Adam Tooze, The Wages of Destruction: The Making and
Breaking of the Nazi Economy, Allen Lane: 2006, 832 pages, ouvrage qui
n’est pas encore traduit en français.
Soixante-quinze ans après la prise du pouvoir par le Parti national-socialiste
en Allemagne, le phénomène du parti dirigé par Hitler et l’immense
destruction perpétrée par son mouvement en l’espace d’un peu plus
d’une décennie restent encore un mystère pour bien des commentateurs.
Dans son édition spéciale (14 janvier 2008) marquant
l’anniversaire de la prise de pouvoir nazie, le célèbre magazine allemand
d’information Der Spiegel a titré son principal article « Le
triomphe de la folie. »
Dans la publication du 24 janvier du London Book Review,
l’historien stalinien chevronné Eric Hobsbawm est allé dans le même
sens : « Le fait est que personne, mais vraiment personne, n’a
pris la vraie mesure du national-socialisme d’Hitler, mouvement unique
jamais vu auparavant et dont les objectifs étaient rationnellement
inimaginables… »
Il ne fait pas de doute que le fascisme d’Hitler a été
responsable de dépravation et de brutalité humaines d’un niveau qui
continue, à juste titre, de choquer et horrifier encore aujourd’hui, mais
cela ne veut pas dire que sont mouvement est incompréhensible. En fait, il y a
eu ces dernières années un grand nombre de travaux de recherche qui ont jeté un
jour nouveau sur l’émergence et l’essor du national-socialisme.
Utilisant de nouvelles sources, dont d’importantes
archives rendues publiques suite à la chute du stalinisme dans l’ex Union
soviétique et l’Europe de l’Est, les historiens britanniques Ian Kershaw
et Richard Evans ont tous deux publié des travaux en plusieurs volumes qui
élargissent considérablement notre compréhension du contexte politique et
social qui ont conduit à l’accession au pouvoir d’Hitler lui-même,
notamment la biographie du dictateur en deux volumes de Kershaw (Hitler:
1889-1936: Hubris, and Hitler: 1936-1945: Nemesis) et les trois
volumes de Richard J. Evans sur le Troisième Reich (dont le troisième
n’est pas encore achevé.)
Une troisième contribution de grande valeur à cette vague
actuelle de recherches sur le national-socialisme est l’ouvrage de
l’historien britannique de l’Université de Cambridge, Adam Tooze, The
Wages of Destruction (Le salaire de la destruction) qui n’a pas
encore été traduit en français. Dans son livre, Tooze commence par identifier
et examiner les forces motrices économiques qui sous-tendent le projet national-socialiste
et ce faisant présente la première enquête approfondie de ce type depuis de
nombreuses décennies.
Tooze commence son livre par la célèbre citation de Karl Marx
selon laquelle « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font
pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls,
mais bien dans les conditions qu'ils trouvent directement et qui leur sont
données et transmises. » Tooze fait ensuite remarquer que Marx dans son
célèbre texte Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852) poursuit en
traitant d’une série d’aspects politiques et idéologiques sur le
régime de Louis Bonaparte au lieu de se contenter de présenter un discours sur
l’économie et les modes de production. De même, Tooze poursuit :
« C’est à raison … que les écrits récents sur le Troisième
Reich se sont intéressés à la politique et à l’idéologie. »
Néanmoins, une telle concentration sur la politique et
l’idéologie a aussi un prix. Depuis bien trop longtemps, il n’y a
pas eu de recherche sérieuse sur la signification des questions économiques concernant
l’accession des nazis au premier plan politique et au pouvoir. Tooze
entreprend la tâche de rectifier ceci et examine les contradictions économiques
explosives qui ont joué un rôle tellement crucial pour définir la voie du national-socialisme.
Ce n’est que sur la base de l’étude de la
signification de telles questions économiques que l’on peut expliquer le
soutien recueilli par le mouvement d’Hitler de la part
d’importantes sections de l’élite politique et patronale allemande.
Dans son introduction, Tooze avance sa thèse fondamentale:
« L’originalité du national-socialisme était que,
plutôt que d’accepter humblement une place pour l’Allemagne au sein
d’un ordre économique mondialisé dominé par les riches pays de langue
anglaise, Hitler chercha à mobiliser les frustrations refoulées de sa
population pour monter un défi épique contre cet ordre. Imitant ce que les Européens
avaient fait de par le monde pendant plus de trois siècles antérieurs,
l’Allemagne se constituerait son propre arrière-pays impérial ; se
saisissant une bonne fois pour toute d’un grand territoire à l’Est,
elle créerait une base d’autarcie pour sa richesse intérieure ainsi que
la plateforme nécessaire pour prévaloir contre les Etats-Unis dans la concurrence
entre superpuissances se préparant… L’agressivité du régime
d’Hitler peut ainsi être expliquée comme étant une réponse intelligible
aux tensions suscitées par le développement inégal du capitalisme mondialisé,
tensions qui sont bien sûr encore présentes aujourd’hui. »
Ce n’est qu’en se basant sur la compréhension de
cette « réponse intelligible » par le régime d’Hitler, réponse
que partageaient de larges couches de l’élite dirigeante et militaire
allemandes, que l’on peut expliquer la nature en définitive démente de la
campagne militaire d’Hitler au cours de laquelle l’Allemagne et ses
alliés fascistes menèrent une série de guerres simultanées contre toutes les
puissances impérialistes majeures.
Comme Tooze l’explique plus loin dans son livre,
d’autres aspects de la stratégie du national-socialisme qui sont souvent
qualifiés de tout simplement incompréhensibles, comme la campagne contre les
Juifs d’Europe et finalement leur extermination massive, ne peuvent être
vraiment comprises qu’en rapport avec les objectifs impérialistes fixés
par les dirigeants national-socialistes dans leur programme et déclarations de
politique. Comme le fait remarquer Tooze dans son introduction : « Je
mets l’accent sur les liens existant entre les guerres contre les Juifs
et les projets impérialistes plus larges du régime, entre le travail
obligatoire et la décision délibérée de faire mourir de faim »
Pour souligner son argument, Tooze cite de longs extraits du
livre peu connu d’Hitler Second Book (deuxième livre), un recueil
d’extraits tirés de discours faits par le dirigeant national-socialiste
vers la fin des années 1920. Rédigé quelque trois ans après Mein Kampf,
Hitler tourne progressivement son attention vers les questions économiques et
tout particulièrement le fossé économique et social qui se creuse entre
l’Europe et l’Amérique. Tooze cite un passage clé de Second Book :
« L’Européen rêve aujourd’hui d’un
niveau de vie, qu’il puise tant dans le potentiel de l’Europe que dans
les conditions réelles existant en Amérique. Du fait de la technologie moderne
et de la communication rendue possible par cette dernière, les relations internationales
entre les peuples sont devenues si proches que l’Européen, sans en être
pleinement conscient, mesure sa vie à l’aune des conditions de la vie
américaine… »
Hitler fait remarquer que, contrairement aux nations
européennes disparates, l’Amérique avait l’avantage d’un
immense marché interne et avait accès à d’abondantes réserves de matières
premières. En particulier, Hitler identifie l’industrie automobile à
l’exemple remarquable de la supériorité productive américaine. Du fait des
avantages liés à la taille et aux formes de production américaines, l’Allemagne,
dans la situation où elle se trouvait, ne serait jamais en mesure de
concurrencer l’industrie américaine.
Hitler estimait que les niveaux de production et le niveau de
vie allemands avaient un retard de 25 à 30 ans par rapport à ceux de
l’Amérique. Cet écart est confirmé par les statistiques de
l’époque. Le recensement de 1933 par exemple enregistre que près de 30
pour cent de la main-d'œuvre allemande travaillait encore dans
l’agriculture et Tooze présente d’autres documents montrant
clairement le bas niveau des salaires dans l’industrie allemande et le
développement limité de sa classe moyenne par rapport à la Grande-Bretagne ou à
l’Amérique.
La question dont Hitler traite dans Second Book était de
savoir comment supprimer cet écart. Il parvient à la conclusion de la nécessité
d’une expansion explosive du Reich allemand vers l’Est afin de se
garantir l’accès aux matières premières et à une main-d'œuvre
immensément décuplée. Comme le dit Tooze : « En d’autres
termes, le fordisme avait besoin d’espace vital [Lebensraum.] »
En même temps, Tooze écarte aussi toute illusion
qu’Hitler s’exprimait ou agissait à la manière d’un Européen
engagé: « Ce n’est pas qu’Hitler adhérait aux idées paneuropéennes.
Il considérait une telle suggestion comme dénuée d’intérêt, comme une ineptie
« juive ». La réponse européenne aux Etats-Unis devait être menée par
le pays européen le plus puissant », à savoir par l’Allemagne.
Tooze renforce sa présentation des facteurs économiques qui
conduisirent Hitler à développer son projet d’expansionnisme impérialiste
fondé sur la force militaire en faisant une comparaison entre le dictateur et
le chancelier de la Weimar et ministre des Affaires étrangères Gustav
Stresemann. Stresemann et Hitler étaient des ennemis déclarés, le premier un
défenseur engagé de la République de Weimar et le second un farouche opposant
de la République. Mais comme le fait remarquer Tooze, les deux hommes
partageaient une culture politique commune et chacun étudiait scrupuleusement
le point de vue de l’autre.
Stresemann était aussi tout à fait conscient des désavantages
économiques et sociaux partagés par l’Allemagne et l’Europe par
rapport à l’Amérique, mais Stresemann cherchait à résoudre ce problème en
grande partie par une coopération accrue avec les Etats-Unis. Là où les deux
hommes se rejoignaient, c’était sur la question de l’expansionnisme
vers l’Est. Suite au Traité de Brest-Litovsk qui avait mis fin à la Première
Guerre mondiale, Stresemann était un partisan véhément de l’expansion du
Reich allemand vers l’est (Grossraum), en particulier de l’annexion
par l’Allemagne de larges zones du territoire polonais, mais au moyen de
la diplomatie et du commerce plutôt que par la guerre et l’occupation impérialiste.
Le national-socialisme et le patronat allemand
La propre « stratégie Atlantis » de Stresemann vola
en éclats avec le crash boursier de 1929 et la crise économique qui s’ensuivit
et qui ouvrit la voie à la solution bien plus radicale d’Hitler contre
les maux de l’Allemagne. Caractéristique du changement politique
s’opérant au sein de l’élite allemande fut l’itinéraire du
président de la Reichsbank (banque allemande) sous Stresemann, Hjalmar Schacht
qui devint progressivement un déçu de la République de Weimar.
En 1932, Schacht avait participé à une campagne auprès des
grands patrons leur demandant de réclamer du président Hindenburg qu’il nommât
Adolf Hitler chancelier allemand et suite à la prise de pouvoir nazie en 1933,
Schacht retrouva son poste de directeur de la Reichsbank. A ce poste il joua un
rôle clé pendant les premières années clés du régime d’Hitler, intégrant
le grand patronat allemand et les intérêts bancaires dans la stratégie national-socialiste,
notamment en libérant du capital pour un programme de réarmement massif et de
préparation à la guerre.
Tooze résume la relation entre le grand patronat et les nazis
dans son chapitre intitulé « Le régime et le patronat allemand. » Tooze
écrit : « La réunion du 20 février (1933) et ses conséquences sont
les exemples les plus connus de la volonté du grand patronat d’aider
Hitler à mettre en place son régime dictatorial. La preuve ne peut être
réfutée. Rien ne suggère que les grands patrons allemands aient été remplis
d’une ferveur idéologique pour le national-socialisme, avant ou après le national-socialisme.
Hitler ne demanda pas non plus à Krupp et Cie de signer un programme
d’antisémitisme violent ou de guerre de conquête… Mais ce que Hitler
et son gouvernement promirent effectivement, c’était de mettre fin à la
démocratie parlementaire et de détruire la gauche allemande, et pour ces
promesses la plupart des grands patrons étaient prêts à payer un acompte
substantiel. »
Suite à la désastreuse politique de « fascisme social »
imposée au Parti communiste allemand par l’Internationale stalinienne, la
classe ouvrière allemande fut divisée et privée de la possibilité de conduire son
propre combat contre les fascistes. En avril 1933, Hitler fut en mesure de
réaliser les promesses qu’il avait faites aux grands patrons allemands.
Les bureaux des sociaux-démocrates, des communistes et des syndicats furent
saccagés par les troupes d’assaut nazies et des milliers de gens de
gauche furent enfermés dans les camps de concentration du national-socialisme.
Les personnalités en vue du patronat allemand observèrent avec
approbation ce processus, tout à fait conscients que la « destruction de
la gauche allemande » ouvrait des opportunités sans précédent pour des
profits accrus basés sur une intensification énorme de l’exploitation de
la main d’oeuvre. Cela devait trouver sa forme parachevée dans le recours
massif au travail obligatoire afin de réaliser les ambitions militaires du
Troisième Reich.
Sous le régime d’Hitler, la course pour rattraper le
niveau de production des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne se concentrait de
plus en plus sur la production en vue de la guerre. Au même moment, il
dissimula ses intentions en promettant au peuple allemand des améliorations de
leur niveau de vie. D’une manière typiquement démagogique, Hitler se
servit du Salon international de l’automobile de 1934 pour annoncer son
intention de produire « une voiture du peuple » voiture à la portée
de tous basée sur la production de masse et la consommation de masse. En
collaboration avec l’entreprise automobile Porsche, les plans de la
première Volkswagen allemande furent tracés. Mais comme le fait remarquer Tooze,
pas une voiture ne fut livrée à un civil durant toute la période du Troisième
Reich.
Bien que des dizaines de milliers d’Allemands aient payé
des centaines de millions de Reichsmarks en paiement d’avance pour une
telle voiture, l’ensemble de la production de la Coccinelle Volkswagen
durant la guerre fut allouée à l’usage de la bureaucratie nazie et de ses
alliés. Au même moment, la production dans les usines Porsche se concentrait de
plus en plus sur les tanks et les véhicules armés, tandis que le réseau des
routes construites à travers l’Allemagne était conçu pour faciliter la
livraison rapide de matériel militaire vers les différents fronts après le
début de la Deuxième Guerre mondiale en 1939.
Derrière un écran de fumée de discours dans les années 1930
mettant l’accent sur les ambitions pacifiques du Troisième Reich, Hitler
et la direction national-socialiste entreprirent systématiquement la
réorganisation de l’industrie et de la vie économique allemandes afin
d’atteindre des objectifs militaires bien définis. Initialement, Hitler calculait
que l’économie allemande serait en mesure de remplir ses quotas de
production et de mener la guerre seulement au début des années 1940, date à
laquelle il prévoyait de commencer la guerre. Tooze fait remarquer que dans le
courant des années 1930, Hitler scrutait avec anxiété les chiffres de la
production d’acier et de charbon qui étaient d’une importance
vitale pour les projets du Reich en matière de réarmement militaire.
Jusqu’en 1939, Hitler avait toujours espéré pouvoir éviter une guerre
avec la Grande-Bretagne et même gagner à lui la puissance impériale et en faire
une alliée.
L’occupation militaire rapide et réussie de la Tchécoslovaquie,
combinée à des signes accrus de crise économique en Allemagne, dont une récolte
particulièrement mauvaise, forcèrent Hitler à agir plus rapidement qu’il
ne le souhaitait. L’armée allemande envahit la Pologne et les dés furent
jetés. Le massacre de la Deuxième Guerre mondiale commençait.
Suite à l’entrée apparemment sans effort de la Wehrmacht
allemande en France, Hitler utilisa les vacillations perfides de Staline et de
la bureaucratie de Moscou pour ouvrir un autre front vers l’est. Suivant
les dispositions du pacte signé par Rippentrop et Molotov en août 1939,
l’Union soviétique livrait encore du matériel essentiel pour les
préparatifs de guerre d’Hitler l’année même, 1941, où le dictateur
allemand envoyait ses troupes à l’intérieur de la frontière soviétique.
Le travail obligatoire, la faim planifiée et l’extermination des
Juifs d’Europe
L’engagement de centaines de milliers de soldats
allemands à travers l’Europe de l’Est et de l’Ouest ainsi
qu’en Afrique du Nord eut des répercussions inévitables sur
l’économie allemande. Au début de l’année 1940, l’armée
allemande comptait plus de 5 millions d’hommes. De plus en plus, les
dirigeants de l’industrie attiraient l’attention sur le manque
croissant de main-d'œuvre dans les usines allemandes suite aux vagues de
conscription. Cette main-d'œuvre était nécessaire à la production de biens
de consommation courante, mais aussi notamment afin de remplir les quotas, en
constante augmentation, de la production militaire.
Suite à l’échec piteux d’un effort initial en 1940
visant à encourager les travailleurs polonais à travailler, sur la base du
volontariat, dans les usines allemandes, la direction national-socialiste mit
en place la déportation forcée de centaines de milliers de travailleurs
d’Europe de l’Est. Au même moment, l’occupation
« aryenne » de l’Europe de l’Est (Generalplan Ost)
dépendait du nombre gigantesque de travailleurs esclaves. Le dirigeant SS
Heinrich Himmler expliqua clairement les intentions de la direction en matière
de colonisation de l’Europe de l’Est lors d’une réunion de SS
en 1942 :
« Si nous ne remplissons pas nos camps d’esclaves,
dans cette salle j’ai l’intention de dire les choses très fermement
et très clairement, avec des travailleurs esclaves, qui construiront nos
villes, nos villages, nos fermes sans se préoccuper des pertes, alors même après
des années de guerre nous n’aurons pas suffisamment d’argent pour
pouvoir équiper les colonies de telle façon que les vrais germaniques puissent
y vivre et la première génération prendre racine. »
Le nombre total initial mis en avant pour la main
d’oeuvre nécessaire à la mise en place du Generalplan Ost tournait
autour de 400 000 à 800 000 ouvriers, des « Juifs, des Polonais
et des prisonniers de guerre soviétiques. » Les premiers camps installés
en Europe de l’Est opéraient comme réservoir de main-d'œuvre esclave
nécessaire aux projets de plus en plus démesurés de la direction national-socialiste.
Tooze traite abondamment de ce sujet dans son chapitre intitulé « Travail,
nourriture et génocide. »
Alors qu’Hitler avait fait de l’antisémitisme la
marque de fabrique de sa politique dès le début des années 1920 [1]
l’annihilation des Juifs d’Europe au cours de la Deuxième Guerre
mondiale ne peut être correctement comprise qu’en rapport avec la crise
croissante de la direction national-socialiste et de ses projets de
colonisation de l’Europe de l’Est, suite à une série de revers
militaires sur le front de l’Est. Tooze écrit : « Si l’on
accepte que tuer les Juifs était une fin idéologique en soi, voire une idée
fixe obsessionnelle de la direction nazie, alors il est même possible de voir
le programme du travail obligatoire et le génocide non pas tant comme une contradiction,
mais plutôt comme deux éléments complémentaires. La réussite de
Gauleiter (Fritz) Saukel à recruter des millions de travailleurs en provenance
d’Europe de l’Est et de l’Ouest donnait à penser que
l’on pouvait se passer des Juifs. »
Avec l’augmentation dans des proportions gigantesques des
victimes au sein de l’armée allemande, Hitler fut contraint de plus en
plus d’intensifier la mobilisation du travail obligatoire. Du début de
l’année 1942 jusqu’à l’été 1943, 2,8 millions de travailleurs
étrangers en tout furent transportés de force pour travailler dans les usines
allemandes. Les personnes les plus aptes physiquement parmi celles qui étaient
incarcérées dans les camps de travail et de concentration disséminés de par
l’Europe de l’Est, étaient sélectionnées pour travailler. Dans un
passage qui fait froid dans le dos, Tooze cite les critères requis par la
Wehrmacht, délinéant la relation existant entre nourriture disponible et force
de travail.
« Les concepts de travail normal, travail difficile et
travail extrêmement difficile doivent être considérés en termes objectifs,
indépendamment de considérations raciales, comme une consommation de calories
liée à l’effort musculaire. Il est illusoire de croire que l’on
peut obtenir la même performance de la part de 200 personnes inadéquatement nourries
que de 100 personnes convenablement nourries. Au contraire. Les 100
travailleurs bien nourris produisent beaucoup plus et leur embauche est
beaucoup plus rationnelle. Par contraste, les rations minimum distribuées pour
tout juste maintenir les gens en vie, puisqu’elles ne fournissent pas en
retour une performance équivalente, doivent être considérées, du point de vue
de l’économie de guerre nationale, comme pure perte, perte encore accrue
par les coûts de transport et d’administration. »
La logique à vous glacer le sang de cet argumentaire était
claire. Dans une situation où la nourriture était en quantité limitée, il était
préférable de se débarrasser d’une partie de la main d’œuvre
plutôt que de maintenir en vie des travailleurs mal nourris incapables de maintenir
les objectifs de production. Le manque de nourriture en pleine guerre devint
donc un élan puissant pour la décimation systématique d’une partie de la
main d’œuvre, qui selon l’idéologie nazie était de souche
inférieure, c'est-à-dire les Juifs d’Europe centrale et d’Europe de
l’Est. Tooze écrit : « En été 1942, ce fut
l’extermination concertée des Juifs polonais qui fournit le moyen le plus
immédiat et le plus sûr de faire en sorte qu’il soit possible
d’avoir de la nourriture à livrer en Allemagne. »
En fait, l’extermination de groupes entiers de la
population avait déjà été formulée par des idéologues nazis en 1941. Alors que
la solution finale et le Generalplan Ost demeuraient secrets, le plan
appelé Plan de la faim avait été largement discuté dans les milieux dirigeants
du national-socialisme au début de 1941. Formulé par l’idéologue raciste
Herbert Backe, le plan envisageait l’extermination systématique de 30
millions de personnes en Union soviétique occidentale afin de libérer les
céréales ukrainiennes (le panier à pain ukrainien) pour la consommation
allemande. Seuls les revers subis par le haut commandement de l’armée
allemande sur le front de l’Est firent que ce plan ne fut pas mis à
exécution.
Sur ce point, Tooze consacre un chapitre de son livre au rôle
joué par Albert Speer qui avait été nommé nazi responsable de la production de
guerre suite à la mort dans un accident d’avion en 1942 du ministre des
armements et de la production de guerre, Fritz Todt. Speer est un personnage
controversé dans les recherches historiques allemandes récentes, notamment
suite à sa réhabilitation partielle par le célèbre biographe allemand
d’Hitler, Joachim Fest. Mais Tooze dit très clairement que loin
d’être juste un laquais obéissant de la direction national-socialiste qui
avait été tenu dans l’ignorance sur bien des crimes nazis les plus
abominables, Speer avait en fait une grande responsabilité dans
l’intensification massive du régime des travaux forcés en Allemagne et en
Europe de l’Est, en très étroite collaboration avec les SS.
Les derniers chapitres de l’important livre de Tooze
traitent des défaites et revers croissants subis par les nazis au moment où ses
plans pour un Reich de mille ans se dénouaient en l’espace de quelques
mois. Alors que l’entrée en guerre des Etats-Unis avec leur capacité
productive énorme servit à renforcer puissamment l’alliance des pays
capitalistes occidentaux s’opposant à Hitler, le coup le plus dévastateur
contre la Wehrmacht vint du front de l’Est. Malgré les énormes trahisons
et vacillations de la direction stalinienne, le peuple et les soldats
soviétiques se rallièrent avec une détermination féroce pour repousser l’invasion
nazie. Des historiens occidentaux ont souvent parlé d’un « miracle
de l’armement » pour décrire la transformation de l’économie
allemande en production principalement de guerre.
Tooze énonce une thèse différente et écrit : « S’il
y eut un véritable "miracle de l’armement" en 1942, il se
produisit non pas en Allemagne, mais dans les usines d’armement de l’Oural.
Bien qu’elle ait subi des pertes et des perturbations territoriales ayant
pour conséquence une chute de 25 pour cent de son produit national,
l’Union soviétique en 1942 réussit à dépasser la production allemande
dans quasiment chaque catégorie d’armement. » Ce sont les revers de
l’armée allemande aux mains des troupes soviétiques sur le front de l’Est
qui, en fin de compte, ont marqué la fin du Reich.
Dans son dernier chapitre, Tooze retourne au soutien accordé
par le patronat allemand au projet national-socialiste et dit clairement que,
alors qu’il existait des tensions entre les patrons de l’industrie
et des finances quant à la politique de guerre et au programme international
d’Hitler, « l’autoritarisme de la coalition d’Hitler à
l’intérieur du pays leur plaisait bien, ainsi que les gros profits qui en
découlèrent à partir de la moitié des années 1930. »
Tooze s’oppose à la thèse de Götz Aly
Le livre de Tooze sert d’antidote rafraîchissant et très
nécessaire à certaines des théories les plus absurdes qui circulent
actuellement sur la nature de la dictature national-socialiste. En particulier,
Tooze s’est directement opposé à la thèse ridicule mise en avant par
l’historien allemand Götz Aly dans son récent ouvrage Hitler’s beneficiaries :
Plunder, Racial War and the Nazi Welfare State.
Alors que Tooze est tout à fait explicite concernant les
forces de classe et les intérêts élitistes qui contribuèrent à mettre le national-socialisme
en selle, Götz Aly a une approche très différente. Comme Aly l’a dit dans
le journal Die Welt : « Parce que j’étais plus conscient,
dès le départ j’ai été perturbé par le fait que l’on rejette de
façon partiale toute responsabilité sur l’industrie allemande, les
banques, etc. »
Pour Aly, le national-socialisme représentait une expérience
sans précédent de distribution équitable de la richesse sociale. Le national-socialisme
créa « un niveau d’égalité et de mobilité sociale vers le haut, jusque-là
inconnus. »
Ce qu’il faut souligner au sujet du national-socialisme,
d’après Aly, n’est pas la brutalité d’un régime basé sur les
camps de concentration et les salles de torture des SS, mais bien plutôt la
promotion pernicieuse par Hitler d’un Etat providence qui profiterait à
tous les Allemands. Aly écrit : « Celui qui cherche à comprendre le
succès destructeur du national-socialisme doit aussi examiner l’envers de
la politique de destruction… la dictature moderne, social politique,
réchauffée, basée sur des faveurs. »
Une lecture attentive du livre de Tooze réduit à néant les
tentatives de Aly visant à blanchir le rôle du patronat et de l’industrie
allemands dans la montée au pouvoir des nazis. En même temps, dans différents
articles et discours (notamment à l’université Humboldt de Berlin) Tooze
a directement abordé les distorsions historiques faites par Aly. D’après Tooze,
les déclarations scandaleuses d’Aly sont « contraires à toutes les
preuves empiriques et à tout corpus théorique économique. »
Tooze démontre qu’Aly est totalement sélectif et partial
dans l’utilisation de ses sources lorsqu’il cherche à démontrer que
l’industrie allemande subissait la coercition des nazis et que les
Allemands ordinaires jouissaient d’un niveau de vie favorable durant la
guerre au détriment des Juifs expropriés et des autres nationalités.
Tooze fait le commentaire suivant dans sa polémique avec Aly: « De
récentes études… suggèrent que la coercition était loin d’être la
norme et que dans l’ensemble la politique industrielle du Troisième Reich
reposait sur un partenariat mutuellement profitable entre les autorités
publiques et la communauté patronale... »
De même, la déclaration de Aly selon laquelle l’économie
de guerre allemande était en grande partie renflouée par les réserves
étrangères confisquées n’est pas non plus étayée par des documents historiques.
Tooze remarque que, en fait, « la contribution relative de sources
étrangères et intérieures [à l’économie allemande] était le contraire de
ce que Aly prétendait – 25 pour cent étrangère et 75 pour cent
allemande. »
Tooze continue en faisant un parallèle entre les arguments
utilisés par Aly et le célèbre historien américain Daniel Goldhagen: « Alors
que Goldhagen parlait en termes indifférenciés des Allemands comme étant des antisémites
exterminateurs, Aly est tout aussi catégorique dans sa condamnation des
Allemands qu’il qualifie d’animaux apolitiques et sans
esprit. »
Pour finir, Tooze attire l’attention sur le programme
politique motivant Aly : Contrairement à Goldhagen « Aly …
instrumentalise de façon déclarée l’abominable histoire du Troisième
Reich à des fins polémiques actuelles. » Aly représente « un segment
de la gauche allemande qui aujourd’hui s’engage dans un rejet
absolu de l’Etat providence, légitimé par le fait que Aly associe
l’égalitarisme social avec le national-socialisme. » [2]
Alors que Tooze entreprend l’étude des racines et
motivation économiques du national-socialisme dans The Wages of Destruction
avec une attention minutieuse du détail et du document historique que
l’on attend d’un historien de premier plan, il explique aussi
clairement que le système qui a crée le fascisme est toujours présent
aujourd’hui. Comme cela apparaît dans la citation déjà mentionnée :
« L’agressivité du régime d’Hitler peut ainsi être expliquée
comme étant une réponse intelligible aux tensions suscitées par le
développement inégal du capitalisme mondialisé, tensions qui sont bien sûr
encore présentes aujourd’hui. »
Cet ouvrage est fortement recommandé.
Notes:
1.L’antisémitisme
d’Hitler était lié de façon cruciale à sa virulente opposition et haine
du mouvement ouvrier socialiste organisé: « Quand j’ai reconnu le
Juif comme le dirigeant de la social-démocratie, j’ai vu clair. Une
longue lutte profonde était venue à terme. » (Mein Kampf)
2.A la fin des années 1960
et au début des années 1970, Götz Aly militait dans les milieux politiques
maoïstes. « Il était membre de Rotan Zellen et fondateur du
magazine Hochschulkampf. Entre 1971 et 1973 Aly était membre de Roten Hilfe
maoïste et d’après ses propres souvenirs il sympathisait alors avec la
Faction armée rouge. » (Taz)
A bien des
égards, l’itinéraire politique de Aly ressemble à celui des gauchistes
français et anciens maoïstes et staliniens qui devinrent ensuite les opposants
les plus virulents du socialisme. (Voir Le livre noir du communisme, de Stéphane Courtois et compagnie, qui fait partie du mouvement conduit
par l’ex membre du PCF François Furet et d’autres ex maoïstes.)