Le texte qui suit est la troisième partie d’une
conférence prononcée par Nick Beams, le secrétaire national du Parti de
l’égalité socialiste et le candidat pour New South Wales, lors de
réunions électorales du SEP à Sydney le 18 novembre, à Perth le 20 novembre et
à Melbourne le 21 novembre. La première partie a été publiée le
8 décembre et la deuxième
partie le 10 décembre.
La révolution de février 1917 en Russie débuta par une
manifestation de femmes protestant contre le manque de pain. Leur lutte a
rapidement rallié d’autres sections de la classe ouvrière. Le tsar a
appelé les troupes sur lesquelles son régime avait compté pour défendre la
capitale lors des événements tumultueux de 1905. Mais après qu’elles
eurent refusé de faire feu sur les manifestants et les a plutôt rejoints,
c’en était fait de l’autocratie tsariste.
La révolution de février a vu naître un nouvel ordre, mais
ce furent des jumeaux qui naquirent. Deux centres du pouvoir se
formèrent : le gouvernement provisoire, formé des partis bourgeois et
paysans, et les Soviets ou conseils ouvriers, qui avaient été crées dans la
révolution de 1905 et qui furent rapidement établis de nouveau en février 1917.
Tous les partis socialistes, y compris les bolcheviques, ont tout d’abord
donné un soutien conditionnel au gouvernement provisoire.
Lorsqu’il est revenu en Russie au début
d’avril, Lénine a lancé une bombe politique : il a insisté pour que
le Parti bolchevique entreprenne de prendre la tête de la classe ouvrière pour
conquérir le pouvoir politique. La résistance au sein de la direction du parti
à la perspective mise de l’avant par Lénine était importante. Bien que ce
ne fut pas explicitement dit par Lénine, il fut reconnu qu’il adoptait en
fait la perspective de Trotsky.
Pourquoi ce changement ? La révolution de février
avait fait la démonstration que la paysannerie ne pouvait pas jouer un rôle
indépendant. La « dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie » s’était réalisée sous la forme du gouvernement
provisoire, au sein duquel les partis bourgeois gouvernaient avec le soutien
des partis paysans.
Le gouvernement a tout d’abord joui du soutien des
masses et des Soviets au sein desquels les bolcheviques ne formaient
qu’une petite minorité.
Mais le gouvernement provisoire ne pouvait pas satisfaire
les demandes des masses. Il ne pouvait pas mettre fin à la guerre, parce que la
bourgeoisie russe était liée par un millier de liens aux puissances
impérialistes occidentales et, de plus, elle avait ses propres objectifs de
conquête. Il ne pouvait pas donner son soutien aux rebellions de la paysannerie
contre les grands propriétaires terriens, la bourgeoisie étant liée à cette
classe et craignant que la fin de la propriété de la terre ne se termine par la
remise en question de toutes les formes de propriété. Et il ne pouvait pas non
plus mettre fin à l’oppression nationale qui avait caractérisé la Russie tsariste.
En bref, le gouvernement provisoire avait été mis au
pouvoir par un mouvement qu’il n’avait pas préparé, qu’il ne
voulait pas et dont il ne pouvait pas satisfaire les demandes. Ce sont là les
bases objectives de la deuxième révolution, la révolution d’Octobre.
De février à octobre, on a assisté à un mouvement vers la
gauche. Ce mouvement s’accéléra après que la tentative de coup
d’état du général Kornilov en août et septembre eut révélé la complicité
du gouvernement provisoire avec la contre-révolution. Le soutien pour les
bolcheviques croissait sans cesse dans les Soviets, alors que les partis
soutenant le gouvernement provisoire bourgeois devenaient de plus en plus
discrédités aux yeux de la classe ouvrière.
Mais la situation en Russie n’était pas le seul
facteur motivant la révolution du 25 octobre. En mettant de l’avant ses
demandes pour la saisie du pouvoir, Lénine était avant tout guidé par la
situation internationale. La révolution russe n’était pas une question
russe, mais le coup d’envoi de la révolution mondiale. Il était
nécessaire de prendre le pouvoir en Russie pour montrer à la classe ouvrière
internationale la voie pour sortir de la barbarie de la guerre et de
l’impasse dans laquelle elle avait été amenée par les trahisons de ses
propres dirigeants.
L’insurrection a donné le pouvoir aux soviets. Dès le
commencement, ils furent combattus par les partis bourgeois et leurs principaux
alliés, les mencheviques, par les soi-disant socialistes modérés et par
l’aile droite du parti basé sur la paysannerie, les
sociaux-révolutionnaires. Selon ces forces, les bolcheviques étaient des
anarchistes, des putschistes et la prise du pouvoir n’était pas légitime.
Une fois le gouvernement provisoire renversé,
l’attention de toutes ces forces se tourna vers l’Assemblée
constituante, qui fut convoquée en janvier 1918. La tenue de cette assemblée
était une revendication de longue date du mouvement socialiste et démocratique.
Mais les événements l’avaient dépassée. Aucun des partis insistant pour
que l’Assemblée constituante forme le gouvernement ne reconnaissait la
légitimité de la révolution et le fait que le pouvoir politique se trouvait entre
les mains des Soviets.
Aussi, l’Assemblée constituante ne pouvait être
qu’un point de ralliement pour les organisateurs de la contre-révolution.
Elle fut dispersée et disparut de la scène. Comme un social-révolutionnaire
l’a dit plus tard, elle est morte « à cause de l’indifférence
avec laquelle le peuple a répondu à sa dissolution ».
Nous ne pouvons pas ici revoir l’histoire de la
dégénérescence du premier État ouvrier et de la montée de la bureaucratie
stalinienne, si ce n’est que pour établir les points les plus
fondamentaux.
La dégénérescence de l’État ouvrier n’était pas
le résultat inévitable du marxisme ou du bolchevisme, encore moins de la
dispersion de l’Assemblée constituante. Cette dégénérescence était le
produit de l’isolement de la révolution. La perspective de Lénine et de
Trotsky était que si la révolution ne s’étendait pas à l’Europe de
l’Ouest, alors il n’y avait pas de possibilité de garder le
pouvoir. Et dans les faits, la révolution ne fut pas élargie à cause des
trahisons des dirigeants sociaux-démocrates de la classe ouvrière. Mais, la
révolution ne fut pas renversée non plus.
Cependant, cet isolement eut des conséquences terribles. Ce
fut le principal facteur de la dégénérescence de l’Etat ouvrier et de
l’usurpation du pouvoir politique par une bureaucratie cancéreuse dirigée
par Staline. Cet appareil organisa le meurtre de tous les bolcheviques qui
avaient mené la révolution et ce processus atteint son point culminant dans
l’assassinat de Léon Trotsky en 1940. Les staliniens jouèrent un rôle
central dans la défense de l’ordre capitaliste jusqu’à la
capitulation devant la bourgeoisie en 1991 et la restauration du capitalisme.
Les perspectives du socialisme
Quelles sont les perspectives du socialisme au 21e
siècle ? La Révolution russe a-t-elle épuisé son rôle historique, pouvant
être considérée aujourd’hui comme une expérience intéressante, mais ne
contenant aucune leçon essentielle pour aujourd’hui ? Pour répondre
à ces questions, nous devons étudier le processus historique lui-même.
La Première Guerre mondiale et la Révolution russe furent
le résultat de ce qui était, comme nous pouvons maintenant le constater après
coup, la première phase de la mondialisation capitaliste. Les importants
développements économiques qui avaient transformé le monde durant la période de
1871 à 1914 intensifièrent au plus haut point toutes les contradictions du mode
de production capitaliste.
Il y a 90 ans, la révolution socialiste mondiale fut la
perspective qui guida les bolcheviques. Mais la première tentative d’engager
cette révolution ne réussit pas et l’humanité en paya un terrible prix.
Au cours des trois décennies suivantes, le monde subit la dépression, le
chômage de masse, le fascisme, les horreurs innommables de l’Holocauste
et la mort de dizaines de millions de personnes dans une guerre qui conduisit
ultimement à l’utilisation d’armes atomiques.
Une période de relative stabilité s’en suivit, et même
un redressement des fortunes du capitalisme, un nouveau développement
économique semblant reléguer dans le passé les problèmes de la première moitié
du 20e siècle. Mais à la fin des années 1960, alors que le boum
d’après-guerre s’achevait, il y eut de par le monde l’éruption
d’une série de luttes potentiellement révolutionnaires de la classe
ouvrière — la grève générale de mai et juin 1968 en France, l’« automne
chaud » en Italie, la chute du gouvernement conservateur Heath en
Grande-Bretagne en 1973-74, l’effondrement du régime Salazar au Portugal
en 1975. Mais dans aucune de ces luttes, la classe ouvrière ne fut en mesure de
lutter pour le pouvoir politique en raison des trahisons de ses dirigeants.
Après avoir utilisé ces trahisons pour stabiliser sa
position, la bourgeoisie se lança dans une offensive contre la classe ouvrière.
Cet assaut a débuté dans la seconde moitié des années 1970 et se poursuit
encore à ce jour. Au cours des 30 dernières années, la classe ouvrière a essuyé
de nombreux reculs et défaites. La perspective du socialisme semblerait
s’être effacée, et peut-être même rendue complètement impossible.
Trente ans représentent une période considérable dans la
vie d’un individu. Pour ceux de la vieille génération, il semblerait que
les espoirs de leur jeunesse ont été anéantis, tandis que les plus jeunes
sentent qu’il n’existe rien, du moins dans un passé immédiat, sur
quoi ils pourraient baser leur désir de changement.
Une période de trois décennies peut sembler longue. Mais à
l’échelle de l’histoire, considérant les vastes changements dans
les processus économiques et les rapports sociaux et culturels, ce n’est
qu’un bref intermède.
Et quels changements se sont produits ! Nous avons été
témoins durant la dernière période de la transformation de la structure même du
capitalisme mondial. Nous avons vécu la deuxième phase de la mondialisation
capitaliste, par laquelle le monde entier est devenu une seule unité économique
indivisible, chacune de ses parties étant inséparablement liée à toutes les
autres.
Quelles sont les implications pour la perspective du
socialisme ? Tournons-nous vers certaines règles de base de la politique
marxiste.
Notre perspective est fondée sur la conception que les
conditions objectives nécessaires pour le socialisme se retrouvent dans les
contradictions du système capitalisme lui-même. À un certain point, ces contradictions
mènent à un effondrement de l’ordre capitaliste et à une crise historique
du régime capitaliste.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? La réponse est
claire. Les processus de la mondialisation économique ont intensifié à un
niveau sans précédent les contradictions entre l’économie mondiale et le
système des Etats-nations. En d’autres mots, en se rapportant de nouveau
à la citation de Marx, les forces productives matérielles de la société sont
entrées en conflit avec les rapports actuels de production. Tout comme lors de
la période qui a précédé la première Guerre mondiale, ce conflit
s’exprime à travers l’intensification des rivalités
inter-impérialistes. C’est pourquoi, soudainement, nous entendons le
président américain parler de troisième Guerre mondiale.
De plus, les vastes changements économiques des trente
dernières années ont complètement miné la puissance économique relative des
Etats-Unis, qui fut un facteur si crucial dans la stabilisation du capitalisme
mondial après la Deuxième Guerre mondiale. Plutôt qu’une force stabilisatrice, les Etats-Unis
constituent maintenant le facteur le plus déstabilisateur de l’économie
et de la politique mondiales. Leur recours de plus en plus important au
militarisme perturbe toutes les relations entre les puissances capitalistes,
tandis que l’intensification de leur crise financière menace de déclencher
un effondrement économique mondial catastrophique. Dans son livre
« Impérialisme », Lénine aborde la question de la montée du
parasitisme durant la période ayant précédé la première Guerre mondiale. Mais
les processus auxquels Lénine faisait référence paraissent dérisoires par
rapport à ceux qui prennent place aujourd’hui.
Et qu’en est-il de la position de la classe ouvrière,
la seule force sociale capable de renverser le capitalisme ? Le processus de mondialisation
a eu pour résultat d’augmenter massivement cette classe et d’en
élargir l’étendue géographique.
Au cours des deux dernières décennies, un peu moins même
dans certains cas, des millions de paysans et de petits producteurs, en Chine,
en Inde, en Amérique latine, en Afrique, partout de par le monde, sont devenus
des salariés impliqués dans le processus global de production. Il y a 50 ans,
plusieurs académiciens érudits – et moins érudits – prétendaient
que les prédictions de Marx à propos de la prolétarisation de la majorité de la
population mondiale ne s’étaient pas réalisées à cause de la
prépondérance de la paysannerie. L’histoire a maintenant rattrapé Marx.
Il y a un autre effet, très décisif, de la mondialisation.
Une étude des problèmes complexes auxquels étaient confrontés les bolcheviques
après la révolution d’Octobre, révèle le niveau et l’intensité de
l’opposition des couches de la classe moyenne au sein de l’appareil
d’État et les difficultés que cela causait. Aujourd’hui, les
soi-disant cols blancs, employés soit par l’État ou par les grandes
compagnies, n’occupent plus une position sociale privilégiée. Ils sont
aussi susceptibles que les autres sections de la classe ouvrière de voir leurs emplois
éliminés et leurs salaires et conditions de travail réduits.
Et qu’en est-il des facteurs subjectifs, et la question
si importante de la direction ? Une étude de l’histoire du 20e
siècle montre que ce ne sont certainement pas les occasions qui ont manqué à la
classe ouvrière, si elle était armée d’une direction révolutionnaire, de
répéter l’expérience d’Octobre 1917. C’est précisément
l’absence d’une telle direction, et le rôle contre-révolutionnaire
de la social-démocratie et du stalinisme, qui a permis à la bourgeoisie de
rester en selle.
Mais dans ce cas également, l’histoire a fait son
œuvre. Partout à travers le monde, les partis du stalinisme et de la
social-démocratie, qui, il fut un temps, commandaient les masses de la classe
ouvrière, ne sont plus que des coquilles vides. Écrivant à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky prédisait
qu’il ne resterait plus une pierre de l’édifice de ces
organisations dépassées. Le processus a été plus long que prévu, mais
s’est néanmoins achevé.
Le sentiment de dégoût et d’hostilité ressenti par
des millions de personnes à l’égard du Parti travailliste, et qui a été
si manifeste durant cette campagne, fait partie de ce virage politique global
contre les vieux partis et leur direction. De plus, les tentatives faites par
les différentes organisations radicales de la classe moyenne d’insuffler
de la vie dans ces organisations moribondes par le biais des soi-disant
regroupements ont lamentablement échoué.
Quelles sont les implications ? Elles deviennent plus
apparentes lorsque nous posons la question : pourquoi n’y a-t-il pas
eu de révolution socialiste depuis que les bolcheviques ont pris le pouvoir il
y a 90 ans ? Deux principaux facteurs ont été à l’œuvre :
le rôle traître de la direction de la classe ouvrière, et la capacité du
capitalisme des États-Unis d’assurer une certaine stabilité à
l’ordre capitaliste mondial. Aujourd’hui, les vieux partis et les
anciennes organisations ne sont plus à la tête des masses comme c’était le
cas autrefois, et les États-Unis sont le principal facteur déstabilisant dans
l’économie et la politique mondiales.
Ces profonds changements auront des conséquences politiques
profondes. Il y a, à travers le monde, un sentiment d’insatisfaction
croissant parmi les gens ordinaires et un désir grandissant de changement.
Mais il y a encore un manque de compréhension sur comment résoudre les
problèmes sociaux. En d’autres termes, il y a une profonde crise de
perspective.
Ceci n’est pas le résultat d’une sorte
d’incapacité organique de la classe ouvrière, mais le résultat
d’événements historiques complexes. Mais les conditions évoluent
rapidement pour la résolution de cette crise de perspective.
C’est ici que se trouve le rôle décisif de notre
parti, le Comité international de la Quatrième Internationale, le mouvement
trotskyste mondial qui s’est consciemment basé sur les traditions du
bolchevisme et la défense des principes qui l’animait, au cours des quatre-vingt-dix
ans depuis la Révolution russe.
La tâche immédiate est la lutte pour le développement de la
conscience socialiste dans la classe ouvrière. Ce qui ne veut pas dire
qu’il faille convaincre les travailleurs de lutter contre le capitalisme.
De telles luttes sont inévitables. La question clé est la transformation de ce
mouvement inconscient en un mouvement conscient de lutte politique pour le
renversement du capitalisme, en avançant, à chaque étape, un programme et une
perspective basés sur l’indépendance politique de la classe ouvrière.
C’est avec cette méthode que les bolcheviques se retrouvèrent
à la tête de la Révolution russe
et menèrent la première offensive de la classe ouvrière internationale contre
la citadelle du capital mondial. Il nous revient d’achever la tâche
qu’ils ont commencée. Nous vous appelons à relever ce défi en adhérant à
notre parti pour le bâtir en tant que nouvelle direction de la classe ouvrière
internationale.