La tentative désespérée du régime du colonel
Mouammar Kadhafi de noyer le soulèvement des masses libyennes dans le sang
constitue une nouvelle preuve brutale et dramatique de la faillite du
nationalisme arabe. Elle a une fois de plus révélé l'incapacité de toute partie
de la bourgeoisie arabe de satisfaire les aspirations des masses pour une
véritable libération de la domination impérialiste et de l'oppression
capitaliste dans cette région du monde.
L'évolution de Kadhafi durant son règne de quatre décennies sur
la Libye a vu sa transformation de dirigeant d'un mouvement anticolonial soutenu
par les masses populaires en un boucher de son propre peuple. Ceci ne s'est pas
fait du jour au lendemain.
Alors qu'il y a une décennie, un soulèvement contre Kadhafi
aurait été célébré à Washington comme un triomphe sur « l'axe du
mal », de nos jours, Obama reste silencieux et sa secrétaire d'Etat
Hillary Clinton traite l'affaire des massacres à Tripoli, Benghazi et ailleurs
dans cet Etat de six millions et demi d'habitants avec la plus grande prudence.
Au cours de cette dernière décennie, Washington s'est rapproché de Kadhafi et
l'a vu comme une force stabilisante - et un garant des profits - dans la
région. Il est significatif de noter que le soulèvement contre lui est le
premier d'une série de développements révolutionnaires à s'être développés au
Moyen Orient et à provoquer des ventes massives à Wall Street.
L'orientation politique qui a finalement incité Kadhafi à
recourir à des frappes aériennes contre des manifestants non armés et à déchaîner
des mercenaires lourdement armés contre son propre peuple avait commencé en
septembre 1969 par un coup d'Etat militaire sans effusion de sang qu'il avait
mené pour renverser la monarchie corrompue et servile du roi Idriss, soutenue
par les Etats-Unis.
Officier de l'armée de 27 ans issu d'une famille pauvre de
Bédouins, Kadhafi a fait partie d'une génération dont les conceptions
politiques étaient fortement influencées par l'arrivée au pouvoir de Gamal
Abdel Nasser en Egypte, après un coup d'Etat identique lors de la révolution
égyptienne de 1952 contre un autre monarque totalement corrompu, le roi Farouk.
La nationalisation par Nasser du Canal de Suez, ses dénonciations de
l'impérialisme occidental et ses appels en faveur d'une unité panarabe avaient
trouvé une oreille sensible en Libye qui avait souffert de la domination
coloniale de l'Italie de 1911 à 1943 quand littéralement la moitié de sa
population avait été massacrée ou était morte de faim aux mains des fascistes
italiens.
Alors que de puissants sentiments anti-impérialistes des
masses libyennes ont fourni une vaste base de soutien pour l'expulsion par
Kadhafi de l'armée américaine de sa base aérienne stratégiquement vitale de Wheelus,
et pour sa nationalisation des sociétés pétrolières américaines, les tentatives
éphémères du régime de forger des unions panarabes avec l'Egypte, la Syrie et
la Tunisie n'ont mené à rien.
La Libye, tout comme tous les Etats du Moyen Orient issus du
colonialisme, était basée sur des frontières géographiques et des constructions
politiques prescrites pour servir les intérêts de l'impérialisme, et non ceux
des populations de la région. Mais, la bourgeoisie montante au sein de chacun
de ces pays, resta déterminée à garder ces frontières et leurs Etats
individuels comme fondements de leur régime de classe.
Le régime de Kadhafi était l'un parmi un nombre de
gouvernements identiques qui étaient arrivés au pouvoir à cette époque, tous affirmant
être révolutionnaires, défenseurs de l'une ou l'autre variété de
« socialisme » et adversaires à la fois d'Israël et de l'impérialisme
américain. En faisaient partie les régimes de Hafez al-Assad en Syrie et de
Saddam Hussein en Irak, portés au pouvoir suite à des coups d'Etat organisés par
des factions du mouvement baasiste à la fin des années 1960.
Tout comme Nasser avant eux, ils ont été en mesure d'exploiter
les tensions de la guerre froide entre Washington et Moscou pour arriver à un
minimum d'indépendance et - notamment dans le cas de l'Irak et de la Libye - à
utiliser la richesse pétrolière de leur pays épour instaurer des réformes dans
des secteurs tel que la santé, l'éducation et le logement, se garantissant
ainsi une base populaire.
Kadhafi déclarait bien que son régime était une « Grande
Jamahiriya arabe libyenne populaire socialiste », basée sur une « démocratie
directe » mais il a assuré le pouvoir au moyen d'une répression
impitoyable contre l'ensemble de l'opposition, notamment, toute lutte
indépendante de la classe ouvrière. Les grèves étaient interdites et les
prisons du pays regorgeaient de prisonniers politiques.
Sur la scène mondiale, Kadhafi a assumé le rôle le plus
radical des soi-disant « réjectionnistes » - ceux qui rejetaient le
soi-disant « processus de paix » promu par Washington pour réprimer la
lutte palestinienne et donner libre cours à Israël pour mener une guerre tout en
garantissant la propre hégémonie de l'impérialisme américain dans la région.
Alors qu'en termes pratiques, le soutien de Kadhafi pour les
Palestiniens était tout au plus inconsistant, en passant d'un soutien financier
de l'OLP aux expulsions en masse de réfugiés palestiniens de Libye, son
opposition à la domination américaine dans la région et son soutien pour les
mouvements nationalistes radicaux de tendances diverses lui a valu à Washington
le statut de paria.
L'hostilité de l'impérialisme américain à l'égard du régime avait
entraîné des attaques armées sous le gouvernement de Ronald Reagan qui avait
qualifié Kadhafi de « chien fou du Moyen Orient. » En 1986, suite à
des manouvres provocatrices la marine américaine avait été déployée au large des
côtes du pays ce qui eut pour conséquence que des avions libyens furent abattus
et qu'un navire libyen fut coulé, tuant 35 marins. Ces actions militaires avaient
été suivies d'un massif bombardement américain de Tripoli et de Benghazi lors
duquel 60 Libyens furent tués et de nombreux autres blessés. Parmi les
personnes tuées se trouvait la fille adoptive en bas âge de Kadhafi.
Ce ne sont pas tellement les menaces impérialistes mais les intenses
changements dans la situation mondiale et avant tout dans les contradictions
sociales et politiques au sein de la Libye même qui ont poussé Kadhafi à
abandonner ses prétentions révolutionnaires d'antan.
La dissolution de la bureaucratie stalinienne en Union soviétique
a mis un terme à la capacité des régimes nationalistes arabes de recourir à
l'influence soviétique pour faire contrepoids à la domination américaine. En
Libye, cet état de fait, associé à la chute des prix du pétrole et à
l'émergence d'une opposition intérieure significative a fait virer fortement à
la droite le régime Kadhafi en le repoussant dans le camp de l'impérialisme
américain.
A la fin des années 1990, comme devait l'écrire plus tard le
secrétaire adjoint américain pour les Affaires du Proche Orient et de l'Afrique
du Nord, Martin Indyk, Kadhafi alla frapper à la porte de Washington :
« Les représentants de la Libye étaient prêts à tout mettre sur la table
en disant que M. Kadhafi avait réalisé. que la Libye et les Etats-Unis étaient
exposés à la menace commune du fondamentalisme islamique. Dans ce contexte, ils
dirent que la Libye collaborerait activement à la campagne contre Al-Qaïda en
mettant un terme à tout soutien des groupes « réjectionnistes »
palestiniens, et en souscrivant aux efforts de paix entrepris par les
Etats-Unis au Moyen Orient pour contribuer ainsi à la résolution du conflit en
Afrique. »
Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, cette
proposition d'alliance fut réalisée et la police secrète de Kadhafi fut transformée
en un pion de l'agence de renseignement américain, la CIA.
Ceci fut lié aux « réformes » intérieures qui
entraînèrent des privatisations radicales et le retour en force en Libye des
grandes entreprises pétrolières, des banques internationales, des marchants
d'armes et autres groupes transnationaux.
La conséquence en fut une intensification de l'inégalité
sociale et de la corruption officielle dans le pays où 35 pour cent de la
population vit dans la pauvreté et où 30 pour cent sont au chômage. L'actuel
soulèvement est causé par ces conditions et tire son plus puissant soutien de
la classe ouvrière et des pauvres du pays.
L'évolution de Kadhafi et de ses homologues des régimes
nationalistes bourgeois au Moyen Orient et partout dans les anciens pays coloniaux
et opprimés est la confirmation absolue de la théorie de la Révolution
permanente. Cette théorie, élaborée par Léon Trotsky, affirme que dans ces
pays, la bourgeoisie nationale - même ses représentants les plus radicaux et
les plus riches en pétrole - sont organiquement incapables de mener les masses
dans la lutte pour surmonter l'héritage de l'oppression coloniale et de
l'arriération féodale. La bourgeoisie est liée par ses intérêts de classe à
l'impérialisme et craint la menace interne de sa propre classe ouvrière. Les
actuels massacres en Libye en sont la conséquence inévitable. Seule une lutte
indépendante de la classe ouvrière, basée sur un programme socialiste et
internationaliste peut offrir une voie pour sortir de cette impasse sanglante.