Ci-dessous la première partie d'une
conférence donnée à l'école d'été du Parti de l’égalité socialiste qui s'est
tenue à Ann Arbor, dans le Michigan, en août 2007. La seconde et la troisième
partie seront postées dans les jours prochains.
Camarades, l'année prochaine marquera le 70e
anniversaire de la fondation de la Quatrième Internationale, le parti mondial
de la révolution socialiste, qui est aujourd'hui incarnée et conduite par notre
mouvement mondial, le Comité international de la Quatrième Internationale
(CIQI).
Personne ne niera que d'immenses changements
sont intervenus durant les sept dernières décennies, qui ont connu une guerre
mondiale de même que des guerres régionales innombrables, l'extension de la
bureaucratie stalinienne en Europe de l'Est, puis son auto-liquidation, la
montée et la dégénérescence ultérieure des mouvements anticoloniaux et
l’anéantissement du mouvement ouvrier officiel, pays après pays.
Malgré tout, les questions essentielles que la
fondation de la Quatrième Internationale devait affronter et qui furent posées
de façon si intransigeante par Léon Trotsky dans les années et les mois
précédant son assassinat, n’ont rien perdu de leur acuité. C'est-à-dire que
l'époque historique dans laquelle nous vivons demeure celle de la révolution
socialiste mondiale, qui a sa source dans les contradictions sociales et
économiques inconciliables du capitalisme mondial. Le problème politique
essentiel posé à l'humanité par cette époque — celui de résoudre la crise de la
direction au sein de la classe ouvrière par l'intermédiaire du développement
d'un parti mondial armé d'une stratégie internationale de révolution socialiste
— n'a jamais été posé avec plus d'intensité.
En 1992, à la suite de la dissolution de
l'Union soviétique, le Comité international dressa un bilan de cet événement
ainsi que d’expériences précédentes et arriva à la conclusion que, du fait des
décennies de trahisons de la part des vieilles directions bureaucratiques et de
leur impact sur la conscience de la classe ouvrière, il était nécessaire de
surmonter non seulement une crise de direction dans la classe ouvrière, mais
aussi une crise de perspective. Notre tâche consistait à combattre pour un
renouveau de la culture socialiste dans la classe ouvrière, une tâche à
laquelle s’est voué le World Socialist Web Site et de même cette école.
Dans des conditions où une radicalisation
croissante de la classe ouvrière devient évidente partout dans le monde, une
étude sérieuse de l’histoire de la Quatrième Internationale est une préparation
décisive pour les luttes à venir. C’est seulement ce parti qui a su assimiler
consciemment les expériences stratégiques de la classe ouvrière au cours des
luttes capitales et souvent tragiques du vingtième siècle.
Ainsi que nous l’avons étudié dans des
conférences précédentes, la décision de fonder la Quatrième Internationale a
été prise en 1933 en réponse à la catastrophe ayant eu lieu en Allemagne.
L’arrivée au pouvoir de Hitler, sans aucune résistance organisée de la classe
ouvrière, et l’absence de toute discussion subséquente au sein de
l’Internationale communiste sur les implications et les causes de cette défaite
sans précédent, prouva de façon définitive que la Troisième Internationale
était morte pour tout ce qui concernait les objectifs révolutionnaires, ayant
été transformée en une agence de la bureaucratie du Kremlin et un organisateur
de défaites pour la classe ouvrière.
La décision de Trotsky d’appeler à la
construction d’une nouvelle Internationale ne fut de toute évidence pas prise à
la légère. Au cours de la décennie précédente, il avait insisté sur le fait
que, en dépit des crimes de la direction stalinienne, la lutte pour réformer
l’Internationale communiste et ramener ses sections au programme
révolutionnaire de ses quatre premiers congrès ne pouvait pas être
prématurément abandonnée.
Toutefois, la victoire de Hitler fut, pour la
Troisième Internationale ce que fut le vote des crédits de guerre pour la
Seconde : la preuve certaine qu’elle était finie en tant qu’organisation
révolutionnaire. Un nouveau parti révolutionnaire mondial était nécessaire.
Pour Trotsky, l’appel à la construction d’une
nouvelle Internationale n’était pas — comme beaucoup de ses opposants
centristes le concevaient — seulement une question tactique ou
organisationnelle, mais plutôt une nécessité historique qui ne pouvait être
différée.
Cette conception était étayée par son analyse
du régime soviétique dans le sillage de la catastrophe allemande et qui a été
examinée dans une conférence précédente sur La Révolution trahie. Les
intérêts matériels de la bureaucratie qui avait usurpé à la fois le pouvoir
politique en Union soviétique et la direction de la Troisième Internationale
étaient opposés de façon inconciliable à ceux de la classe ouvrière. Cet
appareil bureaucratique contre-révolutionnaire ne pouvait être réformé, mais
devait être renversé par les moyens d’une révolution politique.
La fondation de ce nouveau parti international
fut préparée par la lutte conduite par Trotsky et l’Opposition de gauche entre
1923 et 1933, une décennie où Trotsky et ses partisans combattirent le
développement de la bureaucratie stalinienne et soumirent ses zigzags programmatiques
à une critique impitoyable. Au cours de cette lutte, les questions
fondamentales de la stratégie et des tactiques marxistes furent défendues et
positivement développées, avec parmi les plus importants apports, la
perspective et le programme de l’internationalisme révolutionnaire s’opposant à
l’orientation nationaliste réformiste de la bureaucratie de Moscou.
Des forces furent rassemblées autour de
l’Opposition de gauche internationale sur la base d’un accord sur les
expériences stratégiques fondamentales de la classe ouvrière, comprenant les
trahisons de la grève générale en Angleterre et celle de la Révolution chinoise
ainsi qu’une défense de la perspective de la révolution permanente contre la
théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays.
Trotsky était plus conscient que quiconque de
l’impact des défaites subies par la classe ouvrière du fait des trahisons du
stalinisme et de la social-démocratie, et il était très conscient de la taille
relativement modeste des forces adhérant au programme de l’Opposition
internationale de gauche. Cependant, son pronostic historique était fondé sur
un optimisme scientifiquement fondé disant que la crise du capitalisme était
insoluble et qu’un programme politique correct ouvrirait un passage à la classe
ouvrière. Celle-ci, en dépit de ces trahisons, restait une classe
révolutionnaire qui entrait dans de nombreux pays dans des luttes de masse d’un
caractère objectivement révolutionnaire.
Le
bureau de Londres
Les cinq années qui séparèrent l’appel de
Trotsky en faveur de la Quatrième Internationale en 1933 de la tenue d’une
conférence fondatrice en 1938 furent marquées par une lutte continuelle contre
un vaste éventail d’organisations politiquement centristes, actives durant
cette période, en particulier en Europe, qui pour beaucoup d’entre elles
manifestaient de la sympathie avec la perspective de Trotsky et dont certaines
se déclarèrent en faveur de la Quatrième Internationale.
La lutte contre le centrisme et la nécessité
pour le mouvement trotskyste d'intervenir dans ce milieu fut posée de façon
aiguë au cours de l'été 1933, quand l'ILP britannique (Independent Labour
Party) convoqua une conférence ouverte à toutes les organisations ne faisant
pas partie de la Seconde ou de la Troisième Internationale pour tirer les
leçons de la crise qu'affrontait le mouvement ouvrier international face à la
victoire nazie. Le mouvement trotskyste décida de participer à cette conférence
afin de lutter pour ses positions et de tenter de gagner les meilleurs éléments
présents à la lutte en faveur de la Quatrième Internationale.
Cette intervention fut formalisée dans la
« Déclaration des quatre », un document signé par l'Opposition de
gauche internationale, le SAP allemand (Sozialistische Arbeiterpartei —Parti socialiste
des travailleurs) et deux organisations néerlandaises qui devaient par la suite
fusionner sous la direction de Henricus Sneevliet.
Le but primordial énoncé dans cette
déclaration était celui de la formation de la Quatrième Internationale dans les
meilleurs délais possibles :
« Tout en étant près à coopérer avec
toutes les organisations, groupes et factions qui se développent réellement
depuis le réformisme ou le centrisme bureaucratique (stalinisme) en direction
d'une politique marxiste révolutionnaire, les soussignés, en même temps,
déclarent que la nouvelle Internationale ne peut tolérer aucune conciliation en
direction du réformisme ou du centrisme. L'unité nécessaire du mouvement de la
classe ouvrière peut être atteinte non pas en brouillant les conceptions
réformistes et révolutionnaires, ni en s’adaptant à la politique stalinienne,
mais uniquement en combattant les politiques des deux Internationales en
faillite. Pour demeurer en accord avec sa mission, la nouvelle Internationale
ne doit autoriser aucune déviation des principes révolutionnaires sur les
questions de l'insurrection, de la dictature du prolétariat, de la forme
soviétique de l'Etat, etc. » (1)
Cette déclaration établissait l'attitude de
principe que la Quatrième Internationale naissante prit envers ces partis
centristes, qui à ce moment allaient nettement à gauche. Le mouvement
trotskyste était obligé de conduire cette intervention à la fois pour clarifier
les questions politiques qui le séparait du centrisme et pour gagner à sa cause
les meilleurs éléments qui, autrement, auraient pu se retrouver piégés dans ce
milieu.
Nous avons déjà, dans deux précédentes
conférences, examiné les trajectoires politiques de deux des plus importants de
ces partis — le POUM espagnol et le SAP allemand.
Il est important de faire un bref exposé à
propos de certaines autres organisations du camp centriste durant la même
période. Parmi les plus connues se trouvait l'ILP anglais, une organisation qui
avait précédé le Labour Party, auquel il avait été longtemps affilié. Imprégné
de pacifisme et même de croyances chrétiennes, il s'était opposé à la Première
Guerre mondiale, ce qui avait entraîné l'incarcération de ses principaux
dirigeants, dont Fenner Brockway.
En 1920, il se désaffiliait de la Deuxième
Internationale et montrait de la sympathie pour l'Union soviétique. Ses
hésitations centristes entre le réformisme et la révolution trouvèrent leur
expression singulière dans sa requête d'être admis dans la Troisième
Internationale avec une dispense spéciale l'autorisant à désavouer le soutien à
l'insurrection armée. Inutile de dire que sa candidature fut refusée. Au début
des années 1920, il se joignit avec d'autres groupes socialistes de gauche dans
un groupement qui fut connu sous le nom d'Internationale deux et demie.
L'appel de l'ILP pour la conférence
internationale de 1933 vint moins d'une année après qu'il se soit désaffilié du
Parti travailliste et qu'il ait commencé son virage à gauche.
Un autre parti, le PSOP français (Parti
socialiste ouvrier et paysan) était dirigé par Marceau Pivert, qui avait
rejoint le Parti socialiste français (SFIO) en 1919 et resta constamment dans
l'aile gauche de ce parti. Il était membre de la tendance « Bataille
socialiste », qui refusait de soutenir un gouvernement bourgeois et en 1935
il fonda la faction de la « Gauche révolutionnaire ». En sus de son
rôle strictement politique, Pivert était également engagé dans la production
d'un certain nombre de films politiques et sous le Front populaire, on lui
donna la responsabilité du secteur des médias français [en tant que
« responsable du contrôle de l’information » auprès de Blum, ndt],
qui comprenait la presse, la radio et le cinéma.
Pivert accueillit favorablement les grèves de
masse et les occupations d'usine, publiant l'article de 1936 « Tout est
possible », dans lequel il appelait à l'action révolutionnaire. (Le Parti communiste
stalinien français publia une réponse, « Non ! Tout n’est pas possible ! »
défendant la politique pro-capitaliste du gouvernement du Front populaire).
Pivert fut exclu de la SFIO du fait de ses
opinions de gauche et il fonda alors le PSOP. Toutefois, chez Pivert, la
politique de gauche coexistait avec l’adhésion à la franc-maçonnerie, une
organisation dominée par une moralité et une hypocrisie petite-bourgeoise qui
dissimulait délibérément la nature des divisions de classes. Son PSOP se
désagrégea avec le déclenchement de la guerre, et après la guerre, il revint en
France pour rejoindre la SFIO.
Ensuite, il y avait le groupe néerlandais
dirigé par Henricus Sneevliet. En tant que jeune travailleur des chemins de
fer, Sneevliet avait mené un certain nombre de luttes militantes, y compris un
mouvement d'envergure nationale en soutien aux marins en grève. Désabusé par
l'incapacité du conservatisme syndical et des bureaucraties sociales-démocrates
à soutenir ces actions, il quitta la Hollande pour les Indes orientales
néerlandaises, l'ancienne colonie qui correspond à peu près à l'Indonésie
actuelle. Là, il organisa à la fois un syndicat du rail et une société
socialiste qui regroupa les travailleurs hollandais et indonésiens dans une
organisation commune. Avec la guerre et la Révolution russe, son travail
politique rencontra un succès grandissant, y compris parmi les troupes
néerlandaises, ce qui conduisit à son expulsion par les autorités coloniales.
L'Internationale communiste lui confia des
responsabilités de premier plan, y compris comme son représentant en Chine où
il devint l'un des fondateurs du Parti communiste chinois. Il se heurta
rapidement à la direction stalinienne du parti néerlandais, rompant avec lui en
1927. En 1933, il fut emprisonné pour avoir soutenu publiquement une mutinerie
par des marins sur un navire de guerre au large des Indes néerlandaises,
l'appelant le coup d'envoi de la révolution coloniale. Il ne fut libéré que
suite à son élection au parlement.
Bien qu'il s'affiliât à la Ligue communiste
internationale (le nom adopté par l'Opposition internationale de gauche
trotskiste après 1933), il rompit avec elle cinq ans plus tard. Il ne voulait
pas subordonner les considérations de tactique nationale concernant son travail
syndical en Hollande à la tâche stratégique de construire un nouveau parti
révolutionnaire international et s'opposait à la critique par Trotsky du rôle
du POUM espagnol. Sneevliet procéda à la dissolution de son parti après
l'occupation allemande et fonda un groupe de résistance sous le nom de Front
Marx-Lénine-Luxemburg. Capturé par les nazis, il fut fusillé en 1942.
Organisés de façon peu stricte dans le dénommé
Bureau de Londres, connu officiellement en tant que Bureau international de
l'unité révolutionnaire socialiste, la plupart des ces partis se composaient
d'organisations ayant fait sécession soit de la Seconde soit de la Troisième
Internationale, mais ayant adopté une position centriste entre ces
Internationales et la lutte de Trotsky pour construire la Quatrième.
Le Bureau de Londres était un organisme sans
bannière politique claire, certains de ses affiliés faisant mouvement vers la
droite, d'autres vers la gauche, certains s'orientant vers la
social-démocratie, d'autres vers le stalinisme. Le NAP norvégien et le Parti
socialiste suédois, qui figuraient parmi les piliers de l'organisation,
finirent par retourner dans le giron de la social-démocratie en tant que
participants à des gouvernements capitalistes. A la fin, tous ces groupes, dont
certains étaient nettement plus grands que les partis adhérents à la Quatrième
Internationale disparurent, confirmant la prédiction de Trotsky à l'égard de
ces organisations dans le « Programme de transition » que
« L'époque des guerres et des révolutions ne laissera pas d'elles pierre
sur pierre ». La trace de toutes ces organisations est en effet à peine
discernable après la Deuxième Guerre mondiale.
Les directions de ces groupes disparates
n'étaient unies que par leur insistance sur la nécessité d'une organisation
internationale « large » et « dépourvue de sectarisme », ce
par quoi elles entendaient rester libres de poursuivre leurs propres intérêts
et de s'orienter vers diverses parties des directions bureaucratiques existant
dans leurs environnements politiques nationaux respectifs.
La croissance du centrisme durant cette
période avait des racines politiques objectives profondes. D'un côté, la crise
catastrophique et systémique du capitalisme qui caractérisait les années 1930
avait rendu les programmes des partis affiliés à la Deuxième Internationale,
qui proposaient l'amélioration graduelle de la condition de la classe ouvrière
par le moyen d'une accumulation de réformes successives plutôt que par la
révolution sociale, manifestement non viables. De l'autre côté,
l'Internationale communiste, qui disposait toujours du soutien de millions de
travailleurs dans le monde sur la base de sa fausse identification avec la
révolution d'Octobre 1917, se révélait incapable d’organiser la classe ouvrière
dans des buts révolutionnaires et y était hostile.
En fin de compte, le centrisme représentait —
et continue de représenter — une agence secondaire de l'impérialisme, dont les
tâches spécifiques consistent à bloquer le chemin du parti révolutionnaire en
direction de la classe ouvrière et à dresser des obstacles idéologiques aux
processus de clarification théoriques et politiques à l'œuvre dans la classe
ouvrière.
Nombre de ces groupes étaient prêts à se
déclarer formellement en faveur de l'internationalisme et à accepter que la
bureaucratie stalinienne avait trahi la classe ouvrière et opprimé les
authentiques bolcheviks léninistes en Union soviétique. Sur le principe, ils
étaient même prêts à accepter la nécessité d'une nouvelle Internationale. Mais
en pratique, ils maintenaient que le temps n'était pas arrivé, que l'appel de
Trotsky était prématuré et qu'une nouvelle Internationale ne pouvait pas être
créée dans une période de défaites.
Trotsky insistait sur la nécessité de
distinguer entre le centrisme des ouvriers, qui passent inévitablement par des
phases de centrisme et même d'organisations centristes sur leur route vers la
révolution, du centrisme professionnel des dirigeants de ces organisations,
dont la tâche consiste à contenir le mouvement des travailleurs et à le ramener
sur les chemins inoffensifs du réformisme et de la subordination à la
bourgeoisie.
Trotsky cherchait patiemment à gagner à la
Quatrième Internationale ces couches de travailleurs qui transitaient par ces
organisations, tout en menant une lutte implacable contre l'opportunisme, le
scepticisme et le pessimisme qui prévalait à l'intérieur des directions de ces
groupes.
(1) Writings of Leon Trotsky[1933-44] (New
York: Pathfinder Press, 1972), pp. 49-52, traduction de l'anglais.