Le texte qui suit est la première partie d’une conférence donnée
par Nick Beams, le secrétaire national du Parti de l’égalité socialiste
et le candidat pour New South Wales, lors de réunions électorales du SEP à
Sydney le 18 novembre, à Perth le 20 novembre et à Melbourne le 21 novembre. La
deuxième partie sera publiée le 10 décembre et la troisième partie le 11
décembre.
Il y a 90 ans, le 7 novembre 1917 (le 25 octobre selon le calendrier russe
de l’époque), avait lieu le plus grand évènement du 20e
siècle. La Révolution russe n’a pas seulement ébranlé le monde, elle a
modelé toute la politique et l’histoire qui lui ont succédé.
Son importance persistante repose sur le fait que c’était la première
fois dans l’histoire de l’humanité que les masses ouvrières, dont
le travail est à la base du développement de la civilisation humaine à travers
les époques, prenaient le pouvoir politique et entreprenaient consciemment la
tâche de reconstruire la société en Russie et à l’échelle internationale.
90 ans plus tard, notre société est, sur plusieurs aspects, différente de la
société qui a permis l’émergence de la Révolution russe. Mais, dans un
sens plus profond, nous vivons à l’époque de la Révolution russe.
Beaucoup de choses ont changé pendant les neuf dernières décennies. Les
forces productives, qui sont le fruit du travail humain, de la science et de
son application, se sont étendues sur une grande échelle. Mais, les relations
sociales de la société capitaliste demeurent les mêmes. La production est
encore déterminée par les dictats du marché, dont le moteur est la lutte des
entreprises privées pour le profit. Malgré le caractère global de tous les
aspects de la vie économique et sociale, le monde demeure divisé dans un
système d’États-nations qui entraîne l’émergence de rivalités et de
conflits parmi les grandes puissances capitalistes et le danger de guerres.
Beaucoup de choses ont changé. Mais, l’humanité est confrontée aux
mêmes problèmes historiques qui ont propulsé la classe ouvrière russe sur la
route de la révolution et qui ont entraîné des dizaines de millions de
travailleurs, de jeunes et d’intellectuels à suivre eux aussi cette voie
dans les années qui l’ont suivi.
Au lendemain de la Révolution russe, elle fut considérée par les classes
dirigeantes comme une menace, craignant la propagation de ce qu’ils
appelaient l’« infection bolchévique ». Winston Churchill,
parlant en leur nom, a proclamé que c’était nécessaire d’« étrangler
le bébé bolchévique dans son berceau ». Et c’est ce qu’ils ont
tenté de faire en envoyant, dans les mois qui ont suivi, 14 armées pour essayer
de renverser le premier État ouvrier.
Depuis le tout début, les classes dirigeantes et leurs porte-paroles ont
lancé une guerre politique et idéologique contre la Révolution russe. La
Révolution était un coup d’État, un putsch, une conspiration lancée par
le fanatique Lénine pour mettre sur pied un régime totalitaire. La démocratie était
sur le point d’éclore en Russie lorsqu’elle fut écrasée par les bolchéviques.
De 1917 à aujourd’hui, il s’est avéré impossible pour les
idéologues des classes dirigeantes de reconnaître la simple vérité : que
la Révolution russe était le résultat de l’entrée des masses dans le processus
historique et que la grande force sociale de la classe ouvrière était le
pouvoir qui poussait celle-ci à aller de l’avant.
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, cette
offensive idéologique s’est accentuée et tous les soucis pour la vérité
historique ont été balayés du revers de la main.
La raison de l’effondrement de l’Union soviétique n’aurait
rien à voir avec l’isolement de la révolution, son échec à
s’étendre aux pays capitalistes avancés de l’Ouest de
l’Europe et la terrible dégénérescence que cette isolation a produit et
qui a pris forme dans le stalinisme. Plutôt, elle était le résultat inévitable
de la Révolution d’octobre elle-même, une entreprise criminelle qui avait
ses origines dans les conceptions totalitaires du bolchévisme. En fin de compte,
la fin de l’Union soviétique signifiait la fin du marxisme et du projet
socialiste, si ce n’est la fin de l’histoire elle-même.
De telles affirmations sont basées sur une fausse association du marxisme et
de sa perspective d’une révolution socialiste mondiale avec
l’histoire et le destin de l’Union soviétique. Le mouvement
marxiste a anticipé la Révolution russe, l’a préparé et l’a mené.
Mais, ce qui s’est passé par la suite en Union soviétique n’est pas
identique au marxisme. En fait, le point tournant dans le développement
historique de l’Union soviétique fut la suppression et
l’extirpation du marxisme par le stalinisme.
Il y a plus de soixante-dix ans, alors que les libéraux et les académiciens
bourgeois louangeaient l’Union soviétique comme un fait accompli, le
mouvement marxiste, c’est-à-dire la Quatrième Internationale menée par
Léon Trotsky, expliquait que si la bureaucratie stalinienne n’était pas
renversée par la classe ouvrière, cela mènerait à la liquidation de
l’URSS et à la restauration du système capitaliste.
Mais, aucun historien contemporain de droite n’est en mesure
d’entreprendre un examen sérieux de l’analyse de Trotsky parce que
ça remettrait en question leurs affirmations que la dégénérescence était inhérente
à la révolution elle-même, parce qu’elle violait des lois fondamentales
du développement humain.
Selon l’historien Richard Pipes, la tentative de mettre fin à la
propriété privée des moyens de production était voué à l’échec, et toutes
les tentatives du même genre échoueront dans le futur, parce que la propriété
privée n’est « pas un phénomène transitoire, mais une
caractéristique permanente et indestructible de la vie sociale ».
Conséquemment, le socialisme devait prendre une forme dictatoriale.
C’était une tentative de violer les caractéristiques essentielles du
genre humain et, par le fait même, devait être imposé par la force. Lénine le
savait et c’est pourquoi, depuis les débuts du parti bolchévique en 1903,
il a tenté d’imposer un régime dictatorial.
L’historien Martin Malia insista pour dire que la suppression de la
propriété privée était un « effort pour supprimer le monde réel et
c’est quelque chose qui, à long terme, ne peut réussir. »
En d’autres mots, la révolution a échoué parce qu’une société
non-capitaliste est intrinsèquement impossible. Après l’effondrement de
l’Union soviétique, Francis Fukuyama a présenté l’inévitable
conclusion de ce point de vue lorsqu’il a proclamé la « fin de
l’histoire », signifiant que l’évolution historique de
l’humanité a pris fin avec le marché capitaliste.
Les lois du
développement historique
Un tel point de vue implique la « fin de l’histoire » dans
un autre sens. Si la propriété privée des moyens de production est inhérente à
la civilisation humaine, alors comment pouvons-nous expliquer le développement
de la société humaine ? Comment pouvons-nous expliquer les millénaires
d’existence humaine sans qu’il n’y ait de cette
« propriété » ? Et comment pouvons-nous expliquer la
transformation des formes de propriétés à travers l’histoire, l’esclavage,
le féodalisme, les différentes formes de despotisme asiatique et, finalement,
l’émergence du capitalisme dans les 500 dernières années ?
Les formes de propriétés capitalistes ne sont pas plus ancrées dans la nature
humaine que ceux correspondant à l’esclavage ou au féodalisme. Les
historiens réactionnaires qui dénoncent la révolution socialiste comme étant un
crime contre la nature humaine et l’essence de l’homme sont les
équivalents contemporains des prêtres d’une période antérieure, qui
sanctifiaient la société féodale en prétendant qu’elle était en accord
avec la volonté de Dieu.
Mais, malgré les bénédictions de l’Église, la société féodale et ses
formes de propriétés ont été remplacées par le capitalisme, tout comme d’autres
formes plus anciennes de société ont été remplacées par le féodalisme.
Comment pouvons-nous alors expliquer le processus historique ?
C’est là que nous arrivons à une des deux grandes découvertes de
Marx : la loi du développement de l’histoire humaine.
En 1859, la même année que Darwin publia L’origine des espèces
et ouvrit la voie à l’homme pour l’étude de ses propres origines
biologiques, Marx a formulé les lois qui gouvernent le développement historique
de la société humaine.
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports
de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs
forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production
constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle
s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent
des formes de conscience sociales déterminées... À un certain stade de leur
développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est
que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels
elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces
productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors
s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique
bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. » (Préface à Critique de l’économie politique, 1859).
La Révolution russe n’a pas défié les lois de l’histoire, comme
les réactionnaires le prétendent, mais était en accord avec celles-ci. Elle fut
anticipée, préparée et menée par les marxistes, qui étaient basés sur une
compréhension scientifique et historique des relations de classe et qui se
basaient eux-mêmes sur la logique objective des évènements.
Avec la Révolution russe, l’humanité a atteint un nouveau stade de
développement historique. Pour la première fois, nous avions une lutte pour
faire l’histoire sur la base de la conscience de ses lois de
développement, une lutte dans laquelle les participants actifs, faisant une
analyse scientifique des processus sociaux et politiques qui se déroulent,
entreprennent des actions pratiques sur la base de cette analyse afin de
changer le cours des évènements.
Examinons les processus qui ont mené à ce nouveau stade.
Plus tôt, j’ai référé au fait que Marx a réalisé deux grandes
découvertes. Il n’a pas seulement découvert les lois générales du
développement historique, mais il a aussi révélé au grand jour la loi du mouvement
de la société capitaliste, comment le système de propriété privée des moyens de
production et de travail salarié a mené au plus grand développement des forces
productives de l’histoire humaine et, en même temps, a préparé la voie à
l’effondrement de ce mode de production et de son remplacement par le
socialisme.
Tous les anciens modes de production ont été caractérisés par le conservatisme.
Dans la société capitaliste, c’est l’inverse.
« Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement
de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles
distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. » écrit Marx
dans Le Manifeste du Parti communiste en 1848.
C’est précisément ce développement dynamique, la force agissante de la
classe capitaliste partout dans le monde, qui jette les bases pour le
renversement du capitalisme lui-même. La croissance des forces productives,
poussée par la logique inéluctable du système de profit, entre en conflit avec
les relations sociales basées sur la propriété privée des moyens de production.
La croissance même de la productivité du travail mène à l’effondrement de
la société capitaliste et à l’émergence d’une crise
révolutionnaire.
Dans les années qui ont suivi la mort de Marx en 1883, cette perspective
semblait se valider à travers la « grande dépression » des prix et
des profits qui a caractérisé le capitalisme dans les deux décennies qui ont
suivi la crise financière de 1873. Cependant, vers le milieu des années 1890,
il y eut un tournant marqué. Une nouvelle phase du développement capitaliste
commençait clairement à émerger.
Ce développement trouva une expression dans les théories mises de
l’avant par Edouard Bernstein, un des leaders centraux du parti social-démocrate
allemand, le principal parti du mouvement marxiste international. Selon
Bernstein, les développements à l’intérieur même du capitalisme ont rendu
leur verdict sur la théorie de l’« effondrement » de Marx.
Il n’y avait pas de tendance inhérente à cette crise et,
conséquemment, le socialisme ne proviendrait pas d’une conquête
révolutionnaire pour le pouvoir politique. Plutôt, il aurait lieu à travers une
accumulation graduelle de réformes et de gains sociaux gagnés par le mouvement
syndical.
La perspective de Bernstein était une attaque sur la base même de la
perspective marxiste et du parti révolutionnaire. S’il n’y avait
pas, dans le capitalisme, de tendance inhérente à l’effondrement, alors
le socialisme n’était plus une nécessité historique. Comme Rosa
Luxembourg l’a fait remarquer, le socialisme devient alors tout et
n’importe quoi, une sorte d’utopie, un bel idéal, mais n’est
plus le résultat du développement matériel de la société capitaliste.
Si cela était le cas, alors sur quoi faudrait-il baser la lutte pour le
socialisme ? Luxembourg expliqua : « Nous revenons candidement
au principe de justice, au vieux cheval de bataille sur lequel les réformistes
de la Terre se sont bercés pendant des siècles, faute d’avoir un moyen de
transport plus sûr. Nous retournons à cette lamentable Rosinante sur lequel les
Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers les grandes réformes de la
Terre, seulement pour revenir avec des yeux au beurre noir. »