Le bombardement continu de la Libye par les
Etats-Unis et ses alliés européens suscite des critiques de plus en plus
véhémentes de la Russie et de la Chine. Bien qu'elle montrent du doigt les
intérêts stratégiques américains et européens sous-jacents qui sont impliqués,
ces objections ne sont pas motivées par une véritable préoccupation humanitaire
ou une opposition de principe à la guerre néocoloniale. Au contraire, Moscou et
Beijing s'inquiètent que Washington utilise une fois de plus sa puissance
militaire pour promouvoir ses ambitions stratégiques à leurs dépens.
Un article à la une mardi du journal People's
Daily - l'organe officiel du Parti communiste chinois - a critiqué la
résolution de l'ONU en déclarant : « L'expérience historique a montré
qu'une intervention humanitaire n'est qu'un prétexte à une intervention
militaire dans les affaires intérieures d'autres pays. Ils affirment être
motivés par des raisons morales mais en fait ils sont poussés par des intérêts
politiques et économiques étroits. »
Il est certainement vrai que les Etats-Unis
et les puissances européennes sont intervenues militairement en Libye pour
protéger leurs intérêts - non seulement dans ce pays, mais aussi comme une
mesure contre les mouvements révolutionnaires survenus en Egypte et en Tunisie
toute proches. Il n'en reste pas moins que la Chine et la Russie cherchent à
faire de même.
La Chine et la Russie disposent toutes deux
d'un droit de véto au Conseil de sécurité de l'ONU et auraient pu bloquer la
résolution, mais au lieu de cela elles se sont abstenues, tout comme
l'Allemagne, l'Inde et le Brésil, ce qui revient en fait à donner le feu vert
aux Etats-Unis, au Royaume Uni et à la France pour réaliser leur projet
criminel. Le mois dernier, la Chine et la Russie avaient voté en faveur d'une
résolution de l'ONU imposant des sanctions à la Libye, en acceptant ainsi en
grande partie le faux « argument humanitaire » que des mesures
étaient nécessaires pour stopper les attaques du régime Kadhafi contre les
civils.
Ces manoeuvres de la Chine et de la Russie à
l'ONU n'étaient rien d'autre qu'une tentative de retarder l'intervention
occidentale imminente qui minerait leurs propres intérêts. Ce ne fut qu'après
que les Etats-Unis et leurs alliés avaient commencé à parler ouvertement de
l'éviction de Kadhafi que la Chine, la Russie, l'Inde et le Brésil ont publié
des communiqués exprimant leurs regrets au sujet du bombardement de civils
libyens et réclamé un cessez-le-feu.
En fait, la Chine et la Russie sont tout
aussi soucieuses que les Etats-Unis et les puissances européennes de supprimer
les soulèvements révolutionnaires en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Des
troubles prolongés ne menaceraient pas seulement l'approvisionnement mondial en
pétrole mais pourraient susciter des révoltes identiques y compris en Chine et
en Russie. Mais l'intervention militaire menée par les Etats-Unis est une
menace à leurs intérêts économiques et stratégiques vitaux.
La Chine en particulier va entrer en conflit
avec les Etats-Unis et les puissances européennes au fur et à mesure que sa
croissance économique la pousse à parcourir le monde - y compris l'Afrique et
le Moyen Orient - en quête de matières premières et de marchés. Un dessein
implicite de l'intervention militaire des Etats-Unis et des puissances
européennes en Libye est de saper l'influence croissante de la Chine en
Afrique.
Le 15 mars, le dirigeant libyen Mouammar
Kadhafi avait rencontré les ambassadeurs de la Russie, de la Chine et de l'Inde
en demandant à leurs entreprises d'investir dans l'industrie pétrolière
libyenne. Dans la même semaine, Beijing avait annoncé que des firmes chinoises
retourneraient bientôt en Libye alors que des forces pro-Kadhafi étaient sur le
point d'écraser leurs adversaires. Mais, la campagne de bombardement
américano-européenne a anéanti les projets de la Chine d'étendre ses intérêts
déjà considérables en Libye.
En 2009, la Chine avait devancé les
Etats-Unis comme premier partenaire commercial de l'Afrique en devenant un
investisseur significatif dans les ressources minérales, l'infrastructure et
l'industrie manufacturière. La Libye en est un excellent exemple. Depuis 2009,
la Chine est devenue le plus important partenaire commercial de la Libye en
investissant lourdement dans les secteurs de l'infrastructure et des
télécommunications. La campagne de bombardement a menacé, selon les
déclarations faites mardi par un porte-parole du ministère du commerce chinois,
50 projets majeurs chinois dans le pays d'un montant de 18,8 milliards de
dollars.
Bien que les entreprises chinoises n'aient
jusque-là pas fait d'importantes incursions dans le secteur pétrolier libyen,
la Chine a importé l'année dernière 150.000 barils de pétrole par jour de la
Libye, soit environ 11 pour cent du rendement du pays. Par ailleurs, la Chine
cherche à explorer le pétrole et d'autres ressources minérales dans le Tchad
tout proche et ses sociétés pétrolières ont transformé le Soudan en un
fournisseur majeur de pétrole à la Chine.
Le niveau de présence de la Chine en Libye a
été souligné par l'évacuation sans précédent de 36.000 travailleurs chinois du
pays après le déclenchement des protestations contre le régime de Kadhafi. Pour
la première fois, la Chine a envoyé un navire de guerre en Méditerranée faisant
partie de l'opération d'évacuation qui comprenait d'autres navires et quatre
avions de transport militaires.
La Chine construit déjà une marine de haute
mer et une capacité de transport aérien de troupes qui pourraient servir pour
protéger les sociétés chinoises opérant à l'étranger et des voies de navigation
vitales. Après l'évacuation de la Libye, le général Ji Mingkui de l'université
de la défense nationale a déclaré que les nouvelles tâches de l'armée chinoise
n'étaient pas seulement d'envoyer des bâtiments de guerre pour rapatrier des
ressortissants chinois mais de « répondre aux exigences de [protection
des] intérêts à l'étranger par d'autres moyens » - autrement dit, par la
force si nécessaire.
La Russie sera aussi un grand perdant si
Kadhafi est renversé. Selon l'agence d'informations russe Interfax, elle est
susceptible de perdre d'importants contrats de ventes d'armes avec la Libye. La
Libye a des contrats militaires avec la Russie d'une valeur de 2 milliards de
dollars et un autre contrat portant sur des avions militaires et des missiles
anti-aériens en est aux dernières étapes de la négociation. Les compagnies
pétrolières russes ont investi des centaines de millions de dollars dans
l'exploration du pétrole libyen et un contrat de 2,2 milliards de dollars avec
les chemins de fer russes est maintenant également remis en question.
Poutine a choisi de critiquer la campagne de
bombardement de la Libye lors de la visite d'une fabrique de missiles
balistiques. Il a annoncé que le doublement de la production des missiles
balistiques démarrerait en 2013 dans le cadre d'un vaste programme
d'acquisition d'armements couvrant la période de 2011-2020. Tout comme la
Chine, la Russie est en train de renforcer son armée en réponse à l'éruption du
militarisme américain.
Poutine a fait sa déclaration alors que le
secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, était à Moscou pour améliorer
les relations avec les militaires russes. Le président Dmitri Medvedev a adopté
une approche plus conciliante en prenant ses distances par rapport aux
remarques de Poutine, disant qu'il était « inadmissible d'employer des
termes qui par leur nature mène à un choc des civilisations, des expressions du
genre croisade, etc. » Medvedev a limogé l'ambassadeur russe en Libye,
Vladimir Chamov qui aurait critiqué Moscou pour son refus d'opposer son véto à
la résolution de l'ONU comme étant « une trahison des intérêts de la
Russie. » Alors même qu'il pourrait y avoir des différences tactiques, l'establishment
politique en général craint vivement que les intérêts russes ne soient entravés
par une nouvelle intervention militaire menée par les Etats-Unis.
La réaction de la Chine et de la Russie aux
opérations militaires américaines et européennes contre la Libye met en relief
le fait que la bataille pour les ressources, les marchés et la position
géostratégique mène finalement à des conflits et à la guerre entre les
principales puissances.