Le vent se lève, film de Ken
Loach, scénario de Paul Laverty.
Les médias britanniques sont loin de s’illustrer pour leur
objectivité ou leur retenue lorsqu’ils abordent le sujet de la partition de
l’Irlande, la plus ancienne colonie britannique. Sachant cela, les insultes qui
se sont déversées sur Ken Loach à la sortie de son dernier film sortent de
l’ordinaire. Tandis que Le vent se lève recevait la prestigieuse Palme
d’or au festival du film de Cannes la presse britannique de droite dénonçait le
film comme étant pire que le travail des propagandistes nazis.
Tim Luckhurst, dans le Times de Londres, a excusé la
cinéaste Leni Riefenstahl d’avoir soutenu le régime d’Hitler au motif qu’elle
n’avait pas vraiment compris ce qu’était le nazisme qu’elle louait. D’après
Luckhurst cependant, Loach « ne mérite pas une telle indulgence. Il sait
pertinemment ce qu’il fait. »
Un autre journal de Murdoch, le Sun, a qualifié le film
de « pro- IRA. » Le Daily Mail l’a qualifié de
« falsification». Simon Heffer, dans le Telegraph, dénonçant le
film comme « pernicieux » a reconnu ne pas l’avoir vu et déclaré
qu’il n’avait pas besoin de le voir « pas plus que je n’ai besoin de lire Mein
Kampf pour savoir combien Hitler était une ordure ».
L’industrie britannique du film a adopté une attitude tout
aussi dédaigneuse vis-à-vis du film. Tandis que les distributeurs français
achetaient 300 copies, les distributeurs britanniques n’en achetaient, eux, que
30.
La transgression de Loach semble être double.
D’un côté, il s’agit de la réaction de quelques sections les
plus pures et dures de la classe dirigeante britannique face à l’histoire
sanglante de l’impérialisme britannique en Irlande. Un précédent film de Loach
sur les opérations britanniques cachées en Irlande, Hidden Agenda, avait
provoqué une réaction tout aussi hostile de la part des députés conservateurs
qui l’avaient accusé d’être pro-IRA.
Il y a aussi le fait que Loach relie explicitement son film à
l’Irak, et fait des parallèles avec la résistance à l’occupation impérialiste
là-bas. La réaction contre le film reflète l’hostilité qui se déchaîne envers
toute opposition à ce pillage impérialiste débridé.
C’est tout à l’honneur de Loach que d’explorer les questions
de l’histoire et de l’expérience politique de la classe ouvrière. Loach est fondamentalement
un cinéaste sérieux. Qu’il soit une cible tellement visible pour les médias de
droite témoigne à la fois de sa persévérance et du fait qu’il soit quasiment le
seul à suivre cette voie. Cela soulève deux questions qui sont liées :
dans, quelle mesure le cinéma de Loach est-il une réussite artistique, et dans
quelle mesure les positions historico-politiques qu’il avance sont-elles
défendables ?
Le vent se lève n’est que le
deuxième film « historique » de Loach (après Terre et liberté),
si on exclut son traitement de la révolution nicaraguayenne dans Carla’s
Song. Le film traite de la période juste après la Première Guerre mondiale.
Suite à l’Insurrection de Pâques de 1916, la résistance contre l’occupation
britannique de l’Irlande s’intensifiait. Le Sinn Fein s’était déclaré Parlement
d’Irlande (Dail Eireann). L’IRA (armée républicaine irlandaise) s’était armée
et la guerre d’indépendance éclata.
Les Britanniques ripostèrent avec rapidité et brutalité. Ils
séparèrent le nord-est du pays et envoyèrent les « Black and Tans »,
corps paramilitaire de la Royal Irish Constabulary, destiné selon l’expression
de Winston Churchill à être un « corps de gendarmerie ». Aux côtés
des « Auxiliaires », corps d’armée d’anciens officiers, les
« Black and Tans » conduisirent une campagne de répression et de
terreur.
En 1921, le premier ministre britannique Lloyd George promit « une
guerre immédiate et terrible » si le Dail n’acceptait pas son traité.
Usant de menaces, de corruption et de mensonges, Lloyd George réussit à obtenir
un accord au Traité anglo-irlandais de 1921, qui entérinait la partition de
l’Irlande et forçait tous les membres du gouvernement provisoire irlandais à
prêter serment d’allégeance à la Couronne britannique. Ainsi, les Britanniques
réussirent à diviser les forces nationalistes du Sinn Fein et à conduire l’Irlande
dans une guerre civile.
Le film de Loach utilise les personnages fictifs de deux
frères issus de l’Irlande rurale de l’ouest pour incarner les conflits qui
déchirèrent le pays tout entier durant cette période. Damien O’Donovan (Cillian
Murphy) est sur le point de quitter le pays pour poursuivre ses études de
médecine en Angleterre, mais décide de rester après avoir été témoin de la
répression britannique.
Son frère Teddy (Padraic Delaney) est déjà membre actif de
l’IRA et Damien l’y rejoint à la tête du détachement local. Après que quatre
officiers britanniques aient été tués, le propriétaire terrien local (Roger
Allam) menace une jeune recrue de l’IRA de représailles envers sa famille. La
recrue de l’IRA donne ses camarades et l’unité de l’IRA est arrêtée. Teddy est
torturé.
En prison, Damien fait la connaissance de Dan (l’excellent
Liam Cunningham), conducteur de train. Dan, adhérent du syndicat
révolutionnaire de James Larkin, le Irish Transport and General Workers Union
(ITGWU), est un vétéran du mouvement socialiste de Dublin. Dan se joint à
l’unité quand certains d’entre eux s’évadent de prison, aidés par un jeune
soldat britannique d’origine irlandaise. Ils kidnappent le propriétaire
terrien. Quand ils apprennent que les autres ont été exécutés en prison, Damien
emmène sur la lande le propriétaire terrien et la jeune recrue de l’IRA qui les
avait trahis et les exécute.
Damien s’implique davantage dans la lutte de guérilla,
conduisant une embuscade contre deux camions transportant des Auxiliaires. Cependant,
des différends commencent à émerger quant à l’avenir de l’Etat pour lequel ils
combattent. Teddy soutient qu’il leur faut rester en bons termes avec les
hommes d’affaires locaux afin d’être en mesure de financer leurs armes. Damien
et Dan défendent eux l’idée d’établir une république ouvrière.
La joie initiale provoquée par la signature du traité de paix
se change en colère lorsque sont révélées les dispositions du traité. Pour
Teddy, il ne fait aucun doute qu’à ce stade c’est ce qu’ils peuvent obtenir de
mieux, mais Damien et Dan font serment de continuer la lutte. Dan est tué lors
du raid d’un commissariat et Damien arrêté et condamné à mort. Il est exécuté
par un peloton d’exécution commandé par son frère.
Loach, qui fait des films depuis près de 40 ans, a une méthode
de tournage qu’il affectionne particulièrement. Contrairement à la plupart des
cinéastes, il filme les scènes dans l’ordre chronologique, permettant ainsi aux
acteurs de vivre l’histoire tandis qu’elle se développe. Il aime aussi donner
le scénario à ses acteurs scène après scène et peu de temps avant le tournage
de chaque scène afin de garder autant que possible la fraîcheur de l’expérience.
Mais cette méthode tend à renforcer la qualité épisodique de ses films.
Ici, les scènes montrant l’impact plus large de l’occupation
(comme lorsque Damien est appelé au chevet d’un enfant malade) semblent quelque
peu superficielles. Les épisodes les plus forts sont ceux qui montrent la
brutalité de l’occupation (la rafle bestiale des hommes après un match de
hockey irlandais, la torture de Teddy dans la garnison locale), mais ils
soulignent l’incapacité de Loach à dépeindre un tableau plus large. Trop
souvent, on reste sur l’impression que l’épisode sert un objectif utilitaire
immédiat sans donner davantage de profondeur.
Utiliser les frères pour symboliser les divisions de la
période de la guerre civile est déjà en soi un procédé quelque peu éculé.
Murphy et plus particulièrement Delaney sont très bien dans leur rôle, mais le
symbolisme de la famille divisée dans le sud-ouest rural pose un problème
politique et artistique.
Loach a dit vouloir montrer comment l’occupation et la guerre
civile avaient affecté le pays tout entier. En pratique, son film tend à
dépeindre l’occupation comme la destruction d’une idylle irlandaise rurale.
Loach suggère bien la brutalité envahissante de l’occupation, mais ce faisant
il diminue l’idée d’une bataille qui se déroule pour une république ouvrière
comme le suggère le scénario. La classe ouvrière de Dublin et de Belfast n’est
qu’une présence lointaine. Malgré des références à des événements qui se sont
déroulés à Dublin, le film reste un film sur les divisions au sein d’une
famille rurale.
Loach et le scénariste Paul Laverty invoquent le dirigeant
socialiste James Connolly dans les débats politiques du film, mais Loach a reconnu
que les idées de Connolly avaient eu peu d’impact dans le sud-ouest rural. Pour
surmonter cela, Loach implante la dynamique du conflit de classes dans des
personnages plus ou moins définis comme « ouvrier » et
« propriétaire ».
Loach a tendance, dans ce qu’il fait de plus didactique, à
avoir recours à des catégories plutôt qu’à des personnages réels. La discussion
politique du film est conduite, de façon un peu artificielle, à travers Dan. Il
n’est jamais précisé si Dan est membre du Parti communiste d’Irlande (CPI),
nouvellement établi au moment du traité, mais il a néanmoins le passé militant
d’une personne impliquée dans le ITGWU de Larkin et l’Insurrection dePâques
1916.
Cela soulève bien des questions, mais fournit peu d’explications.
Larkin avait formé le ITGWU au début du vingtième siècle, pendant que Connolly
organisait les ouvriers du textile dans l’Ulster. Tous deux furent attaqués par
les nationalistes bourgeois du Sinn Fein qui disaient que le conflit était un
conflit de nations et non de classes.
En 1913, les patrons de Dublin, décidés à écraser la menace
représentée par le ITGWU procédèrent à un lockout de leurs adhérents. Ce conflit
long et sanglant fut finalement trahi par la direction des syndicats
britanniques et Larkin partit aux Etats-Unis. Opposant socialiste de la guerre
impérialiste, il salua la Révolution russe et fut invité par l’Internationale
communiste à représenter l’Irlande, proposition qu’il déclina. (La Révolution
russe qui eut un énorme impact en Irlande, n’est absolument pas mentionnée dans
le film de Loach.)
Durant le lockout de 1913, le ITGWU, constamment attaqué par
la police, avait mis en place un groupe de défense des ouvriers. La Irish
citizens army (Armée des citoyens irlandais), force de combat, basée sur la
classe ouvrière, fournit le noyau central de l’Insurrection de Pâques de 1916.
Connolly qui était opposé à la guerre impérialiste la voyait comme une
opportunité révolutionnaire pour la classe ouvrière irlandaise. Il disait pour
citer Wilhelm Liebknecht que « la classe ouvrière mondiale n’a qu’un
ennemi, la classe capitaliste mondiale, et celle de son propre pays en tête de
liste. »
Et pourtant le personnage de Dan, qui semble s’être échoué
dans un décor rural, ne sert pas à clarifier toutes les questions politiques
soulevées par l’histoire. Il devient plutôt la personnification de la position de
Loach sur la résistance à l’impérialisme britannique en Irlande.
Comme dans de nombreuses oeuvres de Loach, il y a une scène
pivot de débat politique. C’est peut-être le procédé le plus usé du
cinéaste : les débats ne semblant jamais tout à fait capturer les
relations entre tendances politiques et sociales dans toute leur richesse et
leur complexité. Peut-être que les méthodes de travail de Loach avec les
acteurs empêchent ces derniers de donner le meilleur d’eux-mêmes dans ces
scènes. Liam Cunningham et Cillian Murphy ont du mal ici à ne pas apparaître
comme de simples pamphlétaires.
Damien et Dan s’opposent au traité car il va tout simplement
maintenir en place les relations de propriété. Selon les termes de Dan, il ne
va que changer l’accent des puissants. Cela est, il faut le dire, bien illustré
par un raid organisé par les pro-traité, et qui est mis en parallèle avec un
raid des « Black and Tans » au début du film. Comme le dit un
personnage « Non aux Black and Tans, Oui aux Green and Tans. » [Green
représente les nationalistes irlandais.]
Loach et Laverty sont clairement contre la perspective de
limiter le mouvement national à la création d’un état capitaliste. A l’époque, c’est
certain, il y avait des gens en faveur d’une république ouvrière, comme le CPI,
qui exprimaient leur opposition au traité. Quand le gouvernement provisoire
attaqua les Four Courts à Dublin les membres du Parti communiste irlandais
luttèrent aux côtés des forces anti-traité. De ce point de vue, le film apporte
une correction bienvenue à la promotion de Michael Collins qui était en faveur
du traité.
La position de Loach cependant réduit quand même les
socialistes au rang de conseillers des soulèvements nationalistes. Sans faire
une étude sérieuse de l’état du mouvement ouvrier de l’Irlande à cette époque,
il ne peut pas envisager ce qu’une perspective indépendante pour la classe
ouvrière aurait pu être.
Sans cela, l’argument se réduit à des appels à des tactiques
plus radicales que devrait adopter le mouvement national. Au cours du débat, un
volontaire, Congo, dit que s’ils arrêtent la campagne, ils ne parviendront
alors jamais à gagner la « liberté ». (La prestation de Martin Lucey
est frappante, elle capture cette spontanéité de pensée que Loach semble désirer,
mais que très souvent il ne parvient pas à réaliser.) Néanmoins, comme cela
apparaît clairement, cette campagne ne concerne pas une république ouvrière,
mais plutôt la garantie de l’intégrité territoriale de l’Irlande sur des
fondements essentiellement capitalistes.
Reflétant la faiblesse du mouvement socialiste irlandais après
les persécutions ayant suivi 1916, tel était le principal débat au sein du
mouvement républicain pendant la guerre civile qui fut combattue comme une
lutte nationaliste bourgeoise. Eamonn de Valera, premier président du Dail
avait dit au Sinn Fein en 1917, « La seule bannière sous laquelle notre
liberté peut être gagnée est la bannière de la république… Certains y
trouveront à redire et préféreront d’autres formes de gouvernement… Ce n’est
pas l’heure de discuter de la meilleure forme de gouvernement. C’est l’heure
d’obtenir notre liberté. »
Loach semble vouloir s’inspirer de l’histoire des colonnes volantes
de l’IRA dans le sud ouest pour les actions de Teddy et Damien. (Ernest
O’Malley qui fut torturé au château de Dublin et Tom Barry qui conduisit
l’embuscade de Kilmichael, sont tous deux clairement invoqués dans les
personnages des frères.) En mêlant cette tendance du républicanisme avec le
point de vue explicitement socialiste de Connolly, Loach (consciemment ou
inconsciemment) brouille les lignes de divisions, basées sur des principes,
existant entre le nationalisme bourgeois et l’internationalisme socialiste.
En dernière analyse, Le vent se lève se révèle au
spectateur comme une œuvre fortement contradictoire. D’un côté, Loach, du fait
de son association passée avec le mouvement socialiste révolutionnaire et son
engagement continu vis-à-vis des problèmes de la vie et de la conscience de la
classe ouvrière, continue à traiter de sujets et de thèmes que peu d’autres
cinéastes abordent. Parmi les gens sérieux du milieu du film international, il
continue à jouir de la réputation de quelqu’un d’intègre. Les attaques des
médias de droite en Grande-Bretagne ne sont pas dues au hasard ni ne sont en
aucune manière déplacés. Ils ont des raisons d’être hostiles à l’œuvre de Loach
en général et à son film irlandais en particulier.
Cependant, ses limites politiques et artistiques sont en
dernière analyse un frein à chacune de ses entreprises. Le vent se lève,
comme d’autres films de Loach, semble vouloir revenir aux organisations
ouvrières traditionnelles qui se sont effondrées et révèle un manque de
lucidité critique sur la base programmatique de ces échecs. Leur effondrement,
sans oublier la fin de l’Union soviétique et la dégénérescence dévastatrice du
mouvement ouvrier dans le monde entier, met chaque cinéaste de
« gauche » devant une situation nouvelle et compliquée.
Loach a peut être réagi mieux que la plupart, mais un film
comme celui-ci révèle que tout n’a pas été analysé en profondeur. Sans cela,
sincérité et compassion envers la classe ouvrière ne suffisent pas à le
conduire au succès artistique. Pour ajouter à la difficulté, la méthode
naturaliste, basé sur la quasi improvisation se révèle de plus en plus inadéquate
pour s’attaquer aux problèmes idéologiques et historiques les plus complexes.
On est pris aux tripes par certains passages de ce film, et à d’autres moments
on reste froid et peu convaincu.
Etant donné les parallèles évidents entre l’occupation britannique
de l’Irlande et la situation actuelle en Irak, ainsi que la radicalisation qui
se produit dans de larges couches de la population, le film Le vent se lève
aurait pu et peut-être aurait dû être un événement politico-artistique majeur,
qui touche et aide vraiment à former une nouvelle génération de jeunes gens en
particulier. Que ce ne soit pas le cas est dû en tout premier lieu aux efforts
de l’industrie du film pour enterrer le travail de Loach, mais les éléments non
clarifiés et restés sans réponse de son film y sont aussi pour quelque chose.