Avec le dépôt de bilan jeudi matin d’Eastman Kodak, c'est encore un
fleuron des entreprises américaines qui chercheà se placer sous la
protection de la loi américaine sur les faillites. Le dépôt de bilan
représente l’aboutissement de deux décennies de licenciements et de
dégraissage qui ont transformé celui qui était jadis le premier fabricant de
matériel photographique, en l’ombre de lui-même.
Comme d’habitude, l’entreprise se servira des procédures soumises à la
supervision judiciaire comme d’une occasion pour intensifier ses attaques
contre les travailleurs et les dizaines de milliers de retraités qui verront
leur assurance maladie drastiquement réduite voire carrément supprimée.
Kodak emploie actuellement quelque 18.800 travailleurs, après avoir éliminé
47.000 emplois et fermé 13 usines depuis 2003.
Lorsque l’entreprise sortira de l’insolvabilité, si elle en sort, elle
sera certainement plus petite et « restructurée » afin d’assurer un retour
sur investissement suffisant pour ses principaux actionnaires.
Parmi les facteurs immédiats qui ont conduit au déclin significatif de
Kodak au cours de ces deux dernières décennies il y a son incapacité à
concurrencer la photographie numérique. Son développement et sa chute ne
reflètent toutefois pas seulement la crise d’une seule entreprise mais la
crise du capitalisme américain dans son ensemble.
Kodak, dont le siège se trouve à Rochester, ville industrielle dans le
Nord de New York, fut fondé dans les années 1880. La firme se développa
rapidement durant la première moitié du 20ème siècle et fut un
pionnier de la photographie destinée au grand public, coïncidant avec la
montée de l'industrie automobile et d'autres industries de masse aux
Etats-Unis. Elle lança la première pellicule photographique, le premier
appareil photo portable – dont une version qui était vendue au consommateur
pour un dollar – et le premier film couleur 35 mm inventé en 1935.
En 1927, Kodak comptait déjà 20.000 travailleurs. En 1946, leur nombre
était déjà passé à 60.000, à 100.000 en 1966 et à 120.000 en 1973.
L’effectif continua de croître dans les années 1980 bien que l’expansion de
la production fut largement remplacée par l’acquisition de diverses filiales
telle l’imprimerie et l’imagerie médicale. En 1988, l’effectif avait atteint
son maximum avec 145.300 employés. En un peu plus de deux décennies, le
nombre des travailleurs a été réduit d’environ 83 pour cent.
Dès le milieu des années 1980, Kodak dut faire face à une intense
concurrence de la part des fabricants de film d’Asie, notamment de Fujifilm.
Dans les années 1990, Kodak perdait de plus en plus de parts de marché au
profit des fabricants de caméras numériques Canon, Sony et Nikon.
L’entreprise réagit à un recul des investissements, dû à son incapacité
d’assurer suffisamment de rendement, en liquidant de vastes sections de ses
activités et en fermant des usines.
Indépendamment de la spécificité de Kodak, son histoire est toutefois
étroitement liée à celle de l’industrie américaine en général. Le nombre de
travailleurs industriels aux Etats-Unis se situait en 1940 à environ 10
millions, pour atteindre un record avoisinant 20 millions à la fin des
années 1970 avant de retomber sous le chiffre de 12 millions aujourd’hui,
alors même que la population continue de croître.
La classe dirigeante américaine a réagi à la concurrence mondiale
croissante en organisant, avec l’aide des syndicats, des attaques féroces
contre la classe ouvrière aux Etats-Unis. Les fortunes colossales amassées
au cours de ces trois dernières décennies sont liées non pas à une expansion
de la production mais à la spéculation, au pillage des acquis des sociétés,
au démantèlement des usines et à un abaissement drastique des conditions de
vie de la majorité de la population.
L’assaut contre la classe ouvrière se poursuit sous le gouvernement
Obama. Dans la mesure où l’on essaie de relancer la production aux
Etats-Unis, ceci se fait sur la base d’une réduction des prestations
sociales, de l’élimination de coûts « inhérents » tels l’assurance maladie
aux retraités et la réduction du salaire des travailleurs jusqu'à atteindre
le seuil de pauvreté.
Il faut faire remarquer que l’actuel PDG de Kodak, Antonio Peres, fait
partie du « Conseil pour l’emploi et la compétitivité » (Jobs and
Competitiveness Council), dirigé par le PDG de General Electric, Jeffrey
Immelt. Ce conseil, qui est en grande partie constitué de cadres
d’entreprises et de représentants de la confédération syndicale AFL-CIO, a
publié mercredi un rapport, « Une feuille de route pour le renouveau » dont
la stratégie pour la création d’emplois est l’abrogation des règlements et
la réduction drastique de l’impôt sur les sociétés.
Ce qui a servi de modèle à ce « redressement » c'est l’industrie
automobile qui, sous le guidage du gouvernement Obama et des tribunaux de
commerce, a réduit de moitié les salaires des travailleurs nouvellement
recrutés, a supprimé les prestations pour les retraités et éliminé des
dizaines de milliers de postes. Une infime fraction des emplois perdus dans
l’automobile a été rétablie alors que les profits des entreprises et les
dividendes des actionnaires ont grimpé en flèche.
Selon un article paru mercredi dans le Financial Times, le coût de
production unitaire du travail aux Etats-Unis a chuté, au cours de cette
dernière décennie, de plus de 10 pour cent contre une hausse de 3 pour cent
au Japon et de 41 pour cent en Allemagne. Le Times cite Chad Moutray,
économiste en chef de l’Association nationale des fabricants (National
Association of Manufacturers) : « Un grand nombre de nos membres nous disent
qu’il est parfois moins cher de produire aux Etats-Unis parce que le coût de
la main-d’oeuvre est moindre. » Le gouvernement a adopté le terme
d’« internalisation » (insourcing) pour décrire ce processus.
L’establishment politique a réagi à la crise économique par des
transferts massifs de moyens aux banques et le rejet catégorique de tout
programme gouvernemental pour combattre le chômage. Mercredi, tout en louant
le groupe d’experts pour l’emploi, Obama a une fois de plus souligné que
« la reprise économique doit être activée par le secteur privé. »
Le déclin du capitalisme américain et les processus sociaux et
économiques qui apparaissent au grand jour dans la faillite de Kodak ont
créé les conditions non pas pour une « reprise économique » qui est
inexistante pour les travailleurs mais pour un renouveau de la lutte des
classes.
(Article original paru le 20 janvier 2012)