La promulgation cette semaine, en Égypte,
d’un décret rendant les grèves et les manifestations illégales a mis à nu
le caractère réel du régime militaire qui a succédé au dictateur, soutenue par
les États-Unis, Hosni Moubarak.
Selon AhramOnline, le
décret « criminalise les grèves, les protestations, les
manifestations et les occupations qui interrompent l'activité des entreprises
privées ou publiques ou qui affectent l’économie d’une quelconque
manière. La loi-décret réserve également de sévères peines pour tous ceux qui
appellent ou incitent à l’action, la sentence maximum étant d’un an
en prison avec des amendes allant jusqu’à un demi-million de livres [84 000 dollars américains]. »
En d’autres termes, le régime tente
de criminaliser les méthodes mêmes qui ont été utilisées par des millions
d’Égyptiens pour s’opposer à Moubarak et, après 18 jours de
manifestations de masse, le chasser du pouvoir le 11 février.
De plus, le décret sert surtout à jeter
les bases légales pour réprimer violemment les luttes héroïques de la classe
ouvrière égyptienne, dont les grèves de masse n'ont cessé de s'intensifier
pendant les quatre années qui ont précédé les manifestations du mois dernier,
place Tahrir.
À la suite de la chute de Moubarak, les
travailleurs à travers le pays ont cherché à mettre de l’avant leurs
revendications pour de meilleurs salaires, pour le droit au travail, pour les
pleins droits démocratiques et pour le congédiement des directeurs et des
bureaucrates syndicaux qui ont servi la dictature.
Dans les dernières semaines, les
travailleurs des chemins de fer, les pharmaciens, les docteurs, les commis de
magasin, les travailleurs des médias, les retraités et même la police ont fait
des grèves, des protestations et des occupations qui auraient été considérées
comme des offenses criminelles sous la nouvelle loi. Seulement quelques jours
avant l’annonce du décret, plus de 1000 employés à contrat temporaire qui
travaillent pour la compagnie de pétrole de Suez, Petrojet, ont organisé une
occupation de masse pour protester contre les mises à pied et pour exiger le
droit d’être traité comme des employés à plein temps.
La classe ouvrière a interprété
l’expulsion réussie du dictateur qui a dirigé le pays pendant trente ans
comme une victoire qui doit amener avec elle la satisfaction de leurs justes
demandes.
« Nous avions vraiment espoir que le
nouveau gouvernement nous appuierait et examinerait nos demandes », a dit
Ali Fotouh, un conducteur du système de transport public, à AhramOnline.
« Nous nous attendions à ce qu’ils disent qu’ils ont toutes
nos demandes légales sur leurs bureaux et qu'elles seront satisfaites dans un
délai d’un mois ou deux… Cela n’est pas juste, pourquoi ne
répondez-vous pas à nos demandes de sorte que nous ne sortions pas en grève. Le
langage utilisé me rappelle les vieux jours de Moubarak, les menaces et
l’oppression déployées par le régime. »
Les successeurs de Moubarak, organisés
dans le Conseil suprême des forces armées dirigé par le maréchal Mohamed
Hussein Tantawi, qui a servi comme ministre de la Défense du dictateur pendant
deux décennies, ont tiré des conclusions diamétralement opposées. Le
commandement militaire est lié inséparablement à l'élite égyptienne corrompue
et riche, dont elle fait partie. Elle voit la chute du dictateur comme un
signal que le régime doive être consolidé autour de l’appareil de
sécurité massif qui demeure fermement en place, tout en utilisant les services
des éléments de l’« opposition » bourgeoise, que ce soit les
Frères musulmans ou des personnes comme Mohamed El Baradei, pour servir de
feuille de vigne démocratique.
Dans les dernières semaines, les visées
et les méthodes contrerévolutionnaires du régime mené par le maréchal Tantawi
sont devenues flagrantes, visant de plus en plus à réprimer les luttes de la
classe ouvrière.
Le 9 mars, des soldats et des hommes de
main armés de tuyaux, de bâtons et de câbles électriques ont violemment
débarrassé la place Tahrir de ses manifestants, qui étaient là depuis le 28
janvier. Des centaines de personnes ont été conduites dans des camps de
détention improvisés où elles ont été torturées par électrocution, battues et
soumises à des sévices sexuels.
Des actes de violence semblables ont été
employés contre les chrétiens coptes qui manifestaient près de l'édifice de
télévision et de radio d'État au Caire contre l'incendie d'une église. Il
apparaît de plus en plus clair que le régime alimente sciemment les divisions
sectaires pour détourner l'attention de la population loin des luttes sociales.
Cette semaine, le régime a imposé des
amendements constitutionnels formulés par un comité nommé par le Commandement
suprême des forces armées et approuvés en hâte lors d'un référendum. Même si
les nouvelles règles provisoires laissent en suspens comment et quand les
élections seront finalement organisées, elles maintiennent fermement en place
l'état d'urgence à travers lequel l'Égypte a été dirigée depuis l'assassinat
d'Anwar Sadat en 1981 et les pouvoirs absolus accordés à la présidence :
les bases constitutionnelles du régime Moubarak.
Les développements en Égypte, ainsi que
la répression sanglante au Yémen, à Bahreïn et en Syrie, et maintenant le
déclenchement d'une guerre impérialiste en Libye, montrent que le « printemps
arabe » est terminé. Ces événements sont venus démolir toute base aux
illusions que des manifestations pacifistes et le renversement de dictateurs
peuvent, à eux seuls, amener une véritable transformation démocratique et
sociale, ou que les aspirations des travailleurs et des opprimés peuvent être
satisfaites sous la tutelle de partis et politiciens bourgeois.
L'expulsion de Moubarak a été sans
contredit une victoire et une démonstration de l'immense pouvoir social de la
classe ouvrière égyptienne. Moubarak, l'armée, l'élite dirigeante égyptienne et
les principaux patrons du régime à Washington ont été incapables d'imposer leur
« transition ordonnée », qui aurait laissé le dictateur en place et
où ce dernier aurait déterminé la composition du prochain régime. Ils ont été
forcés de faire un recul tactique humiliant devant le mouvement de masse de
grèves et de manifestations qui a envahi l'Égypte.
Cependant, les principaux problèmes à la
source de ces luttes de masse demeurent irrésolus; la révolution qui a débuté
le 25 janvier est incomplète. L'expulsion de Moubarak n'en était que la toute
première étape.
Les conditions de chômage de masse, qui
touchent particulièrement les jeunes égyptiens, demeurent les mêmes, tout comme
les conditions de vie qui traînent lamentablement derrière la hausse des prix
des produits de base. Le gouffre qui s'étend entre les dizaines de millions de
personnes vivant dans la pauvreté et une riche élite qui, en alliance avec le
capital étranger, a pillé l'économie du pays reste aussi vaste qu'auparavant.
En plus, la dégradation des conditions sociales engendrée par la crise
capitaliste mondiale se continue.
Et l'armée, le fondement du régime
Moubarak, est toujours solidement au pouvoir avec le soutien inconditionnel de
Washington. Ce n'est pas qu'une coïncidence si le décret rendant les grèves et
les manifestations illégales a été annoncé la même journée que le secrétaire
américain à la Défense, Robert Gates, arrivait au Caire pour louanger le
« rôle constructif » de l'armée égyptienne dans le maintien de la
« stabilité » et promettre la continuation du transfert de milliards
de dollars en aide des États-Unis pour financer ses opérations
contrerévolutionnaires.
Les gains obtenus par les luttes de masse
du peuple égyptien contre le régime Moubarak sont menacés. Ils ne peuvent être
défendus et développés qu'à travers une nouvelle stratégie politique basée sur
la mobilisation de la classe ouvrière dans la lutte pour renverser le régime
militaire, qui représente les intérêts du capital égyptien et étranger, et le
remplacer par un gouvernement ouvrier.
Les événements en Égypte sont venus une
fois de plus confirmer la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui
a établi que la lutte pour les revendications élémentaires de droits
démocratiques et d'égalité ne peut être menée que sur la base d'un programme
socialiste et de la lutte pour le pouvoir par la classe ouvrière.
Bien que les événements en Égypte aient
démontré l'immense pouvoir de la classe ouvrière, ils ont aussi prouvé qu'une
direction socialiste révolutionnaire consciente était indispensable.
L'absence d'une telle direction et d'une
perspective révolutionnaire claire a permis à la bourgeoisie égyptienne,
soutenue par l'impérialisme, de renverser la situation à son avantage en
exploitant les divisions de classe au sein du large mouvement qui a fusionné
autour de la place Tahrir et en se tournant vers les couches plus privilégiées
qui n'ont aucun désir de voir la révolution aller plus loin que l'expulsion de
Moubarak.
Le caractère de classe de la lutte qui se
déroule en Égypte apparaît de plus en plus clairement. Une nouvelle direction
est nécessaire pour expliquer que les revendications démocratiques et sociales
des travailleurs et opprimés d'Égypte ne peuvent être satisfaites qu'à travers
la mise en oeuvre de politiques socialistes, et que la victoire de la
révolution en Égypte exige une stratégie internationale capable d'unifier les
travailleurs égyptiens et la classe ouvrière internationale dans une lutte pour
vaincre la bourgeoisie arabe, le régime sioniste israélien et l'impérialisme
américain et européen.
Ces tâches exigent la construction d'un
nouveau parti dans la classe ouvrière, une section du Comité international de
la Quatrième Internationale, afin de lutter pour cette perspective et ainsi
armer politiquement la classe ouvrière égyptienne pour les intenses luttes de
classe à venir.