La
Tunisie a organisé dimanche 23 octobre des élections pour élire une Assemblée
constituante de 217 membres dont la tâche est de rédiger une nouvelle
constitution d'ici un an. L'Assemblée formera aussi un nouveau gouvernement
intérimaire et désignera un exécutif provisoire jusqu'à la tenue d'élections
générales prévues pour la fin de l'année prochaine.
L'objectif
déclaré de l'Assemblée constituante est de concevoir une nouvelle constitution
et un nouveau régime politique pour la Tunisie, dont le dictateur soutenu par
les Etats-Unis, le président Zine El Abidine Ben Ali avait été contraint de
fuir son pays du fait des manifestations de masse de la classe ouvrière en
janvier dernier. Ces manifestations avaient commencé après qu'un chômeur
vendeur de légumes, Mohamed Bouazizi s'était immolé par le feu à Sidi Bouzid
pour protester contre la misère sociale et la répression d'Etat. Les tentatives
ratées de Ben Ali pour réprimer les protestations avaient conduit à sa chute et
avaient déclenché des manifestations dans tout le monde arabe, et provoqué la
chute du dictateur égyptien soutenu par les Etats-Unis, Hosni Bubarak.
Le successeur de Ben Ali, le président Fouad
Mebazza, a mis en place une commission sur la réforme après que des
manifestations de masse en février eurent contraint à la démission le premier
ministre Mohamed Ghannouchi afin de stabiliser le régime et faire cesser les
protestations et les grèves. C'est cette commission qui a organisé l'élection
pour l'Assemblée constituante. Elle comprend des nommés du régime tunisien,
des bureaucrates syndicaux, la fédération patronale UTICA et des membres de
partis petit-bourgeois de l'ex-gauche tels le Parti démocrate progressif (PDP)
et Ettajdid, l'ancien Parti communiste tunisien. (voir La
Commission tunisienne sur la Réforme défend le régime capitaliste)
Au
moment où ces lignes sont écrites le résultat final de l'élection n'est
toujours pas connu, seuls 101 des 217 sièges ayant été pour le moment
attribués. Le parti islamiste de droite Ennahda espérait obtenir la majorité du
scrutin, dépassant les partis de « centre gauche » tels Ettakatol et
Congrès pour la République (CPR). Selon les derniers résultats, Ennahda a
obtenu 43 sièges, CPR 16, Ettakatol 10, Aridha Chaabia (Pétition populaire) 12,
Le Parti démocrate progressiste (PDP) 5, Afek Tounes 3 et le Parti des
travailleurs communistes de Tunisie, maoïste, (PCOT) de Hamma Hammami 1
siège.
Pour
ce qui est du vote des Tunisiens résidant à l'étranger, Ennahda a remporté 9
sièges sur 18 et le reste est allé à Ettakatol et au CPR.
Ennahda
qui était interdit sous le régime de Ben Ali a entamé des pourparlers avec
plusieurs autres partis politiques, dont Ettakatol et CPR pour former un
gouvernement d'unité nationale. Fondé en 1981 et inspiré par les Frères
musulmans d'Egypte, Ennahda est dirigé par Rachid Ghannouchi qui depuis 22 ans
vit en exil en Grande-Bretagne. Il déclare que son parti a des liens
idéologiques avec le parti islamiste du premier ministre turc Tayyip Erdogan.
Ettakatol
avait été formé par Mustafa Ben Jaafar, médecin, en 1994. Ben Jaafar était
ministre de la santé publique dans le premier gouvernement intérimaire du
premier ministre Mohamed Ghannouchi après le départ de Ben Ali. Ben Jaafar
avait été contraint de démissionner du fait des manifestations de masse
incessantes contre le rôle joué par des hommes de main de Ben Ali dans le
gouvernement tunisien.
Le
Congrès pour la République avait été crée par le militant des droits de l'Homme
Moncef Marzouki en 2001 et interdit sous Ben Ali. Marzouki s'était exilé en
France et est retourné en Tunisie après la fuite de Ben Ali.
L'élection
a été largement promue par les médias occidentaux comme posant le décor pour
« un processus de transition démocratique. » Le président des
Etats-Unis Barack Obama l'a qualifiée de « pas en avant important. »
En
fait, le résultat droitier de cette élection ne reflète guère le soulèvement de
la classe ouvrière de cet hiver, lors duquel les islamistes n'avaient pas joué
un rôle significatif. Il reflète plutôt le caractère droitier du régime de
transition et les objectifs contre-révolutionnaires de la très impopulaire commission
sur la réforme.
La commission électorale tunisienne a déclaré
que le taux de participation à l'élection de dimanche dépassait les 70 pour
cent. Maisce chiffre ne tient compte que des 4,1 millions d'électeurs
qui se sont inscrits volontairement sur un total de 7,5 millions d'électeurs
appelés aux urnes. En fait, plus de la moitié de l'électorat n'a pas participé
à l'élection, ce qui souligne l'aliénation massive par rapport aux élections et
l'hostilité envers l'establishment politique. (voir Les
Tunisiens se méfient des prochaines élections pour l'Assemblée constituante)
Le régime de transition qui comprend un grand
nombre de responsables de l'ancien régime Ben Ali n'a pas répondu aux
revendications sociales de la classe ouvrière. A Sidi Bouzid, un chômeur de 24
ans qui vend des légumes, Djamaï Bouallègue a dit au quotidien L'Humanité
: « Depuis le 14 janvier, nous
pouvons parler plus librement, c'est vrai, mais ma situation n'a pas changé. Ma
vie est toujours aussi dure...Je n'ai confiance dans aucun parti. Je ne crois
pas aux promesses sans garanties. »
L'Humanité a aussi parlé avec Ben Mohammed Kadri, chômeur de 34 ans
titulaire d'un Master des sciences et vie de la terre, à Regueb à une trentaine
de kilomètres de Sidi Bouzid. Il a dit que sa famille dispose en tout de 90
dinars (45 euros) par mois pour faire vivre trois personnes, dont 60 dinars (30
euros) sont consacrés à l'achat de médicaments pour son père pour lequel les
autorités n'ont pas accordé la gratuité des soins médicaux.
Kadri
a dit: « Il nous reste 30 dinars
(14 euros). Soit 250 millimes (12 centimes) par jour et par personne. Même pas
le prix du pain. »Il ajoute, «La révolution tunisienne n'a rien changé aux
inégalités. Je n'irai pas voter tant que je n'aurai pas gagné mon droit au
travail. »
Dans
une situation où il n'y avait pas d'opposition clairement de gauche au régime,
Ennahda a été en mesure de se présenter en unique représentant du
mécontentement social. Il s'est présenté contre la commission sur la réforme
qui était soutenue par les partis bourgeois de centre gauche tels le PDP et
Ettajdid.
Ayant
initialement participé à la commission sur la réforme, Ennahda l'avait quittée
en juin, au motif que les objectifs de la révolution n'étaient pas en train
d'être réalisés. Alors qu'il soutenait les mesures entreprises par la
commission, il a cyniquement fait une campagne populiste contre la commission.
D'un
autre côté, les électeurs ont sanctionné le PDP et Ettajdid pour avoir
collaboré avec le régime. Avant le vote de dimanche, le PDP espérait obtenir un
nombre important de sièges. Mais il a subi une défaite humiliante, n'obtenant
que cinq sièges. Il en est de même du Pôle démocratique moderniste, une coalition
d'associations civiles et de partis politiques conduits par le mouvement
Ettajdid.
Le
PDP et Ettajdid étaient tous deux des partis politiques reconnus sous Ben Ali,
et qui avaient même signé le pacte national de 1988 avec le régime.
Les
principaux objectifs de Ennahda sont à présent de rassurer le patronat tunisien
et le capital financier international qu'il va poursuivre une politique pro
patronale contre la classe ouvrière, tout en se garantissant un soutien
suffisant des partis de centre gauche et petits-bourgeois pour obtenir une
majorité qui fonctionne.
Le
secrétaire général d'Ennahda, Hamadi Jbeli, pressenti comme premier ministre
possible d'Ennahda, a rencontré la fédération patronale UTICA mardi dernier.
Dans ses remarques au représentant officiel de l'agence d'information TAP, il a
dit que Ennahda ne procéderait pas à des changements majeurs en matière de
banques ou de questions sociales, tel l'alcool et les droits des femmes. Il a
dit, « Est-il logique d'handicaper un secteur stratégique comme le
tourisme en interdisant le vin ou le port du maillot de bain? Il s'agit là de
libertés personnelles pour les Tunisiens ainsi que pour les étrangers. »
Le
dirigeant d'Ennahda, Rached Ghannouchi a rencontré des cadres de la Bourse
mercredi, et les cours ont remonté après l'entretien. Le fils de Ghannouchi
Moaz, économiste, a dit: «Nous voulions les rassurer et leur dire que nous
sommes de leur côté et que nous voulons jouer un rôle positif dans l'économie
tunisienne. »
Ennahda a aussi entrepris de rassurer les
représentants des puissances impérialistes occidentales, dont les Etats-Unis et
la France, qui soutiennent le rôle d'Ennahda dans un régime futur. Le magazine
Jeune Afrique a commenté: « Selon
une source à l'ambassade des États-Unis à Tunis, les Américains seraient prêts
à soutenir une coalition entre les islamistes et les destouriens [sociaux
démocrates précédemment au pouvoir en Tunisie] seules forces politiques
capables, selon eux, de diriger efficacement le pays après l'élection d'une
Assemblée constituante. »
Un
diplomate occidental anonyme de Tunis a décrit l'attitude des puissances
impérialistes envers Ennahda comme suit lors d'un entretien avec Reuters :
« Nous allons faire très attention à ce qu'ils mettent en place, mais d'un
point de vue économique nous n'avons aucun souci à nous faire. Notre plus grade
préoccupation ce sont les longs délais d'attente pour la formation d'un
gouvernement. Un grand nombre de leurs partisans sont issus des classes
commerçantes qui sont en faveur de l'idée d'une politique économique libérale
et ils n'ont pas de projets sérieux pour changer la politique économique des
gouvernements précédents. »
Tandis
qu'il se prépare à poursuivre les mesures impopulaires de Ben Ali, Ennahda tend
la main à la « gauche » petite-bourgeoise, aux bureaucrates
syndicaux, aux organisations de professions libérales et autres groupes des
classes moyennes pour les soutenir contre la classe ouvrière et la menace de
nouvelles luttes révolutionnaires.
Le
directeur de campagne d'Ennahda Abdelhamid Jlassi a dit, « Les priorités
pour la Tunisie sont claires: la stabilité, les conditions d'une vie digne et
la construction d'institutions démocratiques en Tunisie. Nous sommes ouverts à
tous ceux qui partagent ces objectifs. »
Il
a ajouté, « Nous ne rejetterons personnes de nos consultations... y
compris les partis politiques de l'assemblée ou en dehors, les groupes de la
société civile et les syndicats. »
Des indications donnent à penser que cette
invitation sera étendue au PCOT maoïste, qui s'est tenu en dehors de la
commission sur la réforme tout en lui apportant son soutien tacite. Al Jazeera
a publié une chronique de Larbi Sadiki, maître de conférences en politique du
Moyen-Orient à l'université d'Exeter qui a écrit: « Le PCOT de Hamma Hammami
pourrait aussi obtenir de bons résultats, récompensé peut-être pour sa
constance bien que diabolisé par les voix anticommunistes. Hammami, aux côtés
de Marzouki, est un partenaire potentiel dans une future alliance conduite par
le Parti al-Nahda. »