Les prisonniers de la liberté, un film d’Alexandre Trudeau
Mohammad Mahjoub, Mahmoud Jaballah, Hassan Almrei, Mohamed
Harkat et Adil Charkaoui ont chacun une épée de Damoclès suspendue au-dessus de
leurs têtes sous la forme d’un « certificat de sécurité »
délivré par Ottawa.
Ils ont été détenus sans savoir pourquoi. On leur a dit
qu’ils représentent une menace à la sécurité nationale, mais ils n’ont pas le
droit de voir la preuve. Le gouvernement canadien les a gardés en isolement
dans de petites cellules en attendant de pouvoir les renvoyer dans leur pays
où, de l’aveu même des autorités, ils risquent la torture et la mort.
Cela dure, pour certains d’entre eux, depuis 2000. Harkat
et Charkaoui ont été récemment « libérés », mais ils doivent porter
en tout temps un bracelet GPS, leur liberté de mouvement est limitée essentiellement
à l’intérieur de leur maison et ils sont toujours menacés d’expulsion. Quant
aux trois autres détenus, Mahjoub, Jaballah et Almrei, ils sont en grève de la
faim depuis plus de trois semaines pour obtenir l’accès à des soins médicaux et
préserver leur dignité personnelle.
C’est le 29 novembre dernier que le journaliste et cinéaste
documentariste Alexandre Trudeau présentait son film sur le certificat de
sécurité, l’une des mesures légales les plus antidémocratiques et réactionnaires
du système de justice canadien.
Le film a été présenté au Centre St-Pierre de Montréal par
la coalition Justice pour Adil Charkaoui avec la participation du Collectif
échec à la guerre. Près de 70 personnes y ont assisté. La projection du film a
été suivie d’une allocution donnée par Charkaoui et Trudeau et d’une période de
questions.
Tourné dans le genre reportage d’enquête, le film nous
amène sur la piste des certificats de sécurité. Il raconte la rencontre de
Trudeau avec un aspect sombre de l’Etat canadien et son évolution politique. « D’observateur
passif », sceptique face au pouvoir de la rue comme il le dit lui-même après
la présentation du film, le cinéaste deviendra un « militant » actif
pour l’abolition des certificats de sécurité.
Le film débute par un commentaire de Trudeau suggérant que le
Canada est différent des États-Unis puisqu’il n’a pas participé à la guerre en
Irak et n’est pas impliqué dans les scandales des prisons d’Abou Ghraib en Irak
et de Guantanamo Bay à Cuba. Ce qui l’amène à conclure que les « valeurs
canadiennes » sont différentes de celles des États-Unis.
Pourtant, nous explique Trudeau, il existe au Canada une
prison qualifiée de « Guantanamo du Nord » où sont détenus sans
procès et sans accusation plusieurs personnes visées par un certificat de
sécurité. Ce sont ces « certificats » que Trudeau va chercher à
comprendre, mais dont il ne parviendra à révéler en fin de compte que le
caractère brutal sans jamais en percer les ressorts objectifs à cause de sa
propre perspective basée sur un libéralisme moribond.
Dans son parcours, Trudeau s’intéresse aux principales
personnes touchées par les certificats. Il rencontre les avocats des détenus, certains
détenus et leurs familles, ainsi qu’un représentant du Service canadien du renseignement
de sécurité (SCRS). Il se rend en Syrie pour apprendre que la torture y est une
pratique largement utilisée. Il interroge certains des suspects sur les
allégations, non assorties de preuves, du gouvernement canadien qu’ils seraient
une menace à la sécurité nationale. Des liens se tissent entre lui et ces victimes
d’abus gouvernemental.
Le cinéaste découvre l’existence d’un système légal qui
autorise la détention sans accusation, pour une période illimitée, et sans les
règles habituelles de la procédure judiciaire censées servir de protection
contre l’arbitraire et les violations des droits démocratiques.
Trudeau apprend qu’un certificat de sécurité est un décret
signé par le ministre de la Sécurité publique et le ministre de l’Immigration
ordonnant l’arrestation et la détention de la personne qui y est mentionnée
pour des raisons de sécurité nationale. Il apprend également que la décision du
gouvernement d’émettre un tel certificat peut être basée sur de l’information obtenue
sous la torture, et que ce faisant, Ottawa donne sa bénédiction aux régimes
utilisant ces méthodes barbares.
Le film réussit à illustrer la brutalité de la procédure et
particulièrement les conditions de détention.
Almrei, détenu depuis octobre 2001 et que Trudeau a
rencontré, explique qu’il passe quasiment 24 heures sur 24 dans une petite
cellule, sans livres et sans télévision, la lumière constamment allumée et avec
pour seul ameublement un lit, une toilette et un lavabo. Il a passé deux hivers
sans chauffage, se blottissant dans sa couverture pour se garder au chaud.
Pour obtenir le droit d’avoir un téléviseur et quelques
autres « privilèges » normalement donnés à tout détenu, Almrei a déjà
fait avec un autre des cinq détenus, une première grève de la faim qui a duré
65 jours. Il a survécu in extremis après l’intervention du cinéaste, qui a ses
entrées dans le monde politique à Ottawa. (Alexandre Trudeau est le fils de
Pierre Elliott Trudeau, chef du parti libéral et premier ministre du Canada
pour la majeure partie des années 1968 à 1984, et considéré par plusieurs comme
le représentant le plus achevé du libéralisme canadien. Son frère, Justin
Trudeau, est une vedette montante du Parti libéral.)
Le film évoque également la tragédie que vivent les
familles des personnes détenues ainsi que leur dévouement. Leurs membres
participent à des manifestations et consacrent quasiment toute leur vie à la
libération de leur être cher. Malgré les graves soupçons qui pèsent contre leur
conjoint ou parent – menace à la sécurité nationale – aucun n’abandonne et tous
s’insurgent contre les méthodes arbitraires employées.
L’essentiel de leur activité vise à convaincre les
tribunaux et les représentants politiques des différents partis du caractère
antidémocratique de la procédure des certificats. (Charkaoui dit s’être
présenté une cinquantaine de fois devant la Cour fédérale et 3 fois devant la
Cour suprême).
Dans une scène, l’épouse de Mohammad Mahjoub réussit à
s’approcher de Anne McLellan,
vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique sous
le gouvernement libéral de Jean Chrétien, pour tenter d’obtenir des réponses à
ses questions. McLellan ne daigne pas lui adresser la parole et affirme cyniquement
que les certificats de sécurité, dont elle a personnellement signé
quelques-uns, offrent les garanties légales suffisantes.
Le film se termine sur un jour de juin 2006 qui voit la Cour
suprême du Canada entendre les arguments pour l’abolition des certificats que
présentent les avocats des détenus et Charkaoui lui-même, suivi d’un commentaire
d’Almrei, de sa prison, vêtu d’un pardessus orange, se disant confiant de
vaincre, si ce n’est ici, du moins en Syrie, ou devant Dieu.
Après la projection, Trudeau et Charkaoui se sont adressés
à l’assemblée et ont ouvert une période de questions.
Dans ses commentaires, Charkaoui a admis qu’il voyait
l’avenir très sombrement. Il a expliqué que l’expérience qui l’a le plus
affecté est celle devant la Cour suprême lorsqu’il a plaidé sa cause et écouté
les arguments des groupes qui l’appuyaient et de ceux qui appuyaient le
gouvernement.
De tous les intervenants qui ont argumenté devant les 9
juges de la Cour suprême en sa faveur, a relevé Charkaoui, aucun n’a demandé
l’abolition des certificats. Tous se sont contentés de demander des
modifications à la procédure. Parmi ces groupes se trouvent l’Association du
Barreau canadien, le Canadian Council on American-Islamic Relations et le Canadian
Muslim Civil Liberties Association, l’University of Toronto, Faculty of Law -
International Human Rights Clinic, Human Rights Watch, l’Association canadienne
des libertés civiles, Amnistie Internationale, le Canadian Council for
Refugees, l’African Canadian Legal Clinic, l’International Civil Liberties
Monitoring Group et le National Anti-Racism Council of Canada.
Trudeau a mentionné qu’il a été choqué d’apprendre que les
avocats qui représentent le gouvernement du Canada dans les procédures
judiciaires ont soutenu que les renseignements obtenus sous la torture sont
recevables devant la Cour, autrement dit, ont plaidé en faveur de la torture.
Tout compte fait, malgré leur indignation totalement
justifiée envers les certificats de sécurité, Trudeau et Charkaoui ont échoué à
présenter une perspective politique viable pour combattre une pratique qui
s’apparente plus à un État policier qu’à une démocratie. Lorsqu’on leur a demandé
ce qui allait être fait après le jugement de la Cour suprême si les juges
rejetaient la demande de Charkaoui, ils ont répondu qu’il fallait se tourner
vers l’ONU, une institution subordonnée aux intérêts des grandes puissances et
qui a montré à maintes reprises, plus récemment en Irak, son impuissance face
aux crimes commis par l’impérialisme.
L’expérience qui nous est présentée dans le film, cette
lutte des victimes pour leurs droits fondamentaux, contre l’appareil exécutif
et judiciaire ainsi que les services de sécurité canadiens, illustre en fin de
compte la faillite du libéralisme bourgeois en tant que force sociale et
intellectuelle pour la défense des droits démocratiques.
Les certificats de sécurité existent depuis 1993 dans la
loi sur l’immigration et ont connu un regain de vigueur depuis la « guerre
au terrorisme » lancée après les attentats terroristes du 11 septembre
2001. Adoptés par le gouvernement libéral, ils ont également été le plus
souvent utilisés par les libéraux. Bien qu’ils soient pour l’instant limités
aux résidents permanents ou ressortissants étrangers, de fortes voix se font
entendre parmi les libéraux et les conservateurs, qui viennent de signer leur
premier certificat en novembre contre un présumé espion russe, pour qu’ils
soient étendus aux citoyens canadiens qui auraient obtenu leur citoyenneté « frauduleusement »
ou qui poseraient une menace à la sécurité nationale.
Selon Charkaoui, le Bloc québécois, le parti
indépendantiste à Ottawa, dit en coulisse s’opposer au certificat, mais refuse
de le mentionner publiquement. Quant aux sociaux-démocrates du NPD, leur appel
à l’annulation des certificats de sécurité n’est pas accompagné d’une
vigoureuse campagne politique et sonne creux étant donné leur soutien pour le
programme de loi et ordre du gouvernement conservateur.
Les groupes de défense des droits démocratiques et les
membres de l’élite intellectuelle libérale acceptent le cadre de la « lutte
au terrorisme » et sont incapables de s’opposer efficacement à l’assaut
sur les libertés civiles dont elle sert de prétexte.
Au Canada, non moins qu’aux États-Unis ou ailleurs dans le
monde, l’élite dirigeante entonne le refrain de la « menace »
terroriste, d’ailleurs fortement exagérée, pour justifier un tournant radical
et sec de la politique vers la droite. Ce tournant, qui se manifeste par une
montée du militarisme et un assaut tous azimuts sur les droits démocratiques, les
emplois et les programmes sociaux, tire ses véritables origines dans une crise
économique et sociale d’ampleur mondiale provoquée par un système capitaliste
en faillite.
Trudeau est incapable de lier son expérience des
certificats de sécurité aux changements objectifs qui sous-tendent l’adoption
des lois antiterroristes, l’élection comme premier ministre canadien de
l’ultra-conservateur Stephen Harper et la profonde implication du Canada dans
la guerre néo-coloniale en Afghanistan.
Ce n’est pas surprenant puisque la défense des « valeurs
canadiennes » à laquelle il souscrit est basée sur une approche
nationaliste qui recouvre en réalité les efforts de la classe dirigeante du
Canada pour ménager ses propres intérêts face au puissant voisin du sud.
Ironiquement, Trudeau nous dit dès le début du film qu’il
ne comprend pas pourquoi l’élite canadienne accepte de défendre, ou au mieux de
simplement critiquer sans rien faire, l’existence des certificats de sécurité,
qu’il associe beaucoup plus à une politique américaine que canadienne. Il est
aveugle au fait politique criant que la classe dirigeante, tant aux États-Unis
qu’au Canada et de par le monde, fait reposer de plus en plus la défense de ses
privilèges sur l’adoption de mesures toujours plus antidémocratiques.
La lutte contre les odieux certificats de sécurité passe
par une lutte sans concession pour la défense des droits démocratiques.
Aujourd’hui la seule force sociale capable de mener une telle lutte est la
classe ouvrière internationale sur la base d’un programme socialiste.