union Soviétique devait être développée en accord avec la division internationale du travail. Cela signifiait qu’il n’y avait pas un « abîme » entre la structure de l’économie en Union Soviétique et celle qui se développerait lorsque la classe ouvrière prendrait le pouvoir dans le reste de l’Europe. Preobrazhensky avait une conception différente. Si la révolution prolétarienne triomphait en Europe, alors non seulement le principe de la planification triompherait comme méthode d’organisation de l’économie, « mais les proportions et la distribution du travail et des moyens de production seraient substantiellement différents. » [33]
Les divergences s’étendaient également aux types d’industries qu’il convenait de développer. A de nombreuses occasions, Trotsky avait souligné que dans la période d’avant-guerre, près des deux tiers de l’équipement technique russe était importé, tandis que seulement un tiers était produit localement et que même ce tiers était constitué des machines les plus simples. Les machines les plus compliquées, les plus importantes, provenaient de l’étranger. En d’autres mots, la politique économique devait prendre en considération la division internationale d’avant-guerre.
Les analyses de Preobrazhensky allaient dans une autre direction. La loi de la valeur, maintenait-il, exerçait le moins d’influence dans la sphère de la production des moyens de production où l'Etat exerçait un monopole à la fois en tant qu’acheteur et en tant que producteur. « Cela signifie que l’industrie lourde est le lien le plus socialiste dans le système de notre économie socialiste, le lien où ont été accomplis les progrès les plus importants dans le processus consistant à remplacer, avec l'organisme unifié de l'économie étatique, les relations de marché par un système de commandes planifiées et stables et de prix stables. » [34]
En réalité, la loi de la valeur et la division internationale du travail ne pouvaient pas plus être ignorées dans cette sphère que dans aucune autre. La production des moyens de production, l'industrie lourde, signifiait bloquer des montants importants de capital sur une période de temps étendue et par conséquent détourner les ressources d'autres secteurs de l'économie — l'industrie légère et la production de textiles, par exemple. Une production accrue dans ces secteurs, si elle avait pu avoir lieu, aurait pu amener en plus grande quantité du grain vers le marché étant donné que les paysans y auraient trouvé davantage de biens qu'ils souhaitaient acheter.
Ceci aurait ensuite permis à l'Etat de vendre plus de grain sur le marché mondial et avec l'augmentation des revenus des exportations, il aurait été possible d'acheter des biens en capitaux d'une meilleure qualité et à un meilleur prix que ceux produits sur le marché national. En d'autres mots, la décision de savoir s'il fallait ou non produire une partie du capital d'équipement ne dépendait pas seulement des relations au sein d'une industrie donnée, mais de celles qui prévalaient dans l'ensemble de l'économie soviétique et plus généralement encore de celles du marché mondial.
Les mêmes différences émergeaient en relation avec la politique des concessions — ouvrir l'économie soviétique à l'investissement privé international. Preobrazhensky avertissait des dangers des concessions tandis que Trotsky défendait un assouplissement de la politique existante. Dans la période des débuts, les autorités soviétiques étaient extrêmement prudentes, on pourrait dire excessivement prudentes, déclara-t-il à une délégation de travailleurs allemands en juillet 1925 :
« Nous étions trop pauvres et faibles. Notre industrie et toute notre économie étaient trop affaiblies et nous redoutions que l'introduction de capital étranger puisse ébranler les fondations toujours fragiles de l'industrie socialiste. … Nous sommes toujours très en retard du point de vue technique. Nous nous intéressons à tous les moyens possibles pour accélérer notre progrès technique. Les concessions sont un des moyens d'y parvenir. En dépit de notre consolidation économique ou plus précisément du fait de celle-ci, nous sommes aujourd'hui plus enclins qu'il y a quelques années à payer aux capitalistes étrangers des montants significatifs pour… leur participation dans le développement de nos forces productives. » [35]
Que vaut-il mieux, demanda Trotsky à un moment donné : la production de façon indépendante d'une turbine coûteuse et de médiocre qualité ou la fabrication dépendante d'une turbine de meilleure qualité ?
Quand la direction stalinienne prit son tournant vers la planification et l'industrialisation à la fin de 1928, largement en réponse à la crise dans la fourniture des grains qu'avait provoqué sa propre politique, Preobrazhensky fut l'un des premiers à abandonner l'Opposition. En avril 2009 il déclarait : « Il convient de tirer la conclusion fondamentale et générale que la politique du parti n'a pas dévié vers la droite après le 15e congrès, ainsi que l'a décrit l'Opposition... mais qu'au contraire, sur certains points essentiels elle a progressé sérieusement dans la bonne direction. » [36]
En passant en revue les positions contrastées de Trotsky et de Preobrazhensky on peut constater que pour Preobrazhensky la question fondamentale était la planification et le développement industriel de l'Union soviétique. Pour Trotsky, toutefois, ces questions faisaient partie d'une perspective plus large — le développement de la révolution socialiste mondiale. En conséquence, le tournant « à gauche » par la bureaucratie ne pouvait pas être séparé des politiques désastreuses qu'elle avait poursuivies dans le cadre du Komintern, amenant à la défaite en Chine, ou de la question du régime en vigueur au sein du parti.
Pour Trotsky la question du régime du parti était inséparable de la question de l'industrialisation et du développement socialiste. Il n'est pas possible, insistait-il en juin 1925, de construire le socialisme par la voie de la bureaucratie et par des ordres administratifs, mais seulement par l'initiative, la volonté et en prenant en compte le point de vue des masses. « C'est pourquoi le bureaucratisme est un ennemi mortel du socialisme. … La construction socialiste n'est possible que si elle est accompagnée par le développement d'une démocratie révolutionnaire authentique. » [37]
Quoique Trotsky se soit référé occasionnellement à la « loi » de l'accumulation socialiste, il lui donnait une signification différente de celle de Preobrazhensky. La loi de la valeur dans la société capitaliste opère comme une tendance objective du développement dans des conditions où l'organisation économique de la société n'est pas mise en œuvre consciemment. Mais la même chose ne peut pas être dite de la « loi » de l'accumulation socialiste — elle ne s'impose pas simplement à ceux qui dirigent les politiques économiques de l'Etat. Il est vrai qu'il existe des connexions et des relations objectives sur lesquelles les décisions doivent être fondées, mais selon la nature des décisions prises les résultats seront très différents.
Une fois libérées des restrictions imposées par le féodalisme, les relations bourgeoises de marché se développent spontanément, érodant et sapant les autres formations sociales. Il en va tout autrement des relations socialistes. Elles doivent être développées consciemment dans des conditions où il est possible qu'intervienne, si des politiques incorrectes sont poursuivies, un retour en arrière.
Le régime stalinien entrepris son tournant « à gauche » parce qu'il se sentait mis en danger par la crise économique — des conditions objectives le contraignirent à l'action. Mais les mesures qu'il mit en œuvre — la collectivisation forcée et une guerre civile de fait dans les campagnes — créèrent les conditions où les puissances impérialistes auraient pu, si elles n'avaient pas été fort occupées ailleurs, tourner la situation à leur avantage.
Les divergences entre Trotsky et Preobrazhensky ne sont en aucun cas d'un simple intérêt historique. Un examen de cette question aide à éclairer les raisons sous-jacentes à l'effondrement de l'Union soviétique et à clarifier la perspective socialiste pour le futur.
Preobrazhensky, comme nous l'avons vu, fondait son analyse sur l'impact du capitalisme de monopole sur la loi de la valeur. L'économie d'Etat établie en Union soviétique, écrivait-il, était « historiquement la continuation et l'approfondissement des tendances au monopole du capitalisme, et ainsi elle était aussi la continuation de ces tendances en direction d’un déclin continu de l'économie marchande et d’une liquidation plus avancée de la loi de la valeur. Si déjà dans la période du capitalisme de monopole, l'économie marchande a été, selon l'expression de Lénine, “ébranlée”, alors dans quelle mesure avait-elle été ébranlée, elle et ses lois — et donc aussi sa loi de la valeur qui en est la base — dans le système économique de l'URSS ? » [38]
En d'autres mots, Preobrazhensky fondait sa perspective sur une certaine forme historique du développement du capitalisme — le développement des monopoles et des trusts sur une base nationale.
Trotsky, toutefois se basait sur des processus plus fondamentaux et par-dessus tout sur la tendance inhérente aux forces productives de passer par dessus ou au travers des limites du système de l'Etat nation bourgeois. L'internationalisme n'était pas pour Trotsky un principe abstrait, mais comme le souligne Richard Day, le « reflet subjectif du cours objectif de l'histoire économique ». [39]
Néanmoins, les tendances que Preobrazhensky avait identifiées opéraient sur une période de temps considérable et dans la mesure où l'économie mondiale était dominée par des corporations monopolistiques organisées sur une base nationale, l'Union soviétique, fonctionnant comme une sorte de trust économique géant, selon le programme du socialisme dans un seul pays, était capable d'atteindre une certaine forme de stabilité. On a dit, et ce n'est pas sans justification, que rien ne ressemblait autant aux mécanismes de fonctionnement de l'Union soviétique que les opérations internes de General Motors lorsqu'il fonctionnait en temps que « champion national » des USA durant le boom d'après-guerre.
Les processus qui conduisirent au développement du capitalisme de monopole sur une base nationale étaient très puissants. Mais la loi de la valeur n'avait pas dit son dernier mot. Comme nous le savons, la loi de la valeur détermine, en dernière analyse, le taux moyen de profit. Le capitalisme de monopole sur une base nationale — le régime des champions nationaux — pouvait continuer à fonctionner aussi longtemps que le taux de profit ne s'effondrait pas. Mais au milieu des années 1970, le taux de profit avait diminué brutalement. Ceci conduisit à une réorganisation fondamentale du mode de production capitaliste sur une échelle mondiale. Les processus de la mondialisation fondés sur le processus de la fragmentation de la production au-delà des frontières et des limites nationales conduisirent à une nouvelle division internationale du travail. Ils rendirent non viables les économies d'Etat sur une base nationale de l'URSS et des autres régimes staliniens. Preobrazhensky maintenait que l'économie d'Etat de l'URSS était une continuation des tendances du capitalisme de monopole. Mais ces tendances s'avérèrent historiquement limitées.
La nouvelle division internationale du travail, façonnée en dernière analyse par le travail de la loi de la valeur dont il affirmait qu'elle avait été surmontée, entraîna une crise dans l'économie soviétique. Craignant que cette crise conduise à un mouvement d'en bas, la bureaucratie stalinienne compléta le voyage qu'elle avait entamé avec l'attaque contre Trotsky et l'Opposition de gauche dans les années 1920 et elle organisa la restauration du capitalisme.
Dans l'analyse de Preobrazhensky, la question la plus fondamentale était la croissance du monopole — c'est-à-dire le changement dans les relations entre les différentes sections du capital tandis qu'elles luttaient pour s'approprier la plus-value extraite de la classe ouvrière. Pour Trotsky le fondement des fondements — plus fondamental que la propriété ou la forme du marché — était la poussée globale des forces productives.
Ici, l'analyse de Trotsky a une signification immédiate pour le développement de la perspective du socialisme dans l'époque présente de production mondialisée. Cette nouvelle structure de l'économie mondiale ne signifie-t-elle pas qu'il sera seulement possible à la classe ouvrière de venir au pouvoir à travers le monde toute ensemble, ou du moins dans plusieurs pays en même temps ?
Si ce n’est pas le cas, alors la question suivante se pose : étant donné la nature fragmentée de la production et le fait qu'aujourd'hui, la fabrication de pratiquement n'importe quelle bien nécessite des processus qui s'étendent sur plusieurs continents et zones horaires et n'est plus accompli dans le cadre d'un Etat national, comment sera-t-il possible pour la classe ouvrière, étant arrivée au pouvoir dans un pays, de soutenir l'économie pendant la période de temps qui est nécessaire à la révolution socialiste pour se propager ? En d'autres mots, si la mondialisation de la production a sonné le glas des régimes fondés sur le programme du « socialisme dans un seul pays », n'a-t-il pas également rendu impossible la prise et la conservation du pouvoir politique ?
Seulement si l'on ne tient pas compte de la signification objective de la division internationale du travail. Comme Trotsky le soulignait, ceci se déroule sur la base de transformations fondamentales dans les forces productives — le fondement des fondements — indépendamment de l'idéologie et des formes de propriété. La bourgeoisie accueillera sans aucun doute une révolution socialiste victorieuse dans n'importe quelle partie du monde avec la même férocité avec laquelle elle a accueilli la Révolution russe.
Mais le caractère globalisé de la production signifie que toute tentative d'isoler ou d’organiser le blocus d’un Etat ouvrier qui serait établi à notre époque aura des conséquences de grande portée pour l'économie capitaliste elle-même. Il suffit d'examiner de ce point de vue la relation entre la Chine et les Etats-Unis.
En plus, la lutte compétitive féroce pour les marchés et les profits, qui a été un élément moteur de la mondialisation, fournira à un Etat ouvrier nouvellement établi des opportunités pour louvoyer et manœuvrer entre les puissances capitalistes rivales tandis que la révolution socialiste se développera sur le plan international.
Et par dessus tout, la nature même de la mondialisation de la production, qui a forgé l'unité objective de la classe ouvrière sur une échelle jamais atteinte jusqu'à présent, signifie que la révolution socialiste prendra elle-même la forme d'un mouvement politique global, qui comme les forces productives elles-mêmes, passera rapidement au travers des zones horaires, des frontières nationales et des continents.
Notes :
1. Geoffrey Swain, Trotsky, Longman, 2006, p. 159. Traduction de l'anglais.
2. Leon Trotsky, 1905, Penguin, 1973, p. 8. Traduction française tirée du site marxists.org : http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/1905/1905_0.htm
3. Leon Trotsky Towards Capitalism or Socialism, in: Leon Trotsky, The Challenge of the Left Opposition 1923-25, Pathfinder Press, 1980, p. 343. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 1er, Le langage des chiffres, traduction française tirée du site : http://www.trotsky-oeuvre.org/25/11/251107_ch1.html
4. Towards Capitalism or Socialism, p. 343. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 1er, Le langage des chiffres, traduction française, ibid.
5. Towards Capitalism or Socialism, p. 347. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 3, Les coefficients de comparaison de l'économie mondiale, traduction française tirée de : http://www.trotsky-oeuvre.org/25/11/251107_ch3.html
6. Towards Capitalism or Socialism, p. 358. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 4, L'allure du développement, ses limites matérielles, ses possibilités, traduction française tirée de : http://www.trotsky-oeuvre.org/25/11/251107_ch4.html
7. Richard Day, Leon Trotsky and the Politics of Economic Isolation, Cambridge University Press, 2004, pp. 120-21. Traduction de l'anglais.
8. Towards Capitalism or Socialism, p. 359. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 5, Le développement socialiste et la puissance du marché mondial : http://www.trotsky-oeuvre.org/25/11/251107_ch5.html
9. Towards Capitalism or Socialism, p. 369. Vers le capitalisme ou vers le socialisme, Ch. 7, Les crises et autres dangers du marche mondial, traduction française tirée de : http://www.trotsky-oeuvre.org/25/11/251107_ch7.html
10. Leon Trotsky, Culture and Socialism, in: Problems of Everyday Life, Pathfinder Press, 1973, p. 228. Culture et socialisme, traduction française tirée de :
http://www.trotsky-oeuvre.org/27/01/270101.html
11. Day p. 130. Traduction de l'anglais.
12. Leon Trotsky, The Third International After Lenin, New Park, 1974, pp. 42-43. L'Internationale Communiste après Lénine, traduction française tirée de : http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ical/ical218.html
13. Leon Trotsky, The Permanent Revolution, New Park, 1975, p. 11. Traduction de l'anglais.
14. E.H. Carr, Socialism in One Country, Volume 2, Penguin, 1970, pp. 182-83. Traduction de l'anglais.
15. Isaac Deutscher, Trotsky, Volume 2, Oxford University Press, 1970 p. 248. Traduction de l'anglais.
16. Swain, p. 163. Traduction de l'anglais.
17. Robert Daniels, The Conscience of the Revolution, Harvard University Press, 1965, p. 251. Traduction de l'anglais.
18. Carr, p. 43. Traduction de l'anglais.
19. Day, p. 103.Traduction de l'anglais.
20. The Case of Leon Trotsky, Merit, New York, 1969, p. 322-23. Traduction de l'anglais.
21. Trotsky, Challenge of the Left Opposition 1923-25, p. 390. Traduction de l'anglais.
22. Trotsky, Challenge of the Left Opposition 1923-25, p. 391. Traduction de l'anglais.
23. Deutscher, Trotsky, vol. 2, p. 271. Traduction de l’anglais.
24. E. Preobrazhensky, The New Economics, Clarendon Press, 1965, p. 3. Traduit de l'anglais.
25. Preobrazhensky, p. 84. Traduit de l'anglais.
26. Preobrazhensky, The Crisis of Soviet Industrialisation, Donald A. Filtzer ed., p. 62. Traduit de l'anglais.
27. Preobrazhensky, The New Economics, p. 58. Traduit de l'anglais.
28. Preobrazhensky, The New Economics, p. 111. Traduit de l'anglais.
29. Preobrazhensky, The New Economics, p. 140. Traduit de l'anglais.
30. Preobrazhensky, The New Economics, p. 152. Traduit de l'anglais.
31. Trotsky, Challenge of the Left Opposition 1926-27, pp. 57-58. Traduit de l'anglais.
32. Day, p. 147. Traduit de l'anglais.
33. Preobrazhensky, The New Economics, p. 65. Traduit de l'anglais.
34. Preobrazhensky, The New Economics, p. 178. Traduit de l'anglais.
35. Day, p. 132. Traduit de l'anglais.
36. Daniels, p. 374. Traduit de l'anglais.
37. Day, p. 142. Traduit de l'anglais.
38. Preobrazhensky, The New Economics, p. 141. Traduit de l'anglais.
39. Day, “Trotsky and Preobrazhensky,” in: Studies in Comparative Communism, 1977. Traduit de l'anglais.