Dans cet article, écrit lors de son exil en Norvège en 1935, Léon Trotsky
présente la politique du « Front Populaire » en France, une coalition
comprenant le Parti radical bourgeois, le Parti socialiste et le Parti
communiste stalinien. Formé après l'émeute fasciste de 1934 qui amena au
pouvoir le gouvernement de droite de Gaston Doumergue, le Front populaire
lia la classe ouvrière à la bourgeoise dans la lutte contre le fascisme. Une
fois au pouvoir, le Front populaire organisa la trahison de la grève
générale de mai/juin 1936.
Trotsky appela à une rupture avec ces partis en faillite et à la
formation de comités d'action comme organisations de lutte de classe qui
pourraient devenir des organes de pouvoir révolutionnaires.
Au moment où les travailleurs entrent en lutte contre l'austérité sociale
en Europe et partout dans le monde, ils sont confrontés à la nécessité de
briser l'emprise des syndicats et des partis qui oeuvrent pour supprimer la
résistance de la classe ouvrière. Dans ce contexte, l'analyse de Trotsky de
la situation en France pendant les années 1930 et son appel à la création de
comités d'action indépendants pour mobiliser la classe ouvrière contre la
bourgeoisie, fournit un guide très précieux pour les questions politiques
auxquelles sont actuellement confrontés les travailleurs.
"Le Front populaire" est une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie
impérialiste représentée par le parti radical et d'autres débris, plus
petits de la même espèce. Cette alliance s'étend au domaine parlementaire.
Dans tous les domaines, le parti radical qui conserve, lui, sa liberté
d'action, limite brutalement celle du prolétariat.
Le parti radical est lui-même en train de se décomposer : chaque élection
nouvelle montre que les électeurs l'abandonnent à droite comme à gauche. Au
contraire, les partis socialiste et communiste, en l'absence d'un véritable
parti révolutionnaire, se renforcent. La tendance générale des masses
travailleuses, y compris des masses petites-bourgeoises, est évidente: elles
vont à gauche. L'orientation des dirigeants des partis ouvriers n'est pas
moins évidente : Ils vont à droite.
Tandis que les masses montrent aussi bien par leurs votes que par leur
lutte qu'elles veulent renverser le parti radical, les dirigeants du Front
unique aspirent au contraire à le sauver. Après avoir gagné la confiance des
masses ouvrières sur la base d'un programme "socialiste", les dirigeants des
partis ouvriers cèdent volontairement la meilleure part de cette confiance
aux radicaux, en qui les masses ouvrières n'ont précisément aucune
confiance.
Le Front populaire, dans son aspect actuel, foule aux pieds non seulement
la démocratie ouvrière, mais la démocratie formelle, bourgeoise. La plupart
des électeurs radicaux ne participent pas à la lutte des travailleurs, ni,
par conséquent, au Front populaire. Pourtant le parti radical occupe dans ce
Front une position non seulement égale à celle des autres, mais encore
privilégiée: l'activité des partis ouvriers est forcément limitée par le
programme même du parti radical, constatation que développent sans se gêner
le moins du monde les cyniques rédacteurs de L'Humanité. Les dernières
élections sénatoriales ont manifesté en outre très clairement la situation
privilégiée qui est celle des radicaux dans le Front populaire [1] . Les
dirigeants du parti communiste se vantent ouvertement d'avoir renoncé en
faveur des partis non prolétariens à des sièges qui appartenaient de plein
droit aux ouvriers. Cela signifie tout simplement que le Front unique a
partiellement rétabli en faveur de la bourgeoisie le cens électoral basé sur
la fortune.
Le Front est par définition l'organisation directe et immédiate de la
lutte. Quand il s'agit de lutter, chaque ouvrier vaut bien une dizaine de
bourgeois, même membres du Front populaire. Si l'on se plaçait au point de
vue de la combativité révolutionnaire du Front, il faudrait donner des
privilèges électoraux aux ouvriers et non aux bourgeois radicaux Mais est-il
bien nécessaire, au fond, d'accorder des privilèges ? Le Front populaire
défend la "démocratie" ? Qu'il commence donc par l'appliquer dans ses
propres rangs. En d'autres termes: la direction du Front populaire doit
directement et immédiatement refléter la volonté des masses en lutte.
Comment la refléter ? De la façon la plus simple qui soit, par des
élections. Le prolétariat n'interdit à personne de lutter à côté de lui
contre le fascisme, le gouvernement bonapartiste de Laval, le complot
militaire des impérialistes et toutes les autres formes ignobles
d'oppression. Tout ce que les ouvriers conscients exigent de leurs alliés,
réels ou potentiels, est qu'ils luttent effectivement. Chacun des groupes
qui participe réellement à la lutte à une étape donnée et qui est prêt à se
soumettre à la discipline commune doit pouvoir influencer la direction du
Front populaire avec des droits égaux.
Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhèrent au
Front populaire dans la ville, le quartier, l'usine, la caserne, la campagne
doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités
d'action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s'engagent à
reconnaître leur discipline.
Le dernier congrès de l'Internationale communiste, dans sa résolution sur
le rapport de Dimitrov, s'est prononcé pour la création de comités d'action
élus qui devraient constituer la base de masse du Front populaire. C'est là
la seule idée progressive de toute la résolution. Mais c'est précisément
pour cela que les staliniens ne font rien pour la réaliser; car ils ne
peuvent s'y décider sans rompre du même coup la collaboration de classe avec
la bourgeoisie.
Il est vrai que peuvent prendre part aux élections des comités d'action
non seulement les ouvriers, mais les employés, les fonctionnaires, les
anciens combattants, les artisans, les petits commerçants et les petits
paysans. C'est ainsi que les comités d'action peuvent le mieux remplir leur
tâche qui est de lutter pour conquérir une influence décisive sur la petite
bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile la collaboration de la
bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie. Or le Front populaire, sous sa
forme actuelle, n'est rien d'autre que l'organisation de la collaboration de
classes entre les exploiteurs politiques du prolétariat, réformistes et
staliniens, et les exploiteurs de la petite bourgeoisie, radicaux. De
véritables élections de masse pour les comités d'action chasseraient
automatiquement les affairistes bourgeois radicaux du Front populaire et
feraient ainsi sauter la politique criminelle dictée par Moscou.
Il serait néanmoins erroné de croire que l'on peut simplement, à un jour
et une heure donnés, faire appel aux masses prolétariennes et
petites-bourgeoises pour élire des comités d'action sur la base de statuts
déterminés. Ce serait une façon purement bureaucratique et par conséquent
stérile d'aborder la question. Les ouvriers ne peuvent élire les comités
d'action que lorsqu'ils participent eux-mêmes à une action et éprouvent donc
la nécessité d'avoir une direction révolutionnaire.
Il ne s'agit pas d'une représentation démocratique de toutes et de
n'importe quelles masses, mais d'une représentation révolutionnaire des
masses en lutte. Le comité d'action est l'appareil de la lutte. Il est
inutile de chercher à déterminer d'avance les couches de travailleurs qui
seront associées à la formation des comités d'action: les contours des
masses qui luttent se traceront au cours de la lutte.
L'énorme danger en France actuellement consiste en ce que l'énergie
révolutionnaire des masses, dépensée par à-coups successifs dans des
explosions isolées, comme à Toulon, à Brest, à Limoges, finisse par faire
place à l'apathie [2] . Seuls les traîtres conscients ou des cerveaux obtus
peuvent croire ou faire croire que l'on peut, dans la situation actuelle,
maintenir les masses dans l'immobilité jusqu'à ce que l'on puisse d'en haut
leur faire cadeau d'un gouvernement de Front populaire. Les grèves, les
protestations, les escarmouches dans les rues, les révoltes ouvertes, sont
tout à fait inévitables. La tâche du parti prolétarien consiste non à
freiner et à paralyser ces mouvements, mais à les unifier et à leur donner
le plus de vigueur possible.
Les réformistes et plus encore les staliniens craignent les radicaux.
L'appareil du front unique joue tout à fait consciemment le rôle qui
consiste à désorganiser systématiquement les mouvements spontanés des
masses. Et les "gauchistes" du type Marceau Pivert ne font que protéger cet
appareil de la colère des masses. On ne peut sortir de cette situation que
si l'on aide les masses en lutte, et, dans le processus même de la lutte, à
créer un appareil nouveau qui réponde aux nécessités de l'heure. C'est
précisément en cela que réside la fonction des comités d'action.
Pendant la lutte à Toulon et a Brest, les ouvriers auraient sans
hésitation créé une organisation locale de combat si on les avait appelés à
le faire. Au lendemain de la répression sanglante de Limoges, les ouvriers
et une fraction importante de la petite bourgeoisie auraient sans aucun
doute manifesté leur disposition à élire des comités pour enquêter; sur les
événements sanglants et les empêcher à l'avenir. Pendant le mouvement qui a
eu lieu dans les casernes cet été, contre le "rabiot", les soldats auraient
sans hésiter élu des comités d'action de compagnie, de régiment et de
garnison si on leur avait indiqué cette voie. De tels cas se présentent et
se présenteront à chaque pas, plus souvent à l'échelle locale, plus rarement
à l'échelle nationale. Il ne faut pas manquer une seule de ces occasions. La
première condition pour ce faire, c'est de comprendre soi-même clairement la
signification des comités d'action comme étant l'unique moyen la briser la
résistance anti-révolutionnaire des appareils des partis et des syndicats.
Cela signifie-t-il que les comités d'action doivent remplacer les
organisations des partis et des syndicats ? Il serait absurde de poser ainsi
la question. Les masses entrent en lutte avec toutes leurs idées, leurs
groupements, leurs traditions, leurs organisations. Les partis continuent de
vivre et de lutter. Au cours des élections aux comités d'action, chaque
parti essaiera naturellement de faire passer les siens. Les comités d'action
prendront leurs décisions à la majorité, avec entière liberté pour les
partis et les fractions de s'y grouper. Les comités d'action, par rapport
aux partis, peuvent être considérés comme des parlements révolutionnaires :
les partis ne sont pas exclus, bien au contraire puisqu'ils sont supposés
nécessaires; mais en même temps, ils sont contrôlés dans l'action et les
masses apprennent à se libérer de l'influence des partis pourris.
Cela signifie-t-il que les comités d'action sont des soviets ? Dans
certaines conditions, les comités d'action peuvent devenir des soviets. Il
serait néanmoins erroné de désigner de ce nom les comités d'action.
Aujourd'hui en effet, en 1935, les masses populaires sont habituées à
associer au nom de soviet l'idée du pouvoir déjà conquis. Et nous n'en
sommes pas encore près en France. En Russie, les soviets n'ont pas du tout
été pendant leurs premiers pas ce qu'ils devaient devenir par la suite, ils
ont même souvent, à l'époque, porté le nom modeste de comités ouvriers ou de
comités de grève.
Les comités d'action, dans leur stade actuel, ont pour tâche d'unifier la
lutte défensive des masses travailleuses en France, et aussi de leur donner
la conscience de leur propre force pour l'offensive à venir. Cela
aboutira-t-il aux soviets véritables? Cela dépend de la réponse à la
question de savoir si l'actuelle situation critique en France se développera
ou non jusqu'à sa conclusion révolutionnaire. Or cela ne dépend pas
uniquement de la volonté de l'avant-garde révolutionnaire, mais aussi de
nombre de conditions objectives. En tout cas, le mouvement de masses qui se
heurte actuellement à la barrière du Front populaire n'avancera pas sans les
comités d'action.
Des tâches telles que la création de la milice ouvrière, l'armement des
ouvriers, la préparation de la grève générale, resteront sur le papier si la
masse ne s'attelle pas elle-même à la lutte, par des organes responsables.
Seuls ces comités d'action nés de la lutte peuvent réaliser la véritable
milice, comptant non des milliers, mais des dizaines de milliers de
combattants. Seuls les comités d'action couvrant les principaux centres du
pays pourront choisir le moment de passer à des méthodes de lutte plus
décidées, dont la direction leur appartiendra de droit.
Il découle des considérations exposées plus haut un certain nombre de
conclusions pour l'activité politique des révolutionnaires prolétariens en
France. La première concerne la prétendue "gauche révolutionnaire". Ce
groupe se caractérise par sa totale incompréhension des lois du mouvement
des masses. Les centristes ont beau bavarder sur "les masses", c'est
toujours sur l'appareil réformiste qu'ils s'orientent. En répétant tels ou
tels mots d'ordre révolutionnaires, Marceau Pivert continue à les
subordonner au principe abstrait de l'"unité organique", qui se révèle en
fait l'unité avec les patriotes contre les révolutionnaires.
Au moment où la question de vie ou de mort pour les masses
révolutionnaires est de briser la résistance des appareils social-patriotes
unis, les centristes de gauche considèrent l'"unité" de ces appareils comme
un bien absolu, situé au-dessus des intérêts de la lutte révolutionnaire. Ne
peut bâtir des comités d'action que celui qui a compris jusqu'au bout la
nécessité de libérer les masses de la direction des traîtres des
social-patriotes. Cependant, Pivert s'accroche à Zyromski, qui s'accroche à
Blum, qui, de concert avec Thorez, s'accroche à Herriot, qui s'accroche à
Laval. Pivert entre dans le système du Front populaire - ce n'est pas pour
rien que la "gauche révolutionnaire" a voté au dernier conseil national la
honteuse résolution de Blum - et le Front populaire entre aussi, comme son
"aile", dans le régime bonapartiste de Laval. Si la direction du Front
populaire (Herriot-Blum-Cachin-Thorez-Zyromski-Pivert) parvient à se
maintenir au cours de la proche période décisive, alors le régime
bonapartiste cédera inévitablement sa place au fascisme.
La condition de la victoire du prolétariat est la liquidation de la
direction actuelle. Le mot d'ordre de l'"unité" devient, dans ces
conditions, non seulement une bêtise, mais un crime. Aucune unité avec les
agents de l'impérialisme français et de la Société des Nations. A leur
direction perfide, il faut opposer les comités d'action révolutionnaires. On
ne peut construire ces comités qu'en démasquant impitoyablement la politique
antirévolutionnaire de la prétendue "gauche révolutionnaire", Marceau Pivert
en tête. Des illusions et des doutes à cet égard ne peuvent, bien entendu,
avoir place dans nos rangs.
Notes
[1] Les candidats socialistes et communistes s'étaient, dans de nombreux
cas, désistés au second tour pour le candidat radical, généralement mieux
placé du fait même du mode de scrutin.
[2] Les bagarres de Limoges, le 17 novembre 1935, avaient revêtu le même
caractère révolutionnaire que celles de Brest et Toulon au début d'août.
Cependant, la propagande des partis socialiste et communiste, les mises en
garde contre les "provocateurs", les appels réitérés au gouvernement pour
une action contre les factieux contribuaient à limiter la portée de ces
événements et, d'une certaine manière, à empêcher leur renouvellement.