Nick Beams, secrétaire national du
Socialist Equality Party (Australie) et membre du Comité Editorial International
du WSWS, a donné deux conférences à une école d'été du SEP à Ann Arbor Michigan
en août 2007. Les conférences sont consacrées à certains des conflits cruciaux
concernant la politique économique en Union soviétique au cours des années
1920. L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions
mises en avant par l'universitaire anglais Geoffrey Swain dans son livre Trotsky publié en 2006.
Des développements complémentaires sur ce point peuvent être trouvés dans Leon
Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification de
David North.
Ce qui suit est la première partie de la
conférence portant sur la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul
pays ».
Ce serait une erreur de croire que les
questions qui surgirent dans ce qu'on appelle les débats économiques en Union
soviétique, culminant dans le conflit à propos du socialisme dans un seul pays,
se soient cantonnées simplement aux questions économiques. En fait, les
questions de perspective économique incluaient toutes les questions les plus
fondamentales : l'appréciation des perspectives internationales et les
probabilités d'une révolution socialiste, les relations entre la classe
ouvrière et la paysannerie en Union soviétique, le plan par opposition au
marché dans la construction d'une économie socialiste, les relations entre
différentes sections de l'industrie, et enfin, mais en rien moins important, la
relation entre le développement économique et l'avancement culturel de la
classe ouvrière et l'impact de ces processus sur le régime du parti.
La forme prise par la lutte entre les
différentes tendances a été influencée à chaque étape par le contexte
international au sein duquel elle se développait. De même, les positions
adoptées par les différentes tendances avaient des implications importantes
pour le développement du mouvement socialiste international.
Le premier point à souligner en étudiant
cette période, c'est qu'aucun des participants n'est entré dans la lutte
concernant le développement économique de l'Union soviétique avec un plan
préconçu. En fait, il n'aurait pas pu y avoir un tel plan parce que personne
n'imaginait une discussion sur les perspectives économiques dans un Etat
ouvrier isolé entouré par des puissances capitalistes hostiles. Personne
n'imaginait que la révolution puisse survivre pour une période prolongée sans
la victoire de la classe ouvrière dans au moins un ou plusieurs des principaux
pays européens, et certainement personne n'envisageait la construction du
socialisme dans la seule Russie.
Au cours de la lutte contre Trotsky et
l'Opposition de gauche, un des refrains constants de Staline et de ses
partisans était que s'il n'était pas possible de construire le socialisme dans
un seul pays, alors à quoi cela avait-il servi de faire la révolution ?
Nier la possibilité de construire le socialisme en Union soviétique,
indépendamment de savoir si la classe ouvrière parvenait au pouvoir dans les
pays capitalistes avancés, c'était, affirmaient-ils, saper la légitimité
historique de la Révolution russe.
L'argument était complètement spécieux. La
légitimité historique de la Révolution russe tirait son origine non de la
possibilité de créer une Russie socialiste isolée, mais du fait qu'elle constituait
le coup inaugural de la révolution socialiste mondiale. Les contradictions du
système capitaliste mondial — qui avaient violemment explosé dans la Première
Guerre mondiale, menaçant la civilisation d'un retour à la barbarie — s'étaient
développé de façon telle que la possibilité qu'une section de la classe
ouvrière parvienne au pouvoir s'était d'abord présentée et avait été saisie,
non dans un des pays capitalistes avancés, mais dans un pays arriéré, la
Russie. Pendant toute la période conduisant à l'insurrection, Lénine avait
insisté pour dire qu'il était de la responsabilité de la classe ouvrière de
prendre le pouvoir, non parce qu'elle pouvait établir le socialisme dans un
seul pays, mais afin d'ouvrir la voie à la conquête du pouvoir par le prolétariat
européen et international.
Les partis de la Seconde Internationale
avaient trahi la classe ouvrière et la cause du socialisme lorsqu'ils avaient,
les uns après les autres, soutenu leur « propre » classe dirigeante
dans la guerre. Il était nécessaire non seulement d'utiliser l'arme de la
critique en dénonçant cette trahison et en dévoilant le rôle de la Deuxième
Internationale, mais de passer à la critique des armes en se saisissant
effectivement du pouvoir.
Rosa Luxembourg
La révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg
qui ne s’était en aucune façon abstenue de critiquer certaines décisions
politiques prises par les bolcheviques n'avait pas de doute quant à la signification
durable de la révolution. Celle-ci tenait dans le fait que « les
bolcheviks [avaient] fondé leur politique entièrement sur la révolution
prolétarienne mondiale. » Lénine et Trotsky, concluait-elle, ont été les
premiers « qui aient montré l'exemple au prolétariat mondial ; ils
sont jusqu'ici encore les seuls qui puisent s'écrier avec Hutten : “J'ai
osé !”. C'est ce qui est essentiel et durable dans la politique des
bolcheviques. Dans ce sens, il leur appartient d'avoir rendu un service
politique immortel en marchant à la tête du prolétariat international pour la
conquête du pouvoir politique, d’avoir posé en pratique le problème de la
réalisation du socialisme ainsi que d’avoir avancé puissamment dans le
règlement de compte entre le Capital et le Travail au niveau mondial. En
Russie, le problème pouvait seulement être posé. Il ne pouvait pas être résolu
en Russie. Et dans ce sens, l’avenir appartient en tous lieux au
“bolchevisme”. »
Quatre-vingt-dix ans plus tard, cette
appréciation n’a rien perdu de sa pertinence. J’ai abordé ces points en
préliminaire parce que nous entendons parfois avancer l’argument que, compte
tenu de tout ce qui a suivi, et des énormes problèmes créés par l’isolement du
premier Etat ouvrier, il aurait mieux valu que la révolution n’ait pas eu lieu.
Notre mouvement a une perspective
complètement différente. La révolution socialiste de la période qui vient aura
une forme très différente de la Révolution russe. Mais elle sera conduite et
organisée par ceux qui ont assimilés toutes les leçons de la première tentative
par la classe ouvrière internationale de conquérir et d’établir le socialisme.
Les premières mesures prises par les
bolcheviques lors de leur accession au pouvoir ne constituaient pas des
avancées majeures en direction de la socialisation de l'économie. Le premier
décret économique majeur a été la nationalisation de la terre. En cela le
gouvernement révolutionnaire ne faisait que reprendre le programme du parti
paysan, le Parti révolutionnaire socialiste. La terre fut nationalisée, mais
les paysans avaient le droit à son usage. Dans son essence, ce décret ne
faisait pas beaucoup plus que de prendre acte du résultat de la guerre de la
paysannerie contre les propriétaires terriens qui avait constitué une
composante si décisive du soulèvement révolutionnaire.
Du point de vue du développement du
programme socialiste dans le domaine agricole, programme fondé sur le
développement à grande échelle des méthodes de production industrielles et
mettant un terme à ce que Marx appelait l'idiotie de la vie rurale, la
politique dans la question de la terre constituait un pas en arrière. La taille
de certaines des plus grandes propriétés agricoles fut réduite du fait que la
terre fut allouée aux paysans les plus pauvres, et la taille moyenne des
parcelles a diminué alors que le nombre de ménages paysans dotés de terres
augmentait, les paysans pauvres et sans terre ayant bénéficié des
redistributions. Il n’y avait pas de politique générale, ou de décision
particulière en fait de taille des parcelles. Chaque village avait pris ses
propres dispositions et il y avait de grandes variations tant au sein d’une
région qu'entre les différentes régions.
En ce qui concerne l'industrie, l'un des
premiers décrets majeurs, publié le 21 novembre 1917, concernait le
« contrôle ouvrier ». Il donnait aux comités d'usines, qui avaient
déjà acquis certains pouvoirs sous le gouvernement provisoire, une autorité
supplémentaire. Ils pouvaient intervenir activement dans tous les aspects de la
production et de la distribution, et avaient le droit de superviser la
production, d'obtenir des données sur les coûts et d'établir des indicateurs de
production. Les propriétaires devaient rendre disponibles tous les comptes et
les documents administratifs. Le secret commercial était aboli. [1]
Les bolcheviques ne sont pas entrés dans la
révolution avec un quelconque plan de nationalisation de toute l'industrie ou
même des secteurs clés, à part les banques et les transports. Dans un article
publié à la veille de la révolution et intitulé « Les bolcheviques
garderont-ils le pouvoir ? » Lénine montrait clairement que la
question cruciale était d'établir le pouvoir politique. La politique économique
était subordonnée à cet objectif.
« Ce n'est pas, écrivait-il, dans la
confiscation des biens des capitalistes que sera en effet le
« noeud » de l'affaire, mais ce sera précisément dans le contrôle
national, universel, exercé par les ouvriers sur les capitalistes et sur leurs
partisans éventuels. La seule confiscation ne servira à rien, car elle ne
comporte aucun élément d'organisation, rien qui contrôle la justesse de la
répartition. Nous remplacerons facilement la confiscation par la levée d'un
impôt équitable... »
[2]
Le gouvernement révolutionnaire établit le
Conseil supérieur de l'économie nationale le 15 décembre 1917 et définit sa
tâche comme l'organisation de l'économie nationale et des finances publiques,
travaillant en collaboration avec les autorités locales ainsi que les usines,
les syndicats et les organisations de la classe ouvrière. Alors que la
nationalisation commençait, ce n'était pas une priorité centrale. Souvent les
nationalisations ayant lieu étaient dues à l’initiative d'organisations
locales. De fait, en janvier 1918 et à nouveau en avril le Conseil supérieur
déclara qu'aucune nationalisation ne devait intervenir sans son autorisation
explicite, ajoutant à la seconde occasion que toute entreprise nationalisée
sans son autorisation ne recevrait pas de financement.
En juin 1918, la situation changea
dramatiquement. Il y eut alors une large vague d'expropriation du capital.
Cette transformation n'avait pas pour origine un changement de la doctrine,
mais de la situation extérieure. Le déclenchement de la guerre civile, provoqué
dans une large mesure par la décision des puissances impérialistes d'intervenir
et d’aboutir au renversement du gouvernement bolchevique, signifiait que la
bourgeoisie et les détenteurs de capitaux qui auraient pu, dans d'autres
circonstances, accepter de se soumettre au contrôle ouvrier, n'étaient plus
prêts à le faire. Dès le premier jour après la conquête du pouvoir, le cabinet
américain discutait de la situation en Russie et de comment il pourrait
intervenir. En Angleterre, Churchill parlait de la nécessité d'étrangler le
bébé bolchevique au berceau. Les Français, les plus gros créanciers du régime
tsariste, étaient déterminés à renverser la situation, alors que la bourgeoisie
allemande et le haut commandement militaire posaient leurs exigences pour
l'appropriation de larges zones de la Russie et de ses ressources comme
condition à la paix.
Ceci conduisit à une situation où, à
l'intérieur de la Russie, la bourgeoisie refusait la perte du pouvoir...
celle-ci n’était qu'un revers temporaire qui serait rapidement surmonté avec
l'assistance d'amis à l'extérieur et des alliés. Ce fut l'impulsion politique
du programme de nationalisation.
Comme Trotsky l'expliquait en 1920 :
« Lorsqu'on s'est emparé du pouvoir, il
est impossible d'accepter, à son gré, certaines conséquences de cet acte et de
rejeter les autres. Si la bourgeoisie capitaliste transforme consciemment et
malignement la désorganisation de la production en un moyen de lutte politique
pour récupérer le pouvoir d'Etat, le prolétariat doit s'engager dans la voie de
la socialisation, sans se demander si cela lui est avantageux ou non à ce
moment donné. Et lorsqu'il s'est chargé de la production, le prolétariat est
contraint, sous la pression d'une nécessité de fer, d'apprendre par lui-même,
par l'expérience, à accomplir cette tâche si difficile qui consiste à organiser
l'économie socialiste. Lorsqu'il est à cheval, le cavalier est obligé de guider
son cheval, sous peine de se casser le cou. » [3]
Deux années plus tard, dans son rapport au
Quatrième Congrès de l'Internationale communiste, tenu en novembre 1922,
Trotsky développait plus avant les raisons ayant conduit à la nationalisation
de l'industrie. Dans une guerre civile, expliquait-il, des décisions doivent
être prises qui du point de vue du développement économique sont complètement
irrationnelles, mais qui sont politiquement nécessaires — comme de faire sauter
des ponts.
Il serait parfaitement justifié pour un Etat
ouvrier de réaliser l'expropriation de la bourgeoisie pourvu qu'il soit capable
d'organiser le développement de l'économie sur de nouvelles fondations. Ce
n'était cependant pas la situation en Russie en 1917-18. Les capacités
organisationnelles de l'Etat ouvrier se situaient bien en deçà des tâches
posées par une nationalisation totale. Mais la guerre civile faisait de la nationalisation
une nécessité. Autrement dit, des mesures qui étaient irrationnelles d'un point
de vue économique étaient politiquement nécessaires.
Et le facteur clé donnant lieu au
développement de cette irrationalité était le caractère contradictoire de la
révolution elle-même. La classe ouvrière était d'abord parvenue au pouvoir, non
en Europe de l'Ouest mais en Russie. Si la révolution socialiste avait eu lieu
dans le prolongement d'une victoire en Europe, alors les événements auraient
pris une tournure très différente. La bourgeoisie russe n'aurait pas osé lever
le petit doigt contre la révolution et il aurait été possible de procéder à la
réorganisation de l'industrie dans une relative tranquillité.
Toutefois, la situation à laquelle faisaient
face les bolcheviques était très différente. Dans des conditions où le Capital
demeurait dominant dans le reste du monde, la bourgeoisie russe refusait de
prendre la révolution au sérieux.
« Les premiers décrets du pouvoir
révolutionnaire furent accueillis par des sarcasmes : on n’en tenait pas
compte, on ne les appliquait pas. Il n’était pas jusqu’aux vendeurs de journaux
— qui, pourtant, n’ont jamais brillé par la bravoure — qui ont refusé de
prendre au sérieux les mesures révolutionnaires les plus importantes du gouvernement
ouvrier. Il semblait à la bourgeoisie que tout cela n’était qu’une farce
tragique, qu’un malentendu. Comment pouvait-on apprendre à la bourgeoisie et à
ses laquais à respecter le nouveau pouvoir, sinon en lui enlevant sa
propriété ? Il n’y avait pas d’autre moyen. Chaque fabrique, chaque
banque, chaque bureau, chaque boutique, chaque cabinet de réception d’avocat
était une forteresse dressée contre nous (…) Il nous fallait terrasser
l’ennemi, lui enlever ses sources de ravitaillement sans nous inquiéter si
notre organisation économique pouvait emboîter le pas. » [4]
Les expropriations entreprises en 1918
étaient du point de vue économique « irrationnelles ». Mais cela sert
uniquement à démontrer que le monde n’est pas gouverné par la rationalité économique
— si c’était le cas, la bourgeoisie aurait cédé sa place depuis longtemps —
mais que la révolution socialiste est nécessaire de façon à ce que la raison
puisse être introduite dans la régulation de la vie sociale et économique.
La tâche économique impérative à laquelle
devait faire face le gouvernement révolutionnaire en 1918 était le
ravitaillement de l’Armée rouge maintenant engagée dans une guerre civile à la
vie et à la mort, à la fois contre les anciennes classes dirigeantes de Russie
et contre la bourgeoisie impérialiste des Etats-Unis et d’Europe… et même de
forces interventionnistes situées aussi loin que l’Australie. Cela constitua la
base de ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de communisme de guerre.
Trotsky passant en revue les troupes de l’Armée rouge
Le fondement central du communisme de guerre
fut la réquisition des surplus de grain des paysans pour fournir l’Armée rouge
et nourrir les villes. La politique industrielle impliquait des échanges entre
entreprises d’Etat de plus en plus souvent sans intervention de la monnaie, qui
perdait progressivement sa valeur. Selon une résolution du second congrès des
Conseils économiques de toutes les Russies, les entreprises d’Etat devaient
livrer leurs produits aux autres entreprises d’Etat sans paiement et les
chemins de fer et la flotte marchande devaient transporter gratuitement les
produits de toutes les entreprises d’Etat. Le but de cette proposition,
déclarait la résolution, était d’« aboutir à l’élimination finale de toute
influence de l’argent sur les relations des unités économiques. » [5]
L’argent avait perdu sa fonction à
l’intérieur du secteur de l’économie d’Etat et ne jouait quasiment plus aucun
rôle. La monnaie était tellement dévaluée que l’historien économique de la
Russie soviétique, Alec Nove, se souvient qu’enfant, il avait tendu un billet
d’une valeur nominale considérable à un mendiant pour se voir répondre qu’il
était sans valeur. Tandis que la monnaie perdait toute sa valeur, le commerce
privé était déclaré illégal et la nationalisation fut étendue à pratiquement
toutes les entreprises, avec la croyance qu’on était en train d’établir une
économie socialiste. Bien entendu, pour autant que le « communisme »,
basé sur l’égalité, était établi, c’était un communisme de la pauvreté.
Néanmoins, les mesures du communisme de guerre étaient considérées comme étant
la première pierre d’un système socialiste.
Considérées du point de vue de la Russie
appauvrie, de telles conceptions étaient totalement irrationnelles. Comment
alors ont-elles pu surgir ? La réponse tient dans le fait qu’elles ont été
développées sur la base de la perspective qui avait animée la révolution dès
l’origine — que la prise du pouvoir en Russie n’était que le prélude immédiat à
la révolution socialiste européenne.
Comme devait l’expliquer plus tard Trotsky,
bien que le communisme de guerre ait été imposé à l’Etat ouvrier, il y avait
certaines attentes qu’il pourrait conduire au socialisme sans aucun tournant
économique majeur. Ceci était fondé sur la croyance que le développement
révolutionnaire en Europe de l’Ouest se produirait plus rapidement que ce ne
fut le cas.
« À plus forte raison pouvions-nous
supposer alors que, si le prolétariat s’emparait du pouvoir en 1919, il
prendrait à sa remorque notre pays arriéré au point de vue économique et
culturel, nous aiderait avec sa technique et son organisation et nous
permettrait ainsi d’arriver en corrigeant et en modifiant les méthodes de notre
communisme de guerre, à l’économie véritablement socialiste. Oui, nous
espérions qu’il en serait ainsi. Notre politique ne s’est jamais basée sur
l’atténuation des possibilités et des perspectives révolutionnaires. Au
contraire, en tant que force révolutionnaire vive, nous avons toujours cherché
à élargir ces possibilités, à les épuiser complètement. » [6]
Tout en maintenant la perspective qu’une
révolution européenne puisse survenir assez rapidement, Trotsky, en même temps,
n’entretenait aucun espoir quant à une quelconque assistance de l’Ouest pour
alléger les charges qui écrasaient l’Etat ouvrier, soit sous forme de
concessions — l’établissement de projets d’investissements sous propriété
étrangère en Russie soviétique — soit sous forme de prêts. Après tout, en tant
que chef de l’Armée rouge, Trotsky était engagé dans la lutte au jour le jour
pour repousser la contre-révolution soutenue par l’impérialisme.
La prise en compte de ces problèmes aide à
démasquer les pures falsifications proposées par Geoffrey Swain et les
obscurités dans les analyses de l’historien Richard Day sur lequel Swain tente
de s’appuyer.
A la première page de son livre, Swain
écrit : « Richard Day, écrivant il y a plus de 30 ans, soutenait de
façon convaincante que Trotsky, loin d’être un internationaliste, croyait
fermement à la possibilité du socialisme dans un seul pays. » [7]
Tout d’abord, ceci est une complète
falsification de ce que Day écrivait vraiment. « La question opératoire
pour Trotsky, écrivait-il, n’était pas de savoir si la Russie pouvait
construire le socialisme avant la révolution internationale, mais de comment
élaborer une planification stratégique optimale, prenant en compte la division
internationale du travail actuelle et future. » [8]
Selon Day, durant la période du communisme
de guerre, deux tendances émergèrent au sein du parti bolchevique, l’une
« isolationniste », l’autre « intégrationniste ». Les
isolationnistes tendaient à considérer la Russie soviétique comme en exil de
l’économie mondiale, tandis que les intégrationnistes maintenaient que la
Russie devait reprendre sa place dans les affaires internationales. Si la
position de Trotsky avait été en accord avec l’interprétation que l’on fait de
la perspective de la révolution permanente, continuait-il, alors Trotsky se
serait retrouvé dans la catégorie intégrationniste.
« Pour bénéficier d’une meilleure
alternative, il aurait souscrit à la conception largement répandue que tous les
moyens possibles devaient être employés pour demander une aide économique de
l’étranger, y compris à la fois par la restauration du commerce international
et même des investissements étrangers provenant de l’Europe capitaliste. Mais
il est établi qu’en fait, il apparut comme le théoricien central de
l’isolationnisme économique. » [9]
Mais contrairement à ce que croit Day, il
n’y avait rien de contradictoire dans la position de Trotsky. Il insistait pour
dire qu’aucune confiance ne pouvait être placée dans une assistance économique
de l’Ouest et que, du fait de la situation économique fragilisée de la Russie
soviétique, les puissances impérialistes chercheraient à utiliser n’importe
quelles concessions économiques comme un moyen de miner l’Etat ouvrier, tout
comme elles cherchaient à le faire par des moyens militaires.
Au début de 1920, lorsque le blocus
économique des alliés sur la Russie fut levé, Lénine entretint des espoirs
qu’une assistance économique pourrait suivre prochainement. Trotsky soutint un
point de vue différent. En févier 1920, il notait que si des relations
économiques avec l’Europe étaient rétablies dans des conditions de reprise
économique, cela pourrait être bénéfique pour la construction socialiste. Mais
il y avait aussi une autre possibilité, plus probable celle-ci :
« Compte tenu de la continuation de la
détérioration économique, les termes nous serons dictés par les marchands
mondiaux qui ont des réserves de denrées à leur disposition. D’une façon ou
d’une autre, ils nous réduiront à la position d’un pays colonial
asservi. » [10]
Comme Richard Day le notait dans un article
ultérieur sur les politiques économiques de l’Opposition de gauche, Trotsky
avait été « réticent pour restaurer le contact avec l’Europe avant que le
rétablissement propre de la Russie fut en marche, craignant que des termes défavorables
soient dictés et que les bolcheviques ne soient forcés à reconnaître les dettes
tsaristes en échange “d’une livre de thé et d’une boite de lait en
poudre”. » [11]
La conviction de Trotsky que les concessions
et les prêts seraient extrêmement limités et liés à des conditions visant à
affaiblir l’Etat ouvrier, se vérifia. A la conférence de Gênes d’Avril 1922,
convoquée par Lloyd George pour tenter une réorganisation économique de
l’Europe sous tutelle britannique, les exigences des puissances impérialistes
pour la dénationalisation et le paiement des dettes tsaristes furent si sévères
que, avant même le début de la conférence, Lénine insista qu’il était temps de
mettre le holà.
En dépit des espoirs des bolcheviques à
propos des chances d’un développement accéléré de la révolution socialiste en
Europe de l’Ouest, le programme du communisme de guerre était voué à l’échec.
Le problème de base était que si le programme de réquisition des grains
pouvait, du moins pour un temps, assurer l’approvisionnement de l’Armée rouge,
il ne pouvait pas assurer l’approvisionnement des villes en produits agricoles,
sans lequel il n’était pas possible de poursuivre l’industrialisation. Les
paysans avaient rejoint les bolcheviques au cours de la guerre civile, comprenant
par une amère expérience qu’ils étaient les seuls à pouvoir empêcher le retour
des propriétaires terriens. Mais le soutien aux politiques économiques du
nouveau régime était une autre affaire. L’attitude des paysans était résumée
dans la formule selon laquelle tout en soutenant les bolcheviques, ils
s’opposaient aux communistes.
A la fin de 1919, il était clair que, même
si la politique en place pouvait continuer pour un temps, la société allait,
dans le long terme, faire face à un effondrement, à moins que l’on ne procédât
à une réorientation radicale.
Le premier mouvement dans cette direction
vint de Trotsky au début de 1920. Sur la base d’observations qu'il avait faites
alors qu'il séjournait dans l'Oural, il avança la proposition de mettre fin au
programme de réquisition des grains et de le remplacer par un impôt en nature.
Selon cette proposition, le paysan, tout en ayant à fournir du grain à l'Etat,
aurait été en mesure d'améliorer son sort individuel. En février 1920, il
soumit sa proposition au Comité central.
« La politique actuelle de réquisition
égalisatrice d'après les normes d'approvisionnement, de responsabilité mutuelle
à la livraison et de répartition égalisatrice des produits de l'industrie mène
à une réduction de l'agriculture, à une pulvérisation du prolétariat industriel
et menace de briser définitivement la vie économique du pays »,
écrivait-il.
« Les ressources de l'approvisionnement
peuvent bientôt s'épuiser ; c'est une menace contre laquelle ne peut agir
aucun appareil de réquisition, même perfectionné. On peut combattre de telles
tendances de dégradation économique par les méthodes suivantes :
1° En remplaçant le prélèvement fait sur les excédents par une certaine
défalcation (%) — quelque chose comme un impôt progressif sur le revenu prélevé
en nature— et en calculant ainsi que la culture la plus étendue ou la mieux
menée présentent quand même un avantage ;
2° En établissant une plus exacte correspondance entre les produits industriels
fournis aux paysans et la quantité de céréales versées par eux, non seulement
par cantons et bourgs, mais même par ménages. » [12]
Lénine, toutefois, s'opposa à la proposition
et elle fut défaite par 11 votes contre 4 au comité central. Le neuvième
congrès du parti se tint en mars 1920. Trotsky ne soumit pas la proposition à
cette occasion, mais en collaboration avec Lénine avança des mesures pour une
application encore plus rigoureuse des politiques du communisme de guerre.
A suivre
Notes:
1. Alec Nove, An Economic History of
the USSR, Penguin, 1990, p. 42.
2. Nove, p. 37. Traduction française
reprise de « Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? », sur le site
marxist.org :
http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/bol-pou/vil19171001-21.htm
3. Nove, p. 75. Traduction française reprise
du Ch. 8 de Terrorisme et communisme, d'après le site marxist.org :
http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/t_c/t_c_9.htm
4. Leon Trotsky, The First Five Years
of the Comintern, Volume 2, New Park, 1974, p. 227.
Traduction française « Les Cinq
premières années de l'I.C. », reprise du site trotsky-œuvre.org :
http://www.trotsky-oeuvre.org/22/11/221114.html
5. Nove, p. 57.
6. Trotsky, The First Five Years of
the Comintern, Volume 2, p. 230. Traduction française
de « Les Cinq premières années de l'I.C. », reprise de
http://www.trotsky-oeuvre.org/22/11/221114.html
7. Geoffrey Swain, Trotsky,
Longman, 2006, p. 1.
8. Richard Day, Leon Trotsky and the
Politics of Economic Isolation, Cambridge University Press, 2004, p.4.
9. Day, p. 5.
10. Day, p. 27.
11. Richard Day, “Trotsky and
Preobrazhensky: The Troubled Unity of the Left Opposition,” in: Studies in
Comparative Communism, 1977, p. 73.
12. Trotsky, My Life, Penguin,
1988, p. 482. « Ma vie », Traduction française
reprise du site http://www.marxists.org : http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv40.htm