Grève étudiante au Québec
La police commence à faire respecter la
draconienne loi 78
Par Keith Jones
26 mai 2012
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Plus de 150 000 personnes ont manifesté mardi à
Montréal pour commémorer le 100e jour de la grève étudiante
Mardi dernier, plus de 150 000 personnes ont
manifesté dans les rues de Montréal pour commémorer le 100e jour de la grève
étudiante.
Les autorités québécoises ont commencé à avoir
recours aux vastes pouvoirs de répression contenus dans la loi 78 : la loi
spéciale que le gouvernement libéral provincial a fait passer à l’Assemblée
nationale la semaine dernière pour réprimer la grève étudiante.
Mardi soir, quelques heures après qu’une énorme
foule ait manifesté dans les rues de Montréal pour commémorer les 100 jours
de grève et dénoncer la loi 78, la police a invoqué la nouvelle loi pour
déclarer une manifestation étudiante de nuit illégale.
En plus de criminaliser la grève étudiante, la loi
78 rend illégales toutes les manifestations, sur n’importe quel enjeu, dans
la deuxième province la plus populeuse du Canada, à moins que les
organisateurs fournissent à la police, huit heures d’avance, le trajet et la
durée de la manifestation et acceptent de respecter tous changements exigés
par la police.
Les organisateurs de la manifestation de nuit de
mardi (la 29e manifestation de nuit consécutive organisée au centre-ville de
Montréal en appui à la grève étudiante), avaient défié la loi en ne
demandant pas à la police la permission de manifester. Sur cette base, les
policiers ont déclaré la protestation « rassemblement illégal » et ont
ensuite eu recours aux gaz lacrymogènes et à la matraque pour disperser la
foule de plus de 2000 personnes.
Dans les affrontements qui ont suivi, 113
personnes ont été arrêtées. Selon la police, aucune de ces arrestations
n’était due à une violation de la loi 78. Elles ont plutôt été effectuées en
raison de présumés actes de violence commis par des gens qui résistaient aux
violents efforts de la police pour disperser le foule ou parce que certains
portaient un masque. La journée même où le gouvernement du Québec adoptait
la loi 78, le Conseil de la Ville de Montréal, aussi réuni en session
extraordinaire, a voté un règlement interdisant le port du masque – que ce
soit du maquillage, un niqab ou un foulard – lors de manifestations.
Bien que les policiers de Montréal n’aient eu
recours mardi à la loi 78 que comme prétexte pour déclarer la manifestation
illégale, ils ont affirmé lors d’une conférence de presse hier qu’ils
pourraient, à l’avenir, porter des accusations contre les organisateurs de
manifestations qui transgresseraient la loi.
À Sherbrooke, la ville où se trouve le comté
électoral du premier ministre du Québec Jean Charest, la police est allée
plus loin. Mardi soir, les forces de l’ordre ont arrêté 36 personnes et les
ont accusés d’avoir contrevenu à l’article 16 de la loi 78 en participant à
une manifestation non autorisée. Si elles sont reconnues coupables, ces
personnes devront payer une amende de 1000 dollars au minimum et pourraient
être forcées de payer jusqu’à 5000 dollars.
La manifestation monstre qui a pris place mardi à
Montréal témoigne de l’appui important qui existe pour la lutte des
étudiants contre la hausse des frais de scolarité universitaires de plus de
80 pour cent, et du raz-de-marée d’opposition contre la loi 78.
Même les grands médias, qui appuient
vigoureusement la hausse des frais de scolarité et qui défendent la loi 78
comme une mesure nécessaire pour mettre un terme à la violence et au
désordre, ont été forcés d’admettre mercredi que la loi draconienne du
gouvernement, loin de mettre fin à la « crise sociale », l’avait au
contraire exacerbée.
Sur la pancarte : « Étudiant(e)s ontarien(ne)s
contre la loi 78 »
Un sondage mené par l’un des instituts de sondage
les plus respectés au Québec a révélé que 78 pour cent des Québécois pensent
que le gouvernement « est allé trop loin ». Il a aussi établi que la
population est parfaitement divisée sur la position du gouvernement de
légiférer contre les étudiants, et ce malgré la campagne médiatique
systématique pour présenter les étudiants comme un groupe violent et
égoïste. Le sondage a révélé que l’opposition à la loi 78 provenait surtout
des jeunes, des personnes « à faible revenu » et des résidents de Montréal.
À la sortie d’une réunion des ministres mercredi,
la ministre de l’Éducation Michelle Courchesne a dit qu’elle était prête à
rencontrer les chefs des trois fédérations étudiantes provinciales, y
compris les représentants de la CLASSE, que le gouvernement ne cesse de
qualifier « d’extrémiste », plus récemment car la CLASSE a affirmé qu’elle
n’allait pas se soumettre à la loi 78.
Cependant, même en annonçant que la porte du
gouvernement était « ouverte », Courchesne a clairement fait savoir que le
gouvernement était toujours aussi déterminé à imposer la hausse des droits
de scolarité, qui n’est qu’un élément de son vaste programme d’austérité.
Courchesne a rejeté explicitement toute discussion d’un moratoire ou d’un
report de la hausse, et encore moins sa diminution ou son annulation, et a
affirmé qu’il n’était pas question pour le gouvernement de discuter de
changements à la loi 78.
Un manifestant et une pancarte faisant référence à
l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement libéral
Trudeau en octobre 1970
Les dirigeants des fédérations étudiantes ont
néanmoins fait savoir qu’ils étaient prêts à reprendre les négociations avec
le gouvernement. Plus tôt ce mois-ci, sous la pression des chefs des
principaux syndicats du Québec, ils avaient entériné une entente de
concession qui, non seulement imposait la hausse des frais de scolarité dans
sa totalité, mais qui en plus prévoyait la création d’un comité tripartite,
dominé par le gouvernement et le monde des affaires, dans lequel les chefs
étudiants auraient collaboré avec le gouvernement pour sabrer les dépenses
universitaires. Cette entente a par la suite échoué en raison de l’immense
opposition parmi les étudiants.
Tout en dénonçant la loi 78 comme une attaque sans
précédent sur les droits démocratiques, les syndicats ont annoncé qu’ils
allaient respecter toutes ses clauses, y compris celles qui forcent les
enseignants à devenir des auxiliaires du gouvernement et à briser la grève
étudiante. Les syndicats cherchent à utiliser leur influence politique et
financière sur les associations étudiantes et le mouvement étudiant afin de
faire campagne pour leur allié de longue date, le Parti québécois : un parti
de la grande entreprise qui a imposé les plus grandes coupes sociales de
l’histoire du Québec lorsqu’il a été au pouvoir.
Les dirigeants de Québec solidaire (QS), un parti
nationaliste québécois qui se présente comme une alternative de gauche au
PQ, se sont quant à eux dissocié de déclarations faites par leur seul député
disant que QS appelait à la désobéissance de la loi 78. Les commentaires
d’Amir Khadir ont été farouchement dénoncés par les opposants de QS dans l’establishment
et par les éditorialistes, qui ont dit que ceux qui n’étaient pas prêts
à faire respecter les lois adoptées à l’Assemblée nationale n’avaient pas
droit d’y siéger. « Nous ne pouvons encourager la désobéissance à la loi
78 », a fait savoir mercredi Françoise David, co-porte-parole de QS.
Les étudiants québécois et leurs partisans doivent
tirer des conclusions radicales de la campagne acharnée menée contre eux,
non seulement par le gouvernement libéral Charest, mais par la classe
dirigeante canadienne au complet. L’élite capitaliste craint et déteste la
grève étudiante, car elle représente un défi implicite lancé à sa stratégie
de classe, qui consiste à faire payer la classe ouvrière pour l’effondrement
du capitalisme en détruisant tous les gains sociaux arrachés par les
travailleurs à travers les grandes luttes sociales du siècle dernier.
Pour être victorieux, les étudiants doivent faire
de leur grève le catalyseur d’une mobilisation de la classe ouvrière, au
Québec et au Canada, dans une offensive industrielle et politique contre
toutes les coupes dans les dépenses sociales, les emplois et les salaires,
et pour un gouvernement ouvrier.
Le World Socialist Web Site s’est entretenu
avec des participants à la grande manifestation de mardi à Montréal.
Alexis Chartrand, étudiant de secondaire V
Alexis Chartrand est l’un des nombreux étudiants
d’écoles secondaires à être devenus politiquement actifs dans la grève
étudiante. Il a dit au WSWS : « La loi spéciale, c’est totalement abusif de
la part du gouvernement. Ils ne peuvent pas passer une loi qui restreint les
libertés fondamentales qui sont dans les chartes [des droits]; c’est
impensable. C’est très dangereux de faire passer des lois au nom de la
sécurité publique. Il y a beaucoup de régimes fascistes, dictatoriaux, qui
sont entrés comme ça. Il faut faire attention pour ne pas que la sécurité
publique devienne une excuse pour réduire les libertés des gens.
« Je pense qu’un gouvernement démocratique ne peut
pas se permettre de briser un mouvement de contestation populaire aussi
franc par la répression. Au bout d’un moment, il va devoir finir par
écouter.
« Je milite pour la gratuité. Je pense que
l’éducation, la santé, les services publics essentiels doivent être
totalement gratuits pour tout le monde. C’est une mesure égalitaire de base
qui devrait être assurée dans nos sociétés. Mais c’est sûr que dans un
contexte de crise, des négociations se font et il faut toujours céder un peu
pour arriver à des ententes. »
Alexis était conscient des parallèles entre les
événements au Québec et ce qui arrive en Europe. « Plus on pousse la
population dans ses limites, plus elle va bouger, plus elle va chercher à
regagner ce qu’elle a perdu. On voit ce qui se passe en Grèce et en Italie :
il y a de gros problèmes économiques, la population paie énormément pour le
système économique actuel. Au Québec, même si nous sommes dans une situation
beaucoup moins pire qu’en Grèce, il y a quand même des mesures que l’on
considère comme étant injustes puis on commence à se lever contre ça, et
puis ça ne passe pas. »
Estelle, Sandrine et Asma
Estelle, Sandrine et Asma vont à l’école
secondaire Sophie-Barat.
Estelle et Sandrine ont toutes deux exprimé leur
opposition à la loi 78. « Ça devient presque une dictature où tu n’as pas le
droit de rien faire ni de rien dire », a dit Estelle.
Sandrine a ajouté : « J’ai vraiment l’impression
d’être dans une dictature avec cette loi-là. Je ne trouve pas ça normal que
l’on se sente menacé de porter le carré rouge devant des policiers. Ce n’est
pas normal que l’on soit rendu au Québec à bafouer une opinion politique. »
Lorsque nous leur avons demandé comment elles
s’expliquaient l’intransigeance du gouvernement, Sandrine a répondu : « Je
crois qu’il a la pression de gens plus riches, pour qu’eux n’aient pas à
payer ce qu’ils devraient payer. »
Asma a exprimé son désaccord sur un sondage qui
disait que les Québécois appuyaient massivement la loi 78. « Je crois que
les sondages sont biaisés. Le sondage fait par La Presse jeudi
dernier sur la loi spéciale a été fait avant que les détails de la loi
soient donnés. Puis on voit après le dépôt de la loi que les gens ne sont
pas d’accord. Chaque fois que je parle à des gens dans la rue, la plupart
sont pour le mouvement étudiant et non contre. Dans les dernières
manifestations, les gens nous acclamaient dans la rue.
« La majorité de la population est de la classe
moyenne et pauvre, et si on devait s’unir pour protester contre les
inégalités, ce serait un plus grand mouvement que celle au sujet de la
hausse. »
Emil Grigorov, chargé de cours à l’Université Laval
Emil Grigorov, un chargé de cours à l’Université
Laval à Québec, nous a dit que la loi 78 l’avait motivé à sortir dans la rue
pour appuyer les étudiants. « Cette loi agresse directement la démocratie
dans ses principes mêmes. C’est une loi antidémocratique et comme il s’est
avéré, anticonstitutionnelle. Il ne faut pas la laisser passer.
« Je pense qu’il [le gouvernement] est sous la
pression des grosses entreprises et il se retrouve dans une sorte d’impasse.
Je ne crois pas qu’il va réussir à briser le mouvement étudiant puisque ce
n’est plus qu’un mouvement étudiant. C’est un mouvement beaucoup plus large,
un mouvement social, un mouvement politique. C’est un mouvement pour la
démocratie.
« Moi j’ai vécu la dictature [en Bulgarie]. J’ai
passé la moitié de ma vie dans un régime totalitaire, puis ça commence
toujours par des petits changements, des petites agressions contre la
démocratie, puis ça finit par l’abolition de la démocratie. »
(Article original paru le 24 mai 2012)