Le 31 août, le gouvernement russe a
reconnu le Conseil national de Transition des forces rebelles soutenues par
l'OTAN comme seul gouvernement légitime en Libye.
En mars, la Russie s'était abstenue lors
du vote de la résolution des Nations unies (ONU) qui a ouvert la voie à la
guerre impérialiste en Libye pour se poser depuis fin mai en « médiateur »
entre le régime Kadhafi et les rebelles. En reconnaissant le Conseil de
Transition, elle signale à présent qu'elle ne restera pas sans rien faire
tandis que les puissances de l'OTAN (l'Organisation du Traité Atlantique Nord)
s'empareront du butin de guerre.
Le gouvernement russe a ainsi justifié
sa reconnaissance du Conseil de transition : « Nous estimons que les
contrats et les engagements bilatéraux précédemment conclus par la Fédération
russe et la Libye, continueront de s'appliquer aux relations entre les deux
pays et seront minutieusement remplis. »
Un jour plus tôt, Anwar Faituri,
ministre des Transports et des Communications, avait publiquement déclaré que
la validité des contrats avec la Russie serait réexaminée en prévenant que le
refus du gouvernement russe de reconnaître le Conseil de Transition pourrait
avoir un impact négatif sur l'aboutissement de ce réexamen.
Mikhail Margelov, représentant de la
Russie en Afrique du Nord, a déclaré le 1er septembre à la chaîne de
télévision russe RT : « Nous voulons poursuivre notre travail actuel
en Libye. Notre politique de coopération économique avec le pays ne dépendra
aucunement du régime politique particulier que le peuple libyen choisira pour
son avenir. » Il a aussi affirmé que le concept arabo-russe d'amitié et de
coopération n'était pas limité à l'ère des dictatures et des régimes
totalitaires et était tout aussi important aujourd'hui qu'il y a 50 ans.
L'intervention militaire de l'OTAN en
Libye visait finalement l'influence croissante de la Chine et de la Russie en
Afrique du Nord. Cette opinion était aussi reflétée dans la presse russe. Un
commentaire paru dans l'édition du 30 août du journal Vzglyad déclarait
qu'il était « évident » que la guerre n'était pas menée dans
l'intérêt d'idéaux démocratiques, « mais dans le désir de redistribuer les
ressources énergétiques de la Libye en en privant les concurrents (mondiaux
occidentaux), la Chine et la Russie. »
Après l'Algérie, la Libye était le
principal partenaire commercial de la Russie en Afrique du Nord. Les pertes
subies en raison de l'embargo rien que par le seul fournisseur d'armes
Rosoboronexport s'élèvent à 4 milliards de dollars. Des contrats d'armes d'une
valeur d'environ 2 milliards de dollars sont encore en suspens. En 2008, les
chemins de fer russes ont signé un contrat pour la construction d'une ligne
ferroviaire reliant Syrte à Benghazi - un projet totalisant 2,2 milliards de
dollars supplémentaires.
En avril 2008, le géant énergétique
russe Gazprom avait signé un contrat avec le groupe énergétique italien ENI,
scellant ainsi l'entrée de la Russie dans la « cour des grands » avec
une part de 33 pour cent. La valeur du projet qui implique l'approvisionnement
de quelque 68 millions de tonnes de pétrole, s'élève à près de 2 milliards de
dollars. Selon les chiffres de l'entreprise, le volume annuel de pétrole
extrait pour Gazprom en Libye était de 6 millions de barils avant la guerre. Au
cours de ces années, Gazprom a étendu ses activités en Algérie - quatrième plus
grand fournisseur de gaz du monde - et au Nigeria, en investissant plusieurs
milliards.
Dans le même temps, l'entreprise
énergétique russe a conclu un accord prévoyant une coopération plus intensive
avec la Compagnie pétrolière nationale libyenne. Par rapport à la Russie, ses
rivales occidentales - particulièrement la France et l'Angleterre, étaient de
plus en plus laissées à la traîne. Tout comme Shell, et l'entreprise d'Etat
algérienne Sonatrach, Gazprom remportait de plus en plus d'appels d'offres pour
le financement de projets tandis que les sociétés françaises, britanniques et
japonaises étaient rejetées.
La présence grandissante de la Russie en
Afrique du Nord était perçue avec une suspicion croissante par l'Union
européenne (UE). Le magazine économique allemand Handelsblatt du 18
avril citait Igor Tomberg de l'Institut d'économie mondiale et de relations
internationales pour avoir dit : « Alors que l'Europe dort, Gazprom
décroche les contrats dans le monde entier en devenant un acteur mondial qui
resserre son emprise sur l'Europe. Gazprom est en train d'encercler l'Europe
géopolitiquement. »
A peu près à la même époque en 2008, la
Russie et la Libye intensifiaient leur collaboration militaire. En commentant
les discussions sur l'accès de la flotte russe au port méditerranéen de
Benghazi, le journal russe Kommersant avait remarqué : « La
présence militaire russe garantira que la Libye ne sera pas attaquée par les
Etats-Unis. »
Au cours d'une réunion avec le président
de l'époque, Vladimir Poutine, Kadhafi avait dit, « Le développement de
notre partenariat bilatéral est une décision très positive par rapport à la
situation internationale. Il contribue à restaurer l'équilibre
géopolitique. »
Bien que la guerre ait visiblement
constitué une attaque contre les intérêts russes en Afrique du Nord, la Russie
s'est abstenue le 17 mars d'opposer son veto à la résolution de l'ONU,
permettant ainsi le démarrage de la guerre. C'est la question de l'attitude
appropriée à la guerre qui a déclenché d'âpres conflits au sein de l'élite
dirigeante du pays. Alors que le premier ministre Poutine plaidait en faveur
d'un vote contre la résolution, le président Dmitri Medvedev préconisait une
abstention en attaquant vivement la déclaration de Poutine que la guerre contre
Kadhafi ressemblait à une « croisade. » Ce désaccord public affiché
dans le tandem a fait grand bruit et a été évalué par de nombreux commentateurs
comme le signe d'une crise gouvernementale grandissante.
La position de la Russie est restée
extrêmement ambivalente durant les mois suivants. Fin mai, lors du sommet du
G8, la déclaration de Medvedev de jouer un rôle d'intermédiaire entre le régime
Kadhafi et les rebelles visait à s'assurer que la Russie ne reste pas
complètement à l'écart du conflit.
Toutes les options devaient donc
demeurer ouvertes. Mikhail Margelov a donc été envoyé en Libye en qualité de
représentant de la Russie en Afrique du Nord. Il n'était pas certain que même
avec l'aide des forces de l'OTAN les rebelles réussissent à renverser Kadhafi.
Bien que le cap adopté par Medvedev ait recueilli un vaste soutien, la position
de Poutine avait obtenu au début de la guerre l'appui de larges sections de
l'élite dirigeante
Une autre raison qui explique pourquoi
la Russie a refusé de soutenir la guerre a été l'indignation généralisée qu'elle
a provoquée au sein de la population russe. Une étude réalisée le 24 mars a
révélé que 78 pour cent des personnes interrogées étaient opposées à la guerre
en Libye.
Le refus de la Russie de voter contre la
résolution libyenne au Conseil de sécurité de l'ONU avait été lié à la crainte
qu'un veto n'entraîne l'isolement politique du pays sur la scène internationale
en provoquant un conflit avec les Etats-Unis et l'UE - une conséquence que le
gouvernement russe pourrait difficilement se permettre pour un certain nombre
de raisons.
Premièrement, l'économie russe est
fortement tributaire des exportations énergétiques vers l'Ouest, notamment
l'UE. Les tensions entre les Etats-Unis d'un côté et l'Europe de l'Est et
l'Asie centrale de l'autre, sont indéniablement en train d'augmenter.
Toutefois, la Russie reste peu disposée à former une alliance avec la Chine,
bien que les deux pays adoptent parfois face aux Etats-Unis les mêmes positions
sur des questions économiques et politiques.
Deuxièmement, ces six derniers mois ont
été marqués en Russie par une incertitude politique et sociale grandissante. La
crise économique engendre une pauvreté pour de plus en plus de personnes et
dont le résultat est une extrême polarisation de la société. Selon une enquête
du site Internet joblist.ru, plus d'un cinquième de la population n'est
financièrement pas en mesure de fournir des aliments sains à leur famille.
Seule une famille sur dix peut se payer des vacances annuelles. Dans un sondage
réalisé en juin, quelque 49 pour cent ont dit être prêts à participer à des
protestations. Ce pourcentage n'était que de 38 le mois précédent.
Alors que les divergences entre Poutine
et Medvedev sont de plus en plus souvent rendues publiques, on ne sait pas
clairement qui se présentera l'année prochaine à l'élection présidentielle. Au
sein des élites dirigeantes, des conflits existent à la fois quant à
l'orientation de la politique étrangère et à comment le mieux perpétrer les
attaques contre les droits sociaux de la population. Compte tenu de la
polarisation sociale croissante en Russie, la classe dirigeante est
profondément troublée par les événements survenus dans le monde arabe,
craignant qu'un soulèvement social ne se propage rapidement aux pays voisins en
Asie centrale et en Russie même.
La guerre en Libye, qui est elle-même
l'expression d'une modification de l'équilibre international du pouvoir,
exacerbera fortement les conflits inter-impérialistes, en accentuant davantage
la polarisation des rapports entre l'Occident et les Etats BRIC (les pays en
développement rapide, le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine). Pour le
moment, le plus grand souci de la Russie est la possibilité d'une intervention
de l'OTAN en Syrie et en Iran. En ce qui concerne Moscou, les deux pays sont
d'une importance économique et géopolitique encore plus grande que la Libye.
Pour ce qui est de la crise syrienne, le
Kremlin a jusque-là agi en défenseur du régime d'Assad tandis que l'UE a imposé
un embargo pétrolier à l'encontre de ce pays et que le président Obama a publiquement
déclaré qu'Assad avait perdu sa légitimité en tant que dirigeant. Dans le cas
d'une intervention occidentale en Syrie, la Russie a déjà annoncé son intention
d'exercer son droit de veto à l'ONU.