Ce rapport a été présenté par Nick Beams, secrétaire
national du Parti de l'égalité socialiste (Australie) et membre de la rédaction
du World Socialist Web Site, à une réunion des membres du parti qui s'est tenue
à Sydney le 22 février 2011.
1. Il est difficile à croire que deux mois seulement ont
passé depuis que l'auto-immolation par le feu d'un Tunisien au chômage,
protestant contre le traitement que lui infligeait l'Etat, a déclenché un
soulèvement de la classe ouvrière et des jeunes qui balaie maintenant le
Moyen-Orient. Comme le démontrent les événements au Wisconsin, ce mouvement se
propage dans le monde entier.
2. Ces événements – le déclenchement de la lutte des
classes à une échelle internationale – constituent une confirmation
éclatante des perspectives du Comité international de la Quatrième
Internationale (CIQI). Le 23 janvier, nous avons conclu notre université d'été
à Sydney, en insistant sur le fait que dans le contexte de tensions
géopolitiques montantes, notre attention se focalisait sur la carte
géographique des luttes de classes. Contre les partisans de la thèse de la «
fin de l'histoire », nous avons indiqué quel était le processus le plus décisif
des 30 dernières années – la croissance sans précédent de la classe
ouvrière internationale. Nous avons affirmé clairement que les perspectives de
notre mouvement visaient à donner une direction à ces forces dont les demandes
et les aspirations ne peuvent trouver aucune expression dans le cadre politique
existant. Deux jours plus tard, le 25 janvier, la révolution égyptienne
commençait.
3. Depuis lors, le soulèvement s'est déployé dans le
Moyen-Orient – vers le Yémen, Bahreïn, la Libye – tous les régimes
de la région, y compris le gouvernement israélien observent les événements avec
inquiétude. Et maintenant, le mouvement s'est propagé aux États-Unis, des
manifestations de masses ont lieu à Madison, au Wisconsin. L'importance des
manifestations aux États-Unis n'est pas simplement qu'elles émergent des mêmes
processus économiques mondiaux qui ont créé la révolution égyptienne – la
crise économique mondiale qui a débuté en 2007-2008. Il y a maintenant une
reconnaissance consciente que les travailleurs aux États-Unis et en Égypte font
partie d'une même lutte mondiale. Cela se reflète dans certains des slogans
[…] « Marche comme un Égyptien » et « marcheur d'Hosni ». Il ne faudra
pas attendre longtemps pour constater les mêmes développements en Europe avec
l'intensification de la crise économique et des attaques des gouvernements
contre la classe ouvrière. Au même moment, on peut voir une image sur Internet
d'un jeune homme égyptien tenant une pancarte disant « l'Égypte soutient les
travailleurs du Wisconsin. Un monde, une souffrance. » Dans notre déclaration
programmatiquede 1988, nous expliquions que : « Depuis longtemps, une
proposition élémentaire du marxisme disait que la lutte des classes n'est
nationale qu'en apparence, mais qu'elle est, par nature, une lutte
internationale. Cependant, étant donné les nouvelles caractéristiques du
développement capitaliste, même l'apparence de la lutte des classes doit
adopter un caractère international. » Cette perspective est clairement en train
de se réaliser.
4. La caractéristique la plus significative des événements
égyptiens est l'émergence de la classe ouvrière comme la force sociale la plus
puissante de la société. Il y a deux aspects à ce développement – le long
terme et l'immédiat. Premièrement, si les reportages sur les origines du
soulèvement égyptien tendent à se focaliser sur les activités de divers groupes
contestataires et radicaux dans l'organisation des manifestations du 25
janvier, et sur leur usage des réseaux sociaux, le succès de leur campagne ne
peut se comprendre que lors qu'il est vu dans le cadre social plus large et
dans le contexte historique dans lequel elle s'est développée. La dernière
période, en particulier à partir de 2004, a vu se développer un mouvement de la
classe ouvrière égyptienne. Comme David North l'a noté dans la perspective du World
Socialist Web Site du 10 février : « Ce mouvement de la classe ouvrière
égyptienne a commencé bien avant les manifestations massives qui ont éclaté au
Caire au cours de la dernière semaine de janvier. Comme l'a fait remarquer le
Professeur Joel Beinin, spécialiste de l'histoire du mouvement ouvrier
égyptien, la vague de grèves qui se développe surgit du plus grand
mouvement social que l'Égypte ait connu depuis plus d'un siècle. Plus de 1,7
millions de travailleurs se sont engagés dans plus de 1900 grèves et autres
formes de contestation de 2004 à 2008. »
5. Ce mouvement a commencé en réponse à l'orientation plus
agressive vers une politique économique libérale de la part du régime Moubarak
après 2004, une évolution dictée par le Fonds monétaire international et son
maître, les États-Unis. Sous la direction du fils du président, Gamal Moubarak,
ce programme comprenait deux volets liés : l'accélération de la privatisation
et la destruction des emplois dans les industries d'Etat ; et un
appauvrissement de la classe ouvrière, combiné avec une redistribution de la
richesse vers les strates les plus élevées de la société. Que l'auto-immolation
par le feu d'un Tunisien vendeur de rues ait déclenché une telle colère n'était
pas un hasard. Son sort a été considéré comme universel. De nombreux vendeurs
de rue sont des travailleurs, contraints de trouver des moyens de boucler leurs
fins de mois. L'ampleur de cet appauvrissement est indiquée par une étude du
centre égyptien des études économiques publié en juin 2009. Elle a établi que
le salaire minimum rapporté au PIB par habitant avait baissé, passant de 60
pour cent en 1984 à 19,4 en 1991-92 ; et 13 pour cent en 2007. Ce rapport est
l'un des plus bas du monde. Durant la dernière période, le taux de croissance a
augmenté, mais l'augmentation de la richesse ne profite qu'aux couches les plus
élevées de la population. En 2007-2008, la situation de la classe ouvrière
s'est aggravée avec une augmentation rapide des prix de l'alimentation. Alors
que les prix s'était à peu près stabilisés après l'effondrement de Lehmann
Brothers, ils sont à nouveau en augmentation, et pour une bonne partie, cela
est dû à la politique d'assouplissements quantitatifs de la Réserve fédérale
américaine qui injecte des centaines de milliards de dollars dans le système
financier pour faire monter le prix des actions. L'une des conséquences de
cette politique est le retour de la spéculation sur la nourriture et les autres
matières premières.
6. Le mouvement de la classe ouvrière a non seulement
déterminé le contexte général dans lequel a commencé la révolution, mais il a
été décisif au cours des jours qui ont précédé la déposition de Moubarak. La
première réaction du régime, passé la surprise devant la taille des
manifestations du 25 janvier et celle encore plus large du 28, a été de tenter
d'écraser le mouvement par la force. Des voyous, des criminels et des forces de
sécurité ont été lâchés contre eux les 2 et 3 février, mais les manifestants
les ont repoussés. Puis, le vice-président récemment nommé Omar Souleiman a
tenté un autre coup. Des représentants des groupes d'opposition, y compris les
Frères musulmans et l'Alliance nationale pour le changement de Mohamed
ElBaradei ont été invités à des négociations le 6 février. L'idée était que ces
négociations entraîneraient la dispersion du mouvement. Mais l'opposition aux
négociations était telle parmi les masses, que les représentants des Frères
musulmans ont déclaré qu'ils devraient reconsidérer leur décision d'y
participer.
7. La manifestation du jeudi 8 février a été la plus large
au moment où nous écrivons. Mais hors de la place Tahrir, des événements encore
plus significatifs se déployaient. Les travailleurs d'un certain nombre
d'industries ont commencé des grèves pour des augmentations de salaires et d'autres
demandes, et ont formulé des demandes de plus en plus politiques. Ces
industries comprenaient : le textile, les banques, la métallurgie, le Canal de
Suez, le pétrole et le gaz. Cette politisation montante s'exprime dans une
déclaration publiée par les travailleurs de la métallurgie. Leurs demandes sont
:
1.démission
immédiate du président et de tous les hommes et les symboles du régime.
2.Confiscation
des fonds et de la propriété de tous les symboles du régime précédent et de
toute personne dont on a des preuves de corruption.
3.Les
travailleurs de la métallurgie, qui ont donné des martyrs et des militants, en
appellent à tous les travailleurs d'Égypte pour qu'ils se révoltent contre le
régime et contre la fédération des travailleurs contrôlée par le parti au
pouvoir, pour qu'ils la démantèlent et déclarent leur syndicat indépendant
maintenant, et qu'ils préparent leur assemblée générale pour établir librement
leur propre syndicat indépendant sans demander la permission préalable ni la
validation par le régime, qui est déchu et a perdu toute légitimité.
4.Confiscation
des compagnies du secteur public qui ont été vendues ou fermées ou privatisées,
nationalisation au nom du peuple et formation de nouvelles directions par les
travailleurs et les techniciens.
5.Formation
d'un comité de surveillance par les travailleurs sur tous les lieux de travail,
qui surveillera la production, les prix, la distribution et les salaires.
6.Appel
à une assemblée générale de tous les secteurs et de toutes les tendances
politiques du peuple pour développer une nouvelle constitution et élire de
véritables comités populaires sans attendre l'assentiment ni des négociations
de la part du régime.
Une grande manifestation des
travailleurs se rendra à la place Tahrir vendredi 11 février 2011 pour se
joindre à la révolution et annoncer les demandes des travailleurs d'Égypte.
Vive la révolution !
Vive les travailleurs d'Égypte !
Vive l'intifada de la
jeunesse égyptienne – la révolution du peuple pour le peuple !
Le 22 février, une déclaration au nom des Syndicalistes
indépendants étaient affichée. Intitulée « Révolution – liberté –
justice sociale et demandes des travailleurs dans la Révolution, » elle affirme
:
Ô héros de la révolution du 25
janvier ! Nous travailleurs et syndicalistes de divers lieux de travail qui
avons vu des grèves, des occupations, et des manifestations de centaines de
milliers de travailleurs dans toute l'Égypte durant la période actuelle,
sentons qu'il est juste d'unir les demandes des travailleurs en grève pour qu'elles
puissent devenir une partie intégrante des buts de la révolution, que le peuple
d'Égypte a fait, et pour laquelle les martyrs ont versé leur sang. Nous vous
présentons un programme ouvrier qui lie nos justes demandes, pour réaffirmer
l'aspect social de cette révolution et pour empêcher que la révolution ne soit
confisquée à ceux sur qui elle s'est appuyée et qui devraient en être les
bénéficiaires.
Les demandes des travailleurs que
nous avons soulevées avant la révolution du 25 janvier et qui faisaient partie
du prélude à cette glorieuse révolution sont :
L'augmentation du salaire minimum
et des retraites, et le rétrécissement du fossé qui sépare le salaire minimum
du salaire maximum pour que le maximum ne soit pas plus de 15 fois le minimum,
pour réaliser le principe de justice sociale auquel la révolution a donné
naissance ; le paiement des indemnités chômage, ainsi que des augmentations
régulières en proportion de l'augmentation des prix.
La liberté d'organiser des
syndicats indépendants sans conditions ni restrictions, et la protection des
syndicats et de leurs dirigeants.
Le droit des travailleurs
manuels, des employés, des paysans et des artisans à la sécurité de l'emploi et
à la protection contre les licenciements. Les travailleurs temporaires doivent
être embauchés en contrats à durée indéterminée et les travailleurs qui ont été
licenciés doivent être repris dans leur ancien emploi. Nous n'accepterons
aucune des excuses invoquées pour embaucher des travailleurs sur des contrats à
durée déterminée.
Re-nationalisation de toutes les
entreprises privatisées et arrêt total de l'infâme programme de privatisations
qui a ravagé notre économie nationale sous le régime déchu.
Départ de tous les dirigeants
corrompus qui ont été imposés à des entreprises pour les ruiner et les
revendre.
Fin de l'emploi de consultants
qui ont dépassé l'âge de la retraite et qui collectent 3 milliards du revenu
national, pour pouvoir libérer des opportunités d'embauche pour les jeunes.
Retour à l'imposition du contrôle
des prix sur les biens et les services afin de maintenir les prix bas et ne pas
surcharger les pauvres.
Le droit des travailleurs
égyptiens de faire grève, d'organiser des piquets et de manifester dans le
calme, y compris pour ceux qui font grève actuellement contre les survivants du
régime déchu, c'est-à-dire les dirigeants qui avaient été imposés à leur
compagnie pour les mettre en faillite pour pouvoir les vendre. Nous considérons
que si cette révolution n'amène pas une distribution équitable de la richesse
elle ne vaut rien. Le droit de vote dépend naturellement du droit à une miche
de pain.
La sécurité sociale est une
condition nécessaire à l'augmentation de la production.
Dissolution de la fédération
syndicale égyptienne [ETUF], qui était l'un des plus importants symboles de la
corruption sous le régime déchu. Exécution des jugements prononcés contre elle
et saisie de ses avoirs financiers et de ses documents. Saisie des biens des
dirigeants de l'ETUF et des syndicats membres et enquête sur eux.
8. Il y a deux points à soulever sur ces déclarations. Elles
soulignent incontestablement la puissance du mouvement de la classe ouvrière
qui a été le principal facteur dans la déposition de Moubarak. Cependant, elles
se caractérisent également par l'absence de demandes politiques. Il ne fait
aucun doute que cela vient du fait que les travailleurs ne font que commencer à
descendre dans l'arène politique. Mais l'absence d'une perspective politique
indépendante est une faiblesse et pourrait également refléter l'influence
directe de tendances politiques qui considèrent que les travailleurs devraient
se focaliser uniquement sur les luttes économiques militantes et la
construction de syndicats indépendants tandis que la politique serait laissée
aux partis et organisations bourgeois et petits-bourgeois.
9. Les événements qui suivront serviront à clarifier la
question. Néanmoins, ces déclarations montrent la raison pour laquelle des
sections dirigeantes de l'armée considèrent qu'il faut intervenir d'en haut. Il
était évident que les manœuvres précédentes, y compris les négociations
avec l'opposition et le passage du pouvoir à Souleiman, combiné avec une
répression ferme, n'allaient pas suffire. Le mouvement allait vers la gauche et
voulait s'en prendre aux fondations du régime lui-même – il y a eu des
tentatives de s'emparer des locaux de la télévision ; des plans pour une marche
sur le palais présidentiel. La direction de l'armée était confrontée à la
question suivante : comment désamorcer et diviser ce mouvement ? La direction
de l'armée a clairement envisagé la possibilité de tenter de noyer le mouvement
dans un bain de sang. Mais cela entraînait des risques énormes, notamment, du
fait que c'est une armée de conscription et vu le soutien dans les rangs les
plus bas des officiers pour les demandes des manifestants, s'il y avait une
confrontation entre l'armée et le peuple, des sections de l'armée pourraient
passer au peuple. Ce sont ces considérations qui ont entraîné la déposition de
Moubarak. Il était considéré comme sur le départ le jeudi 10 février, mais
après d'intenses discussions avec sa famille, et certainement avec une partie
de l'armée, il n'a pas démissionné. Son refus de partir a déclenché la colère
du mouvement, et à partir de là, la faction de l'armée qui voulait son départ
est intervenue et a procédé à sa propre déposition d'en haut.
10. Il ne fait aucun doute que cette action a rencontré
l'approbation des dirigeants des groupes d'opposition bourgeois et
petits-bourgeois. Leur position a été résumée par l'un des dirigeants de
l'Alliance nationale pour le changement, Mohamed ElBaradei, après que Moubarak
a refusé de partir et que le mouvement prenait un caractère insurrectionnel. «
L'Égypte est sur le point d'exploser, » avait-il déclaré. « L'armée doit intervenir
pour sauver le pays. » Leur crainte était le mouvement de la classe ouvrière
qui prenait de l'ampleur et menaçait non seulement le régime mais la propriété
privée qu'il protégeait. L'armée est intervenue pour contrer le développement
de l'insurrection et sauver le régime dans son ensemble en se défaisant de
Moubarak.
11. Ayant pris le contrôle, l'armée a établi sa position. Il
fallait que le mouvement de masse se disperse, que les grèves s'arrêtent et que
l'armée puisse se consacrer à la tâche de préparer une nouvelle constitution et
des élections. Sa perspective est claire : elle vise à se servir des groupes
d'opposition bourgeois et petits-bourgeois pour créer une diversion du
mouvement de masse, et le disperser, créant les conditions dans lesquelles une
répression armée pourrait être menée.
12. La suite des événements jusqu'ici en a poussé certains à
conclure qu'il n'y avait pas eu de révolution du tout. C'est la conception
avancée par George Friedman du site de renseignements Stratfor. D'après
lui, des sections de l'armée voulaient se débarrasser de Moubarak et le
mouvement contre lui leur a donné la crise dont ils avaient besoin pour cela.
Dans un article intitulé « La distance entre l'enthousiasme et la réalité », il
écrit : « Ce que nous observons c'est que même si Moubarak est parti, le régime
militaire qu'il servait a remarquablement augmenté son pouvoir […] À ce
stade, nous ne savons tout simplement pas ce qui va se passer. Nous ne savons
pas ce qui s'est passé. Moubarak est déposé, le régime militaire reste intact
et est plus fort que jamais […] La réalité de ce qui s'est passé dans les
72 dernières heures et l'interprétation qu'en ont fait la plupart des gens sont
deux choses étonnamment différentes. Le pouvoir reste entre les mains du régime,
nous dans celles de la foule. À notre avis, la foule n'a jamais eu autant de
pouvoir que l'ont dit de nombreux commentateurs […] Dans une véritable
révolution la police et l'armée ne peuvent pas contenir la foule. En Égypte,
l'armée a choisi de ne pas se confronter aux manifestants, non parce que
l'armée elle-même était divisée, mais parce qu'elle était en accord avec la
principale demande des manifestants : se débarrasser de Moubarak. Et puisque
que l'armée était l'essence du régime égyptien, il est étrange de considérer
cela comme une révolution. »
13. D'après Friedman, l'armée a commencé à s'opposer à
Moubarak lorsque celui-ci a entrepris de faire de son fils Gamal son
successeur. Il y avait certainement des différences et même des conflits au
sein de l'appareil du pouvoir, venant des évolutions économiques et du rôle
crucial de l'armée dans l'économie. Mais cette analyse ne voit qu'un côté des
choses. Pour ce qui est de la dynamique du mouvement de masse, elle se focalise
uniquement sur la foule de la place Tahrir. Mais ce qui est bien plus
significatif, c'est le mouvement de la classe ouvrière qui était en train de se
développer déjà depuis 5 ou 6 ans et son éruption en une série de luttes tandis
que s'intensifiait le mouvement contre Moubarak. L'Égypte se dirigeait vers un
blocage à court terme. Une grève générale ne s'était pas encore développée,
mais la situation y menait. L'armée est intervenue pour prévenir une
insurrection et sauver le régime.
14. Comment a-t-elle pu réussir cela ? le facteur essentiel
a été l'absence de direction révolutionnaire. Ce que nous avons vu en Égypte
est une poussée révolutionnaire, sans direction révolutionnaire ni perspective.
Marx a insisté sur le fait que la tâche de l'émancipation de la classe ouvrière
est la tâche de la classe ouvrière elle-même. Toutes sortes de spontanéistes
interprètent cela comme signifiant qu'il n'y a pas besoin d'un parti
révolutionnaire et que ce qu'ils appellent "l'avant-gardisme" est une
chose du passé. Les expériences en Égypte prouvent l'exact opposé – à un
certain point dans un soulèvement révolutionnaire, le facteur décisif est le
parti révolutionnaire. L'émancipation de la classe ouvrière est une tâche de la
classe ouvrière elle-même. Mais ce n'est qu'à travers le travail du parti révolutionnaire
que la classe ouvrière peut clarifier les questions politiques, définir ses
tâches et développer les organisations nécessaires pour les mener à bien. Sans
un tel parti, quelle que soit la puissance de son mouvement, le sort de la
classe ouvrière sera décidé dans son dos, par d'autres forces. C'est la leçon
cruciale qui émerge déjà des événements égyptiens.
15. La situation au Caire rappelle celle de la Russie après
la révolution de février en 1917. Mutatis mutandis, changer ce qui doit être changé.
Si on l'adapte à la situation actuelle, l'analyse de Lénine en avril 1917
mérite d'être répétée : « Pour les marxistes, qui doivent s'en tenir aux faits
objectifs, aux masses et aux classes, et non aux individus etc, la nature
particulière de la situation actuelle […] doit déterminer la nature
particulière des tactiques du moment présent. Cette particularité de la
situation appelle, en premier lieu, le "déversement de vinaigre et de bile
dans les eaux dormantes de la phraséologie révolutionnaire-démocratique"
[…] Notre travail doit être un travail de critique, d'explication des
erreurs des partis socialistes-révolutionnaires et socio-démocrates
petits-bourgeois, de préparation et de formation des éléments d'un Parti
communiste consciemment prolétarien, et de guérir le prolétariat de
l'intoxication "générale" par la petite-bourgeoisie. Cela semble
n'être "rien de plus" que du travail de propagande, mais en réalité
c'est un travail révolutionnaire très pratique ; parce qu'on ne peut pas faire
avancer une révolution qui est arrivée à bout, qui s'est étouffée de phrases,
et qui continue à "faire du sur-place", non en raison des obstacles
extérieurs, non en raison de la violence de la bourgeoisie (Guchkov ne menace
toujours que d'employer la violence contre les masses de soldats), mais en
raison de la confiance aveugle du peuple. »
16. La situation en Égypte est, bien sûr, différente. Mais
le point principal reste valable. Le mouvement est arrivé à une sorte de point
mort en raison de l'espoir des vastes couches de la population, et rien de plus
car il y a une grande méfiance, que l'armée sera contrainte à faire des
concessions et qu'un régime plus démocratique émergera. Mais la révolution ne
peut pas se terminer par quelques changements cosmétiques dans le régime parce
que ses forces motrices fondamentales ont leurs racines dans les contradictions
de classe générées par les processus économiques. La démocratie pour les
sections de la petite-bourgeoisie et des classes moyennes signifie une place
dans l'ordre nouveau. Mais pour la classe ouvrière, la démocratie a un
contenu très différent. À quoi bon le droit de vote sans le droit au pain ? La
démocratie pour la classe ouvrière signifie la capacité à présenter ses propres
demandes, à se garantir un salaire qui permette de vivre, d'en finir avec les
privatisations qui ont siphonné la richesse vers le haut de l"échelle des
revenus, de se garantir des emplois et des conditions de vie décents. Ces
demandes ne peuvent être satisfaites dans le cadre des relations de propriété
capitalistes. Cela veut dire que des conflits de classe majeurs sont à
l'horizon, des luttes qui, comme nous l'avons déjà dit, prendront des
dimensions internationales.
17. L'une des préparations les plus essentielles pour ces
luttes est de clarifier le rôle des diverses tendances politiques « de gauche »
parce que, dans la prochaine étape de la révolution égyptienne, elles vont
jouer le rôle crucial de chercher à subordonner la classe ouvrière à l'ordre
bourgeois, ouvrant ainsi la voie à la contre-révolution.
18. Parmi ces groupes en Égypte, le plus en vue est celui
des Socialistes révolutionnaires. Ils sont alignés internationalement sur la
Tendance socialiste internationale, dont le parti le plus important est le Socialist
Workers Party (SWP) anglais, établi par Tony Cliff, dont la tendance «
Capitalisme d'Etat [d'après leur qualification de l'URSS, ndt] » a renoncé aux
perspectives et au programme de la Quatrième Internationale à la fin des années
1940. L'Organisation socialiste internationale (ISO) aux États-Unis est
également alignée politiquement avec la Tendance socialiste internationale,
même si elle n'y est plus officiellement affiliée.
19. Les Socialistes révolutionnaires ont publié une
déclaration sur la révolution égyptienne le 1er février, qui a été
largement circulée après sa traduction en anglais le 6 février. Elle figure en
bonne place sur les sites internet du SWP et Grande-Bretagne et de l'ISO aux
États-Unis ainsi que sur bien d'autres sites. Cette déclaration définit cette
révolution comme une « révolution populaire » et appelle les travailleurs à la
rejoindre. « La jeunesse égyptienne, les étudiants, les travailleurs et les
pauvres, sont les propriétaires de cette révolution. Ces jours-ci, une grande
partie des élites, des partis et des prétendus symboles, ont tenté de prendre
le train de la révolution en marche et de la confisquer à ses propriétaires
légitimes. » déclare-t-elle. Mais à la question de savoir précisément qui ces
usurpateurs peuvent bien être, la déclaration garde le silence. Est-ce qu'ils
comprennent Mohamed ElBaradei et son Alliance nationale pour le changement et
les Frères musulmans ? La raison de ce silence deviendra plus claire lorsque
nous aurons examiné la relation entre les Socialistes révolutionnaires et ces
deux organisations.
20. L'une des parties les plus politiquement significatives
de cette déclaration est celle qui se penche sur la question fondamentale de
l'armée. Sous le titre « Une armée du peuple est une armée qui protège la
révolution, » ils écrivent : « Tout le monde demande : "est-ce que l'armée
est avec le peuple ou contre lui ? L'armée n'est pas un bloc unique. Les
intérêts des soldats et des officiers subalternes sont les mêmes que ceux des
masses. Mais les officiers de haut rang sont les hommes de Moubarak, choisis
avec soin pour protéger son régime de corruption, de richesse et de tyrannie.
C'est une partie intégrante du système. L'armée n'est plus l'armée du peuple.
Cette armée n'est pas celle qui a défait l'ennemi sioniste en 1973. » La déclaration
se poursuit en prévenant que « nous ne devrions pas être trompés par les
slogans "l'armée est avec nous". » Mais l'implication claire de cette
déclaration est que l'armée pourrait être à nouveau l'armée du peuple s'il y
avait un changement de direction, et si seulement il pouvait reprendre le rôle
qu'elle jouait avant 1973. Cette armée, sous la direction du Mouvement des
officiers libres de Nasser, avait renversé la monarchie du Roi Farouk en 1952,
puis supprimé le mouvement de la classe ouvrière.
21. Toute révolution est confrontée à la question de
l'armée, les « corps d'hommes en armes » qui établissent les fondations de
l'Etat capitaliste. L'armée ne peut être brisée que si les rangs des conscrits
et les officiers subalternes voient dans la classe ouvrière une force sociale
capable de prendre la société en charge. La formation de comités populaires
indépendants, de comités d'usine et d'organisations de la classe ouvrière qui,
dans le courant de la lutte révolutionnaire elle-même commencent à prendre en
charge le fonctionnement de la société, joue un rôle décisif dans la
réalisation de cette perspective. Mais ce n'est pas l'orientation des
Socialistes révolutionnaires Égypte. Ils cherchent une sorte de réédition du
mouvement de Nasser, de jeunes officiers qui renverseraient la vieille garde et
rendraient l'armée au peuple. Ne pas faire confiance à l'armée…
c'est-à-dire à l'armée telle qu'elle est actuellement constituée. Mais une
armée populaire c'est autre chose ! On voit là la logique de classe de la
politique petite-bourgeoise, car le rôle d'une telle « armée populaire » serait
d'écraser le mouvement ouvrier ; et d'une manière bien plus brutale que la
suppression organisée sous Nasser, surtout parce que les facteurs économiques
qui ont rendu possible les concessions de Nasser envers les masses et les
rapports de forces internationaux qui lui ont permis de faire jouer la
concurrence entre l'impérialisme américain et l'Union soviétique n'existent
plus.
22. Comme nous l'avons fait remarquer, la déclaration des
Socialistes révolutionnaires garde le silence sur le rôle des forces comme
ElBaradei et les Frères musulmans. L'histoire de leurs rapports avec ces
organisations l'explique. En juin dernier, l'ISO a publié une série d'articles
de Moustafa Omar sur la situation politique en Égypte et sur la décision
d'ElBaradei de défier Moubarak. D'après Omar, « la campagne d'ElBaradei a
électrifiée un pays ravagé par la pauvreté et la répression politique depuis si
longtemps » et après trois décennies de lois répressives et de détérioration
des conditions de vie, « des millions d'Egyptiens sont enthousiasmés par la
décision de Mohamed ElBaradei de défier le régime. » L'enthousiasme ressenti
pour le retour d'ElBaradei était le résultat de « nombreuses années de désillusions
et de souffrances » et ainsi de suite. Quant à la campagne d'ElBaradei, Omar a
fait remarqué que cela a eu lieu dans des conditions où une majorité de la
population était assoiffée de tout ce qui pouvait ressembler à de la justice
sociale et économique et à des libertés politiques et qu'il semblait avoir
saisi ces réalités économiques et politiques. Il avait « tendu la main aux
paysans et ouvriers pauvres» rencontré des syndicalistes indépendants et «
écouté leurs doléances » et avait également abordé des « questions sociales qui
prêtent à la controverse. »
23. Tout en notant les « positions assez modérées »
d'ElBaradei [qui favorise un système social-démocrate similaire à celui des
pays scandinaves], Omar écrit que sa décision de rentrer en Égypte « a agité le
débat politique du pays – et donné confiance aux activistes démocrates et
à un mouvement ouvrier régénéré pour qu'ils avancent leurs propres demandes
d'une manière plus combative. » Loin d'avoir agité la situation, ElBaradei est
rentré en Égypte en réaction à un mouvement croissant de la classe ouvrière et
des jeunes. Sa motivation n'était pas de créer un mouvement, mais de garantir
que le mouvement qui avait commencé suivait des canaux bien balisés proposés
par l'Alliance nationale pour le changement. Dans la conclusion de son rapport
en trois parties, Omar a fait une référence obligée au danger pour la « gauche
» d'être à la remorque des forces qui sont à sa droite, et a insisté sur
l'importance vitale de la clarté théorique et de l'indépendance politique face
aux libéraux comme aux fondamentalistes musulmans. Mais il a aussi
présenté un autre danger, celui d'une attitude « ultra-gauche » et
abstentionniste envers la campagne présidentielle qu'ElBaradei va probablement
entreprendre : « Si les socialistes égyptiens ont raison de critiquer la
campagne d'ElBaradei comme une tentative libérale-capitaliste de sauver un
système en faillite, il n'est pas encore certain qu'ElBaradei ne pourrait pas
être contraint par la pression des masses à prendre, du moins formellement, des
positions radicales – par exemple, sur la question d'Israël et de
l'impérialisme. Cela pourrait renforcer la confiance des gens ordinaires dans
la lutte. » Le test des événements a déjà confirmé l'analyse établie de longue date
par le Marxisme. Comment a réagi ElBaradei sous l'intense pression des
masses du 9 au 11 février quand le mouvement au Caire, à Alexandrie, à Suez et
ailleurs grandissait et commençait à prendre une tournure insurrectionnelle
? Bien conscient de la pression de masse qui se développait après le refus
de Moubarak de partir le 10 février, ElBaradei a prévenu que l'Égypte était sur
le point d'exploser et que l'armée devait intervenir pour « sauver le pays. »
24. De même, l'attitude des Socialistes révolutionnaires
d'Égypte envers les Frères musulmans – une organisation qui constitue une
partie importante de l'opposition bourgeoise en Égypte – soulève des
questions de perspective politique vitales. Durant les années 1980, la position
des principales organisations « de gauche » en Égypte était de soutenir la
répression étatique des organisations islamiques au prétexte qu'elles étaient
fascistes. Les Frères musulmans ont été fondés en 1928 en bonne partie pour
lutter contre l'influence du marxisme après la Révolution russe. Ils ont des
racines qui plongent profondément dans les échelons les plus élevés de la
bourgeoisie égyptienne. On estime que les entreprises liées aux Frères
musulmans constitueraient jusqu'à 40 pour cent du secteur privé de l'économie.
Les années 1980 ont vu l'imposition de restructurations économiques dictées par
le FMI dans le cadre du programme de « libéralisation » de l'économie. La
décadence et la désintégration du mouvement stalinien ainsi que l'effondrement
de toute la perspective du mouvement bourgeois national signifiaient que les
couches mal loties de la jeunesse, qui à une époque plus ancienne auraient
rejoint la gauche, se tournaient vers les Frères musulmans et les idéologies et
les politiques islamiques. En d'autres termes, loin d'un penchant
inexpliqué pour le retour au septième siècle qui surgirait soudainement dans
l'esprit des jeunes, la montée des groupes politiques islamiques est
l'expression de tensions sociales et politiques générées par
l'approfondissement de la crise du capitalisme de la fin du vingtième et du
début du vingt-et-unième siècles.
25. Dans un article publié dans le numéro de printemps 2007
de Middle East Report, Hossam El-Hamalawy, l'un des principaux membres
des Socialistes révolutionnaires, expliquait la position de son organisation :
« Commençant à la fin des années 1980, de petits cercles d'étudiants égyptiens,
influencés par le Trotskysme, se sont réunis pour étudier, s'engageant
finalement dans une organisation en 1995 nommée la Tendance socialiste révolutionnaire.
Contrairement à la gauche stalinienne, ces activistes ont mis en avant le
slogan "parfois avec les islamistes, jamais avec l'Etat" dans les
textes qu'ils distribuaient dans les universités et ailleurs. En pratique, ce
slogan [qui fut proposé d'abord par Chris Harman, l'un des principaux
idéologues du SWP britannique, NB] se traduisait par la défense des étudiants
islamiques sur les campus quand il était question des droits
"démocratiques", par exemple quand l'Etat interdisait aux candidats
islamiques de présenter des candidats aux élections des organisations
étudiantes ou excluait des étudiants islamistes des cours. » À partir de là, la
collaboration s'est développée : « Des combats à mains nues sur les campus dans
les années 1990 aux manifestations conjointes en 2005-2006, les relations entre
les Frères musulmans et la gauche radicale en Égypte ont fait un long chemin.
Dans des situations où les deux tendances opèrent côte à côte, comme les
syndicats étudiants et professionnels, l'hostilité ouverte a disparu, et il y a
même un peu de coordination tactique. » L'article est accompagné d'une
photographie d'une manifestation conjointe des Frères musulmans et des
Socialistes révolutionnaires contre le régime égyptien qui s'est tenue le 14
août 2005.
26. Le rôle crucial joué par les Socialistes
révolutionnaires pour faire converger différentes tendances oppositionnelles
est mis en lumière dans un article posté par l'ISO le 17 février, analysant les
manoeuvres de l'armée. D'après l'auteur : " Les manoeuvres de l'armée
[…] visent maintenant à rompre la coalition remarquablement large qui
avait été assemblée en 2006. Elle comprenait, bien sûr, les Frères musulmans,
les partis "Kamara" nassérien, le Parti travailliste (qui est
islamiste), le Parti "Tagamu" (gauchiste), les Socialistes
révolutionnaires […] Kefaya […] Le Parti Ghad [un parti libéral]
[…] et l'Alliance nationale pour le changement de Mohamed ElBaradei. Il
faut dire que l'alliance aurait pu être assez difficile à maintenir si la
gauche avait adopté l'attitude sectaire de certains des marxistes plus âgés,
qui affirmaient simplement que les Frères musulmans étaient un outil de la
classe capitaliste, simplement un allié du néo-libéralisme et ainsi de suite.
Les Socialistes révolutionnaires ont joué un rôle essentiel pour dépasser cela.
» En d'autres termes, ce groupe prétendument révolutionnaire, soutenu par deux
des principaux groupes de la pseudo-gauche en Grande-Bretagne et aux
États-Unis, a joué un rôle crucial dans le maintien de ce qui est l'embryon
d'un front populaire bourgeois. L'importance de cette formation devient
claire quand on reconnaît qu'aucun de ces partis prétendument d'opposition
– le Wafd libéral, le Tagamu "de gauche", et les nassériens
– n'avait la moindre crédibilité politique. Ils sont considérés comme
étant corrompus et ayant des liens personnels et financiers avec le vieux
régime.
27. L'argument fondamental présenté par Hossam El-Hamalawy
est que le soutien aux Frères musulmans découlait en quelque sorte de la
décision correcte de rompre avec la politique des staliniens et des partis
libéraux qui ont soutenu la répression d'Etat contre les islamistes. Il n'y a
pas de telle logique. L'histoire de notre propre mouvement au Sri Lanka
illustre cela très clairement. À la fin des années 1960 et au début des années
1970, le secrétaire général de la Ligue communiste révolutionnaire (RCL),
Keerthi Balasurya, a analysé la base de classe et le rôle politique du Janatha
Vimukthi Peramuna (JVP), qui attirait dans ses rangs des jeunes contestataires,
dans les zones rurales comme parmi les étudiants. La croissance du JVP
était un produit direct de la trahison du Lanka Sama Samaja Party (LSSP), quand
celui-ci est entré dans la coalition bourgeoise au gouvernement de Madame
Bandaranaïke. Cela a entraîné de grandes couches de jeunes qui s'étaient
auparavant tournés vers le mouvement ouvrier à regarder dans une autre
direction – vers le Maoïsme et d'autres idéologies radicales
petites-bourgeoises. Analysant la politique et les bases sociales du JVP,
le camarade Keerthi a conclu qu'il pouvait, dans certaines conditions, se
tourner dans une direction fasciste et attaquer directement le mouvement
ouvrier. Mais lorsque le JVP a été victime d'une attaque de l'Etat en 1971,
après une tentative d'insurrection contre le second gouvernement de coalition
de Bandaranaïke, la RCL a été intransigeante dans sa défense de l'organisation
et demandé la libération de son dirigeant, Rohana Wijeweera. De même, quand
Wijeweera a été assassiné par le régime Sri lankais en Novembre 1989, après
s'être servi de lui pour attaquer le mouvement ouvrier dans une campagne de
meurtre et d'intimidation, la RCL a dénoncé le meurtre et prévenu que c'était
le début d'une offensive contre la base sociale du JVP, spécialement les jeunes
des campagnes. Cependant, dans toute leur histoire, les Trotskystes sri Lankais
ont mené une lutte politique intransigeante contre le JVP, cherchant à gagner
les jeunes pris au piège dans ses rangs en présentant un programme indépendant
révolutionnaire socialiste pour la classe ouvrière. C'est l'hostilité de classe
organique des Socialistes révolutionnaires égyptiens à ces perspectives
révolutionnaires, s'appuyant sur la lutte pour développer l'indépendance
politique de la classe ouvrière, qui les a entraînés vers une alliance avec les
Frères musulmans, ElBaradei et d'autres forces d'opposition bourgeoises.
28. Cette orientation n'est pas le résultat d'une quelconque
confusion accidentelle ou de méprises. C'est le produit d'une attaque soutenue
contre le marxisme révolutionnaire, et surtout contre la théorie de la
révolution permanente développée par Léon Trotsky, par toutes ces forces qui
ont rompu avec la Quatrième Internationale après la Seconde guerre mondiale.
Les fondements théoriques de la politique des Socialistes révolutionnaires
peuvent être observés dans un communiqué d'Hossam El-Hamalawy immédiatement
après la déposition de Moubarak intitulé « La classe moyenne pour la
junte militaire, les travailleurs pour la révolution permanente. » Elle a été
publiée par la suite dans le Guardian britannique le 14 février sous le
titre «, « Les manifestations en Égypte continuent dans les usines. » L'article
se termine ainsi : « À ce stade, l'occupation de la place Tahrir va
probablement être suspendue. Mais nous devons emmener Tahrir dans les usines
maintenant. Avec le développement de la révolution, une polarisation de classe
va se produire inévitablement. Nous devons être vigilants. Nous ne devrions pas
nous arrêter là. Nous détenons les clefs de la libération de toute la région,
pas seulement d'Égypte. En avant pour une révolution permanente qui donnera au
peuple de ce pays la démocratie directe d'en bas. » Mais nulle part il n'est
expliqué que la « démocratie directe d'en bas » ne peut être accomplie que si
la classe ouvrière prend réellement le pouvoir politique. Sans cela, l'appel à
la « révolution permanente » est vidé de son contenu réel et ne signifie plus
qu'une chose : que les travailleurs devraient insister sur leurs demandes
économiques dans les usines tandis que les partis et organisations bourgeois
remodèlent l'Etat.
29. Dans l'article originellement affiché, les mots «
révolution permanente » renvoyaient à un long article de l'ex-membre dirigeant
du SWP John Rees sur la révolution socialiste et la révolution démocratique.
Rees cite en l'approuvant l'article de 1963 par le fondateur du SWP Tony Cliff
intitulé « La révolution permanente déviée » dans lequel il affirmait que si la
théorie de la Révolution permanente de Trotsky était sa « plus grande et plus
originale contribution au Marxisme, » il serait maintenant nécessaire, en
s'appuyant largement sur les expériences des révolutions chinoises et cubaines,
« d'en rejeter une grande partie. »
30. La théorie de la Révolution permanente de Trotsky ,
développée en premier lieu à partir des expériences de la Révolution russe
1905, expliquait que dans des pays au développement capitaliste retardé, la
bourgeoisie, liée aux vieilles classes de propriétaires soumises aux puissances
impérialistes, et en même temps confrontée à son propre fossoyeur sous la forme
de la classe ouvrière émergente, ne pourrait pas mener à bien les tâches
démocratiques qu'avaient accomplies ses prédécesseurs à une époque historique
antérieure. La réalisation de la démocratie ne pouvait donc être accomplie qu'à
travers la prise de pouvoir par la classe ouvrière à la tête d'un mouvement des
paysans opprimés et des masses petites-bourgeoises. Pour réaliser ses propres
demandes indépendantes, la classe ouvrière aurait à renverser la bourgeoisie et
commencer à mettre en place des mesures socialistes. De plus, le caractère
interconnecté de l'économie capitaliste signifie que la révolution devrait se
développer à l'échelle internationale.
31. D'après Cliff, alors que la théorie de Trotsky s'était
vérifiée dans la Révolution russe de 1917, l'arrivée de Mao au pouvoir durant
la Révolution chinoise de 1949 et la Révolution cubaine de 1959 signifiait
qu'elle devrait à présent être rejetée. Dans ces deux cas, la bourgeoisie n'a
pas joué un rôle révolutionnaire, comme Trotsky l'avait expliqué, mais la
classe ouvrière ne l'a pas fait non plus, ce qui a permis à d'autres forces,
des sections de l'intelligentsia radicalisée, de s'introduire dans la brèche.
Résumant les leçons de ces expériences, Cliff a écrit : « Une fois que la
nature toujours révolutionnaire de la classe ouvrière, pilier central de la
théorie trotskyste, devient suspecte, toute la structure s'effondre. »
32. Cliff et tous ceux qui l'ont suivi au fil des ans ont
délibérément confondu deux questions distinctes : le rôle historique
objectivement révolutionnaire de la classe ouvrière et le développement du
mouvement ouvrier à tout moment. Comme l'a expliqué Marx dans La Sainte
famille, le rôle historique de la classe ouvrière découle de sa position
dans la société capitaliste. « Ilne s'agit pas de savoir quel but tel
ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément.
Il s'agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu'il sera
obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son
action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable dans sa
propre situation, comme dans toute l'organisation de la société bourgeoise
actuelle. »
33. Que le rôle essentiellement révolutionnaire de la classe
ouvrière ne soit pas continuellement apparent donne naissance à toutes sortes
d'attaques sur la perspective du marxisme. Écrivant à l'époque de la réaction
qui a suivi la défaite de la révolution de 1905, Trotsky a indiqué comment l'opportunisme,
confronté à un blocage du mouvement ouvrier, a désavoué les méthodes de la
révolution socialiste et s'est rué à la recherche de nouvelles voies pour
mettre en application ce que l'histoire n'était pas encore prête à mettre en
pratique. Encore une fois, en l'adaptant à la situation actuelle, cet
enseignement est applicable à la situation qui s'est développée après la
seconde guerre mondiale. La re-stabilisation du capitalisme mondial et la
domination du mouvement ouvrier par les appareils staliniens a vu les
opportunistes se ruer à la recherche de nouveaux alliés – des sections de
la bureaucratie stalinienne, les forces du maoïsme, la paysannerie,
l'intelligentsia révolutionnaire, le castrisme etc. La théorie de Trotsky avait
échoué, affirmaient les opportunistes, parce qu'elle s'appuyait sur le rôle
révolutionnaire de la classe ouvrière et que c'était une chose du passé.
L'histoire, bien sûr, avait eu le dernier mot. Loin de réfuter la théorie de la
Révolution permanente, comme l'affirment Cliff et ses partisans, les
développements en Chine et à Cuba ont confirmé l'analyse de Trotsky. La classe
ouvrière n'est pas venue au pouvoir. La Chine est maintenant la principale
source de plus-value pour le capital mondial, et le régime cubain cherche à se réintégrer
dans les circuits du capitalisme mondial.
34. Pour que se révèle le rôle par essence révolutionnaire
de la classe ouvrière, comme Trotsky l'expliquait dans sa préface de l'Histoire
de la Révolution russe, « Il faut des
circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des
individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l'esprit
conservateur et mener les masses à l'insurrection. » Durant des périodes entières, dont la durée est
déterminée par des conditions objectives, le travail du parti révolutionnaire
consiste dans la préparation politique des couches les plus avancées de la
classe ouvrière. Comme l'a si bien expliqué David North dans L'héritage
que nous défendons, la caractéristique
essentielle de toutes les tendances opportunistes qui ont attaqué la Quatrième
Internationale dans la période d'après-guerre – Pablo, Mandel, Cliff et
tout leurs divers émules – a été le refus de la conception de Lénine et
Trotsky de la construction du parti révolutionnaire : « Pour Lénine
et Trotsky, peu importait la sévérité de l'isolement, la ligne politique du
parti devait se fonder sur les intérêts objectifs de classe du prolétariat et
elle devait maintenir et défendre son indépendance politique. Ils possédaient
une confiance illimitée dans le fait que la trajectoire historique d'une
politique de classe de principe croiserait obligatoirement celle du mouvement
vivant de la classe ouvrière dans des conditions où se produiraient de grands
soulèvements révolutionnaires. En outre, cette convergence se préparait sur une
longue période, par le développement d'un cadre rassemblé sur la base du
programme marxiste. » Cette période s'est maintenant ouverte, imposant de
nouvelles tâches au CIQI. Ces partis et organisations qui ont répudié la
perspective de Lénine et Trosky dans les périodes précédentes vont maintenant
servir à créer de nouveaux mécanismes dont la bourgeoisie a besoin pour sa
domination dans des conditions de soulèvements révolutionnaires. Ce n'est pas
une question d'intentions, cela ne change rien qu'ils proclament soutenir les
intérêts des travailleurs et insistent sur le besoin d'une « révolution
permanente, » il y a une logique objective à leurs orientations politiques.
35. Comme le démontrent très clairement les événements du
Wisconsin – et de nouvelles vérifications vont suivre – la
révolution égyptienne a surgi de processus qui ont leurs origines dans les
contradictions du capitalisme mondial. Ces processus trouvent leur expression
sociale dans le développement incessant de l'inégalité sociale, ou, comme le
disait Marx dans le Capital, l'accumulation de richesses à un pôle
accompagnée par l'accumulation de pauvreté au pôle opposé. Il y a deux
semaines, dans un article intitulé « L'inégalité, la nouvelle dynamique de l'histoire,
» publié dans le Guardian, [du 6 février 2011] l'ex-économiste en chef
du FMI, Kenneth Rogoff a mis en garde sur le fait que les prix de la nourriture
élevés, le chômage et l'inégalité flagrante n'étaient pas confinés à Égypte ou
au Moyen-Orient. « Dans les pays, les inégalités de revenus, de richesse et
d'opportunité sont certainement plus élevées qu'à aucun moment du dernier
siècle. Dans toute l'Europe, l'Asie et l'Amérique du Nord, les grandes
entreprises débordent d'argent, leur poursuite effrénée de l'efficacité
continuant à produire d'énormes profits. En même temps la part accordée
aux travailleurs décroît, du fait du chômage de masse, des temps partiels et de
la stagnation des salaires. » Rogoff fait remarquer que Marx avait indiqué que
l'inégalité sociale montante était une force motrice de la révolution mais
s'est dépêché de se consoler avec l'idée que plus personne ne prenait Marx très
au sérieux de nos jours.
36. Quoi qu'en dise M. Rogoff, tous les examens des
processus historiques révèlent que les conditions objectives sont créées pour
un retour du marxisme authentique, c'est le programme pour lequel lutte le CIQI
et qu'il développe aujourd'hui, comme une perspective devant guider le
mouvement ouvrier international. Nous avons attiré l'attention, par le passé,
sur les similitudes entre l'époque actuelle et celle qui a débouché sur la
Première guerre mondiale. L'histoire ne se répète pas, mais, comme le faisait
remarquer Mark Twain, elle a tendance à rimer. La période de 1870 à 1914 peut
être caractérisée comme la première vague de la mondialisation. Elle a entraîné
des changements économiques et politiques d'une grande portée. Dans cette
période, le marxisme a fait plonger ses racines les plus profondes dans les
classes ouvrières russe et allemande. Ce n'était pas un hasard, car ces
deux pays avaient connu des transformations économiques substantielles, tandis
que les tensions sociales ne parvenaient à trouver aucune expression dans une
structure politique ossifiée. Nous avons traversé la seconde phase de la
mondialisation, caractérisée par des changements encore plus profonds que ceux
de la période précédente. Mais ce qui était vrai de la Russie et de l'Allemagne
à cette époque s'applique maintenant à une échelle mondiale – les tensions
sociales générées par de vastes changements économiques ne peuvent trouver
aucune expression dans les structures politiques existantes, que ce soient des
dictatures, dans le cas de Moubarak et d'autres régimes du Moyen-Orient, ou les
démocraties parlementaires décrépies, corrompues, rongées de l'intérieur, des
pays capitalistes avancés. Dans chaque pays, qu'il soit dirigé par une
dictature ou un Parlement, le gouvernement fonctionne comme le garde-chiourme
du capital mondial pour appauvrir les grandes masses de la population.
37. Les contradictions globales du système capitaliste
mondial trouvent leur propre expression particulière dans chaque pays mais ce
qui est clair, c'est que les formes de lutte politique partout dans le monde
adopteront de plus en plus un caractère de masse. C'est la situation pour
laquelle notre mouvement a été préparé à une longue lutte pour défendre le
programme du Trotskysme contre toutes ces forces qui cherchent à le détruire.
Nous sommes maintenant confrontés à la tâche de développer une nouvelle
direction révolutionnaire de la classe ouvrière dans ce pays et
internationalement. Et, comme le révèlent si clairement les événements en
Égypte, c'est cette tâche décisive qui jouera le rôle central et déterminera
le résultat des luttes de masse qui éclatent actuellement.