La vague de révoltes sociales qui a secoué l’année
dernière le Moyen-Orient, les Etats-Unis, la Grèce, l’Espagne et les autres
pays atteint à présent l’Europe de l’Est. Les vastes manifestations contre
le régime d'Orban en Hongrie, les grèves des cheminots et des mineurs en
Bulgarie et les deux semaines de vives protestations en Roumanie en
témoignent.
A ce jour, le mouvement a un caractère hétérogène
et confus. Mis à part les travailleurs qui luttent pour défendre leur
emploi, leur salaire et leurs droits fondamentaux, et des rassemblements
pour la démocratie, l’on enregistre des accès de colère d’arrivistes de la
classe moyenne dont les espoirs d’avancement dans leur carrière ont été
anéantis.
Politiquement, les protestations représentent
toutes les couleurs de l’arc en ciel. Certaines sont spontanées alors que
d’autres sont organisées par les ailes rivales des élites dirigeantes. Les
tendances d’extrême-droite ont également cherché à s’y mêler.
La forces motrice des protestations est la grande
fracture sociale qui s’est ouverte dans les vingt années qui se sont
écoulées depuis la restauration du capitalisme. Les promesses de démocratie
et de prospérité qui ont servi à justifier la restauration du capitalisme en
1989 ont fait la place à un cauchemar social.
Ces vingt dernières années ont été marquées par
des conflits politiques entre les anciennes cliques staliniennes et les
nouveaux riches qui se sont chamaillés pour le partage du butin. La
lutte a souvent pris des formes âpres. Les vieux apparatchiks staliniens –
qui avaient « privatisé » pour leur propre compte la propriété socialisée
tout en s’appelant « socialistes » – se sont relayés à la tête du
gouvernement avec les nouveaux riches qui se disaient « démocrates »,
« libéraux » ou « conservateurs. »
Les masses ont payé le prix avec la perte de leur
emploi, la destruction d’un système éducatif et de santé jadis extensif,
l’effondrement du parc de logement et de l’infrastructure.
L’entrée dans l’Union européenne en 2004 et en
2007 n’a pas amélioré la situation mais l’a empirée. Les prix ont grimpé en
flèche alors que les salaires stagnaient et le pouvoir d’achat a chuté. Même
des usines délocalisées en Europe de l’Est en raison des bas salaires (comme
dans le cas de Nokia à Cluj, en Roumanie) sont à présent fermées et la
production transférée en Asie et dans l’ancienne Union soviétique où les
salaires sont encore plus bas.
La crise financière internationale de 2008 et ses
conséquences ont été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. L’Union
européenne et le Fonds monétaire international insistent pour que les pays
de l’Europe de l’Est restructurent leurs budgets en démolissant tout ce qui
reste des acquis sociaux. Bien que ces pays n’aient pas profité de l’euro,
ils doivent maintenant en payer la crise.
La conséquence est une crise sociale de dimension
révolutionnaire. Les pays de l’Europe de l’Est figurent parmi les plus
inégaux du monde. Alors qu’une petite couche de détenteurs de capitaux, de
politiciens et de cadres de partis jouissant de relations avec l’UE se
vautrent dans le luxe, la grande majorité des gens lutte pour survivre.
Un ouvrier dans une grande usine de Bulgarie gagne
moins de 200 euros pas mois. En Pologne et en Hongrie, le salaire d’un
instituteur – même en tenant compte de la différence du pouvoir d’achat –
est moins que le tiers du salaire d’un collègue allemand. En Roumanie, un
ouvrier spécialisé gagne entre 300 et 500 euros brut par mois et un
universitaire en gagne à peine un peu plus. Six mille médecins ont quitté le
pays depuis l’adhésion à l’UE.
L’ampleur de la crise sociale et l’absence de
perspective d’une éventuelle amélioration font que les manifestations se
poursuivront, s’étendront et se radicaliseront. Les intérêts sociaux
divergents deviendront plus évidents et les véritables questions de classes
émergeront. Mais les problèmes historiques de perspective, de programme et
de direction politiques ne se résoudront pas automatiquement.
Quatre décennies de régime stalinien ont laissé
des traces. Tandis que les régimes bureaucratiques mis en place en Europe de
l’Est après la défaite des armés d’Hitler ont exproprié la propriété privée
capitaliste, pour créer ainsi les conditions d’un progrès économique limité,
ils étaient organiquement hostiles à la classe ouvrière et à une perspective
socialiste authentique.
Les régimes staliniens ont profité de leur
mainmise sur le gouvernement et sur l’industrie pour s’assurer leurs propres
privilèges et s’opposer implacablement à toute initiative indépendante des
travailleurs. A l’image des dirigeants de Moscou, ils ont réprimé et
persécuté tout aussi impitoyablement les idées de Trotsky et la Quatrième
Internationale qui avait défendu le programme du socialisme international à
l’encontre du stalinisme. Leur perspective nationaliste de la « construction
du socialisme dans un seul pays » a séparé les travailleurs de leurs frères
de classe internationaux et a grandement contribué à l’intensification des
problèmes économiques.
Le rôle joué par les staliniens durant l’année
cruciale de 1989 n’a fait qu’accroître la confusion politique. Sous la
pression des protestations grandissantes, les staliniens s’étaient
rapidement mis d’accord avec les dirigeants petits bourgeois de l’opposition
« démocratique » pour organiser des « tables rondes » afin de faciliter la
transition vers le capitalisme. Profitant de leur contrôle sur l’économie et
l’Etat, ils furent les premiers à s’enrichir.
C'est en Hongrie que cela a été le plus marqué car
les staliniens avaient déjà brutalement écrasé le soulèvement ouvrier en
1956. En 1989, les staliniens hongrois ont joué un rôle clé dans les
changements politiques survenus en Europe de l’Est.
L’ouverture en avril de la frontière vers
l’Autriche par le premier ministre Gyula Horn a contribué de façon
significative à la déstabilisation de tous les autres régimes d’Europe de
l’Est. Horn avait activement participé à la persécution des travailleurs
insurgés de Budapest en 1956.
En 2004, Ferenc Gyurcsány, ancien secrétaire
stalinien de l’organisation des jeunesses et à présent l’un des hommes les
plus riches du pays, est devenu premier ministre. Le cynisme avec lequel le
« socialiste » Gyurcsány a appliqué les coupes sociales a directement fait
le jeu de l’aile droite. Ce n’est que dans ce contexte que peut s’expliquer
le succès électoral de l’aile droite Fidesz et du parti fasciste Jobbik.
La classe ouvrière hongroise, qui a une longue
tradition combative, n’a pas dit son premier et encore moins son dernier
mot. Le soutien au gouvernement Fidesz de Viktor Orban est en train de
diminuer rapidement. En dépit de son discours nationaliste, il se trouve
dans une crise profonde et est totalement tributaire du Fonds monétaire
international.
L’évolution future en Hongrie – et dans tous les
pays d’Europe de l’Est – dépendra de ce que la classe ouvrière trouve une
fois de plus accès aux traditions du socialisme authentique. Elle doit tirer
les leçons vitales de son expérience historique avec le stalinisme en se
familiarisant avec les perspectives de Trotsky et de la Quatrième
Internationale.
Elle doit rompre avec toutes les organisations
politiques qui cherchent à la mener dans une impasse nationaliste ou à la
subordonner aux dictats de l’Union européenne. Son but doit être la mise en
place des Etats socialistes unis d’Europe. Ses alliés étant les travailleurs
de l’Europe de l’Est tout comme de l’Ouest et du monde entier.
(Article original paru le 27 janvier 2012)