WSWS : Nouvelles et analyses : Histoire et culture
Camp d’été 2005 du SEP (US) et du WSWS
Sixième conférence : le socialisme dans un seul pays ou la révolution permanente
Troisième partie
Par Bill Van Auken
11 septembre 2006
Voici la troisième partie de la conférence intitulée Le
socialisme dans un seul pays ou la révolution permanente. Cette conférence
fut tenue par Bill Van Auken à l’occasion de l’université d’été du Parti de
l’égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s’est déroulé du 14 au 20 août
2005 à Ann Arbor, au Michigan. Elle a été publiée en trois parties.
[Première
partie][Deuxième partie][Troisième
partie]
Réaction contre Octobre 1917
La campagne contre la révolution permanente était l’expression obligée du développement du nationalisme au sein du Parti bolchevique et le début de la réaction contre la Révolution d’octobre qui avait été menée sur la base de cette théorie.
Ceux qui, comme Staline, dénonçaient Trotsky en 1924 pour avoir été incapable de croire que la Russie pouvait construire « le socialisme dans un seul pays » l’avaient, entre 1905 et 1917, accusé d’utopisme pour avoir affirmé que le prolétariat russe pouvait prendre le pouvoir avant les ouvriers d’Europe de l’ouest. Ils insistaient alors sur le fait que la Russie était trop arriérée.
Trotsky avait bien compris que la nature de la Révolution russe serait déterminée, en dernière analyse, non pas par le niveau de son propre développement économique national mais par la domination de la Russie par le capitalisme mondial et sa crise internationale. Dans des pays comme la Russie, connaissant un développement capitaliste retardé, l’intégration dans l’économie capitaliste mondiale et le développement de la classe ouvrière rendaient impossible à la bourgeoisie de mener à bien les tâches associées à la révolution bourgeoise.
Trotsky a ainsi résumé sa théorie dans son article de 1939 intitulé «Trois conceptions de la Révolution russe »: « la victoire complète de la révolution démocratique en Russie n’est concevable que sous la forme de la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. La dictature du prolétariat, qui mettra infailliblement à l’ordre du jour, non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes, donnera en même temps une forte impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident préservera la Russie de la restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener l’édification socialiste jusqu’au bout. »
Rejetant les fondements internationalistes de cette théorie — vérifiée par l’expérience de la Révolution d’octobre — la direction stalinienne se basa sur une approche nationaliste formaliste, divisant le monde en différents types de pays suivant qu’ils possédaient ou non les conditions préalables nécessaires supposées pour la construction socialiste.
Trotsky dénonça cette approche comme étant doublement fausse. Il fit remarquer que le développement de l’économie capitaliste mondiale ne posait pas seulement la question de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans les pays arriérés, mais rendait aussi la construction du socialisme à l’intérieur des frontières nationales irréalisable dans les pays capitalistes avancés.
Il écrivit: « Le projet de programme oublie la thèse fondamentale selon laquelle les forces productives actuelles et les frontières nationales sont incompatibles ; par conséquent, des forces productives très développées ne sont pas un obstacle moindre à la construction du socialisme dans un seul pays que des forces peu développées, bien que ce soit de façon contraire : si les dernières sont insuffisantes pour leur base, en revanche c'est la base qui est trop limitée pour les premières. »
Autrement dit, les pays coloniaux n’ont pas la base économique et industrielle, tandis que dans les pays capitalistes avancés, l’économie capitaliste s’est déjà développée au-delà des confins des frontières nationales. La Grande-Bretagne, comme le fit remarquer Trotsky, du fait du développement de ses forces productives avait besoin que le monde entier lui fournisse des matières premières et des marchés. Tenter de construire le socialisme sur une seule île représenterait inévitablement une rétrogression économique irrationnelle.
Socialisme dans un seul pays et la Chine
Nous n’avons pas le temps de faire un examen détaillé des implications de la politique du « socialisme dans un seul pays » pour les sections de l’Internationale communiste, mais il me semble nécessaire de faire référence, même de façon sommaire, à la trahison de la révolution chinoise de 1925-1927. Cette trahison se déroula au moment même de la lutte de Trotsky contre la théorie rétrograde de Staline et fournit la sombre confirmation de sa mise en garde que cela ne pourrait conduire qu’à des défaites catastrophiques pour la classe ouvrière internationale.
Dans ses écrits de 1930, Trotsky décrivit cette « seconde » révolution chinoise comme « le plus important événement de l’histoire moderne après la révolution de 1917 en Russie. » La montée de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie chinoises et le développement rapide et l’autorité politique du Parti communiste chinois après sa fondation en 1920 fournirent à l’Union soviétique l’occasion la plus favorable pour briser son isolement et son encerclement.
Ayant répudié la révolution permanente et fait renaître la théorie menchevique de la révolution « en deux étapes » dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, la direction stalinienne répétait avec insistance que la classe ouvrière chinoise devait subordonner sa lutte au Guomindang nationaliste bourgeois conduit par Tchang Kaï-chek.
Contre l’opposition de Trotsky, le Parti communiste chinois reçut l’ordre d’entrer dans le Guomindang et de se soumettre à sa discipline organisationnelle, tandis que Tchang Kaï-chek était élu membre honoraire du comité exécutif du Comintern, avec une seule voix contre, celle de Trotsky.
La direction stalinienne définissait le Guomindang comme « un bloc de quatre classes » consistant en la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale.
La position de Staline était que la Chine n’était pas encore mûre pour une révolution socialiste, qu’il lui manquait le « minimum suffisant » de développement pour la construction socialiste. Et que donc la classe ouvrière n’était pas en mesure de se battre pour prendre le pouvoir politique.
Comme le déclarait la résolution du Comintern de février 1927 : «La période actuelle de la révolution chinoise est une période de révolution démocratique-bourgeoise qui n’a pas été achevée, que ce soit d’un point de vue économique (révolution agraire et abolition des relations féodales), ou du point de vue de la lutte nationale contre l’impérialisme (unification de la Chine et fondation de l’indépendance nationale), ou du point de vue de la nature de classe de l’Etat (dictature du prolétariat et de la paysannerie)…»
Trotsky fit remarquer que tout dans cette résolution sur la Chine reprenait les positions des mencheviques et d’une bonne partie de la direction du Parti bolchevique — dont Staline — à la fin de la révolution de février 1917 en Russie. Ils insistaient alors sur le fait que la révolution ne pouvait passer par-dessus l’étape de démocratie bourgeoise de son développement et appelaient à un soutien conditionnel du gouvernement provisoire bourgeois. Ils s’opposèrent, la qualifiant de « trotskysme », à la thèse de Lénine prononcée en avril 1917 et selon laquelle les tâches essentielles de la révolution démocratique bourgeoise ne pouvaient être accomplies que par la prise du pouvoir par la classe ouvrière et l’établissement de sa propre dictature.
La direction stalinienne insista sur le fait que l’oppression impérialiste de la Chine — et en fait de tous les pays coloniaux et semi coloniaux — soudait toutes les classes, du prolétariat à la bourgeoisie, en une lutte commune contre l’impérialisme, justifiant leur unification au sein d’un même parti.
A l’encontre de cette conception, Trotsky établit que la lutte contre l’impérialisme qui jouissait de liens innombrables avec la bourgeoisie du pays ne faisait qu’intensifier la lutte de classe. « La lutte contre l’impérialisme, du fait précisément de sa puissance économique et militaire, exige du plus profond du peuple chinois une puissante mobilisation de ses forces » écrivit-il. « Mais tout ce qui soulève les masses de travailleurs opprimés et exploités, pousse inévitablement la bourgeoisie nationale à faire bloc ouvertement avec les impérialistes. La lutte de classe entre la bourgeoisie et les masses d’ouvriers et de paysans n’est pas affaiblie, mais au contraire, elle est exacerbée par l’oppression impérialiste, jusqu’à conduire à la guerre civile sanglante à chaque conflit grave. » [traduit de l’anglais]
Staline réussit à imposer à la Chine la politique menchevique — contre la volonté du Parti communiste chinois, qui reçut l’ordre de restreindre à la fois les ouvriers des villes et la révolution agraire dans les campagnes. A la fin il reçut l’ordre de rendre ses armes à l’armée de Tchang. Il en résulta le massacre de quelques 20 000 communistes et ouvriers par cette armée à Shanghaï le 12 avril 1927.
La direction de Staline insista ensuite pour dire que le massacre n’avait fait que confirmer sa ligne et que Tchang ne représentait que la bourgeoisie, non les « neuf dixièmes » du Guomindang composé d’ouvriers et de paysans, dont le dirigeant légitime fut proclamé être Wang Ching-Wei, qui était à la tête du gouvernement Guomingdang de «gauche» de Wuhan, et auquel le Parti communiste, une fois de plus, reçut l’ordre de se subordonner. En juillet 1927, après que Wang ait conclu un arrangement avec Tchang, il réitéra le massacre d’ouvriers et de communistes qui avait eu lieu à Shanghaï.
Il est important de noter que ce dirigeant de la « gauche » du Guomindang – proclamé par Staline dirigeant de « la dictature démocratique révolutionnaire » - devint par la suite chef du régime fantoche de l’occupation japonaise à Nankin.
Cherchant à tout prix à dissimuler les conséquences catastrophiques de l’opportunisme du Comintern à Shanghaï et Wuhan, Staline insista pour dire que la révolution chinoise était encore dans sa phase ascendante et sanctionna une révolte mal préparée à Canton qui s’acheva encore une fois par un massacre.
Le résultat en fut l’annihilation physique du Parti communiste chinois et la perte de ce qui était l’opportunité révolutionnaire la plus prometteuse depuis 1917.
L’opportunisme de la direction de Staline en Chine se basait sur la conception que le succès du Guomindang pouvait servir de contrepoids à l’impérialisme et ainsi donner à l’Union soviétique un peu de répit pour son projet de construire « le socialisme dans un seul pays ».
Mais la politique opportuniste et antimarxiste en Chine avait pour origine les bases nationalistes de la théorie du socialisme dans un seul pays. Appliquée à la Chine, cette méthode analysait la révolution nationale en l’isolant de la révolution mondiale. Ainsi, d’un côté elle considérait que la Chine n’était pas suffisamment mûre pour le socialisme tandis que de l’autre elle donnait à la bourgeoisie nationale et à la forme elle-même d’Etat-nation un rôle historiquement progressiste.
Trotsky rejetait les deux conceptions, mettant l’accent sur le fait que la nature de la révolution chinoise était déterminée par le développement mondial du capitalisme qui, comme en Russie en 1917, avait posé la prise du pouvoir par la classe ouvrière comme unique moyen de résoudre les tâches démocratiques et nationales de la révolution.
Les mises en garde de Trotsky sur les conséquences de la politique de « socialisme dans un seul pays » s’étaient avérées correctes, mais comme il prévint ceux de l’Opposition de gauche qui voyaient cela comme une défaite fatale pour Staline, l’impact objectif de la défaite en Chine sur les masses de travailleurs soviétiques ne ferait que renforcer la main de la bureaucratie. Suite à cette défaite, Trotsky lui-même fut expulsé du parti en 1927 et banni à Alma Ata à la frontière russo-chinoise quelques mois plus tard.
La signification politique de l’adoption de la perspective Staline-Boukharine de « socialisme dans un seul pays » combinée à la campagne contre la révolution permanente et la répression de Trotsky et de ceux qui pensaient comme lui fut bien comprise par les organes les plus conscients, en termes de classe, de la bourgeoisie mondiale.
Ainsi, le New York Times publia un reportage spécial de son inénarrable correspondant à Moscou, Walter Duranty, en juin 1931 déclarant, « La caractéristique essentielle du "stalinisme" qui définit avec clarté son avancée et ses différences d’avec le léninisme... est qu’il a pour but avoué d’établir le socialisme dans un seul pays sans attendre la révolution mondiale. »
« L’importance de ce dogme qui a joué un rôle prédominant dans la controverse amère avec Léon Trotsky… ne peut être exagérée. C’est le "slogan" stalinien par excellence, et il qualifie d’hérétiques ou de "défaitistes" tous les communistes qui refusent de l’accepter en Russie ou en dehors de la Russie. »
Duranty poursuit, « La théorie de "l’autarcie [sufficiency] socialiste soviétique", comme on pourrait l’appeler, implique une certaine diminution d’intérêt pour la révolution mondiale — pas voulue, peut-être, mais due aux circonstances. La socialisation stalinienne de la Russie exige impérativement trois choses — chaque once d’effort, chaque centime et la paix. Elle ne laisse pas le temps au Kremlin, ni l’argent ni l’énergie pour un « Programme rouge » à l’étranger, ce qui incidemment est une cause probable de guerre et étant une force de destruction sociale, doit fatalement entrer en conflit avec le plan quinquennal qui est une force de construction sociale. »
Dans la même veine, le journal français Le Temps faisait le commentaire suivant deux ans après, « Depuis l’éloignement de Trotsky, qui avec sa théorie de la révolution permanente représentait un réel danger international, les dirigeants soviétiques conduits par Staline ont adhéré à la politique de la construction du socialisme dans un seul pays sans attendre la problématique révolution dans le reste du monde. »
Le journal conseillait ensuite à la classe dirigeante française de ne pas prendre trop au sérieux la rhétorique révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne.
Trotsky proposa durant cette période la création d’un « livre blanc » faisant la compilation de telles adhésions au « socialisme dans un seul pays » de la part de la bourgeoisie et un « livre jaune » qui inclurait les déclarations de sympathie et de soutien de la part des sociaux-démocrates.
Huit décennies plus tard, les implications de la lutte entre la théorie de la révolution permanente et du socialisme dans un seul pays sont faciles à voir. Les mises en garde précises et prescientes de Trotsky selon lesquelles la tentative de séparer le développement socialiste de l’Union soviétique des développements internationaux et de la révolution mondiale ne pouvait que conduire au désastre ont été confirmées dans le nouveau dessin de la carte du monde et dans le vaste appauvrissement des travailleurs de l’ex-Union soviétique.
En plus de l’anniversaire de la scission au sein du Comité international, cette année marque aussi le vingtième anniversaire du début du programme de la pérestroïka de Mikhail Gorbachev. Cette politique a marqué l’achèvement de la trahison de la Révolution d’octobre par le stalinisme. Derrière le verbiage marxiste, la bureaucratie voyait depuis longtemps le socialisme non pas comme un programme pour le renversement révolutionnaire du capitalisme mais plutôt comme un moyen de développer une économie nationale qui était la base de ses propres privilèges.
C’est pour défendre ces privilèges que cette bureaucratie s’est tournée vers une politique de restauration du capitalisme qui a provoqué une catastrophe aux proportions historiques mondiales pour les Soviétiques. La manifestation la plus terrible est une implosion de la population – durant ces dix dernières années, la population de la Russie à elle seule a chuté de 9,5 millions, malgré les milliers de Russes rentrant en Russie des diverses républiques soviétiques. Le nombre d’enfants sans domicile fixe est plus important aujourd’hui qu’il ne l’était aux pires moments de la guerre civile ou après la Seconde Guerre mondiale.
La dissolution de l’URSS par la bureaucratie stalinienne – réponse à la pression grandissante du capitalisme mondialement intégré sur l’économie soviétique isolée nationalement -représentait l’échec non pas du socialisme ou du marxisme, mais plutôt de la tentative par la bureaucratie stalinienne de maintenir une économie nationale isolée et autarcique, c'est-à-dire la perspective du socialisme dans un seul pays.
La lutte menée par Trotsky contre la théorie du socialisme dans un seul pays a produit une analyse en profondeur des causes de la réaction contre Octobre et de sa signification pour la classe ouvrière internationale, élaborant dans ce processus un programme complet pour la construction du parti mondial de la révolution socialiste.
La défense par Trotsky de la révolution permanente et la conception fondamentale que l’économie mondiale et la politique mondiale constituent l’unique fondement objectif pour une stratégie révolutionnaire, représente la pierre angulaire théorique de la perspective internationaliste du Comité international de la Quatrième Internationale aujourd’hui.
Fin.
(Original anglais paru le 29 septembre 2005).
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