L’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds
monétaire international (FMI) et figure influente de la politique française
et mondiale, pour agression sexuelle le 14 mai à New York, a déclenché toute
une chaîne d’événements significatifs. Strauss-Kahn, à qui une libération
sous caution avait tout d'abord été refusée, a été contraint de démissionner
le 18 mai de son poste de directeur du FMI, et tous les espoirs qu'il
nourrissait de devenir président de la République suite à l'élection de 2012
ont vraisemblablement été anéantis.
Personne ne sait ce qui s’est passé à l’hôtel Sofitel, ce samedi-là. Les
accusations d’agression sexuelle contre Strauss-Kahn sont extrêmement graves
et s’il est reconnu coupable, il devra à juste titre répondre de ses actes.
Mais, comme c’est le cas dans toutes les affaires de ce genre, le tapage
médiatique n’a pas grand chose à voir avec une présentation objective des
faits concernant l’affaire, à savoir une description des personnalités et
des questions impliquées, cherchant dans l'ensemble à faire éclater la
vérité.
Les médias américains ont entrepris d’empoisonner l’atmosphère contre
Strauss-Kahn. Le New York Times, journal libéral de référence mène la
meute, traitant la culpabilité du politicien français comme un fait avéré.
L’opinion publique est rapidement influencée dans de tels cas, et le
directeur de la rédaction du Times, Bill Keller, sait parfaitement ce
qu’il fait, en contribuant à empoisonner le réservoir à partir duquel seront
finalement sélectionnés les jurés de Strauss-Kahn. L’un des tout derniers
articles du Times était un papier daté du 20 mai, « Au FMI, des
hommes à l’affût et des femmes sur leur garde », décrivant l’institution
comme « un endroit où l’on joue férocement des coudes et qui est dirigé par
des économistes masculins de type alpha. »
Du point de vue des médias américains, cette affaire est devenue la
dernière occasion visant à détourner l’attention à la fois de la calamité
sociale sur le plan intérieur et des guerres néocoloniales sur le plan
extérieur. Les descriptions du « gros calibre » du FMI en bestial
« violeur » en série, accompagnées de références anti-françaises et
antisémites, sont destinées à attiser dans la population les sentiments les
plus vils.
La campagne menée dans les médias new yorkais bénéficie d'un soutien
honteux, quand bien même prévisible : La gauche libérale américaine (Nation)
et « l’extrême gauche » (l’International Socialist Organization) se sont
associés à cette campagne rétrograde.
Comme nous le disions, en dehors des allégations fournies par la police
et les autorités, trop peu de choses sont connues pour que chacun puisse se
forger une opinion définitive sur l’affaire.
Ce qui est toutefois bien connu, c’est le contexte de l’arrestation de
Strauss-Kahn qui prend une signification particulière dans ce cas précis, et
garantit qu'il ne s'agit pas d’un scandale habituel suscité par une
personnalité célèbre. Les temps sont difficiles en raison de la crise
économique en cours. La position du directeur du FMI est au centre d’un âpre
conflit impliquant différents pays et différentes sections de l’élite
dirigeante.
Il s'agit non seulement de la possibilité d'une erreur judiciaire dans ce
cas précis, mais du risque, comme c’est si souvent le cas, que des
changements d’une portée considérable soient effectués à l’insu de la
population. Que Strauss-Kahn soit coupable ou non, diverses forces se
positionneront de façon à exploiter une opportunité créée par ces événements
troubles, dans le but d’atteindre publiquement des fins non déclarées.
La soi-disant « gauche » remplit une fonction cruciale. Ces éléments de
la classe moyenne deviennent une partie du processus par lequel toute
l’affaire est dissimulée et la population mise sur fausse piste. On peut
compter sur la « gauche » pour contribuer à créer une atmosphère dans
laquelle des questions cruciales peuvent être camouflées.
Dans un article publié le 19 mai dans Nation (« DSK Déjà vu »),
Katha Pollitt traite Strauss-Kahn comme étant plus ou moins reconnu
coupable. Quoiqu’il en soit, sa culpabilité ou son innocence ne semblent pas
être d’un grand intérêt pour Pollitt ; l’affaire ne convient que trop
parfaitement à son programme politique restreint.
Elle commet de graves erreurs de logique et elle espère visiblement que
des lecteurs de même sensibilité ne remarqueront pas. Pollitt écrit : « En
effet, comme toute personne accusée de délit, DSK est innocent tant que sa
culpabilité n’a pas été établie, mais l’élite politique et journalistique
française ne peut-elle pas un instant se concentrer sur le délit dont il est
accusé ? On peut dire ce qu'on veut des menottes et de la parade des
suspects devant les caméras, cela n’est vraiment rien comparé à une violente
agression sexuelle. »
Oui, mais attention. Aucun délit n’a en fait été prouvé, cela reste une
allégation. Par contre, le fait d’avoir menotté, humilié et politiquement
brisé Strauss-Kahn, s'est bien produit et en public. Pollitt ne s'en rend
probablement pas compte, mais son raisonnement trompeur ressemble à celui de
l’establishment américain sur la « guerre contre le terrorisme » et
au delà : les pouvoirs de la police devraient être renforcés et ce en dépit
du fait qu’ils risquent de mener à des abus de temps à autre, les
éventuelles conséquences de ne pas conférer à l’Etat de nouveaux
pouvoirs massifs seraient tellement catastrophiques.
Pollitt se gausse de l'idée que les poursuites contre Strauss-Kahn
pourraient peut-être faire « partie d’un complot politique. » Pourquoi ?
Quelle personne politiquement vigilante et attentive aux énormes dégâts
causés par la CIA, le FBI, MI6, Mossad et par d’autres agences secrètes,
pourrait être indifférente à ce point ? Toute personne suffisamment
irréfléchie pour écarter la possibilité que Strauss-Kahn ait été piégé ou
que l’affaire soit utilisée à des fins politiques, se ment à elle-même ou
ment à ses lecteurs.
Pollitt, qui avait précédemment participé à la chasse aux sorcières
contre Roman Polansksi et Julian Assange, propage, pour incriminer davantage
encore Strauss-Kahn, des rumeurs et des insinuations sur des méfaits sexuels
passés dont aucun n’a conduit à des mises en accusation. En résumé, elle
opère à la manière d’un journaliste de la presse à scandale de style
Murdoch.
Plus loin, elle écrit: « A présent l’avocat de DSK dit que l’acte sexuel,
s’il a eu lieu, était consenti. Parce qu'il n'y a rien de plus vraisemblable
qu’une femme de ménage – veuve musulmane portant le foulard, qui plus est –
saisissant l'opportunité de faire une fellation à un client de l'hôtel, âgé
de 62 ans, qui surgit tout nu de sa salle de bains. »
Pollitt semble se contenter de citer les allégations de la plaignante ou
de la police new yorkaise. Apparemment elle est d’avis que la plaignante ne
devrait pas être contestée ou questionnée.
Comment Pollitt sait-elle ce qui s’est passé dans la chambre d’hôtel ?
Pour elle, un procès n'est que le moyen de ratifier la position des
autorités contre l'accusé. La chroniqueuse de Nation prend pour point
de départ la culpabilité du politicien français et, à partir de là, procède
en remontant dans le temps.
La présomption d’innocence, le fait que la charge de la preuve incombe à
l’Etat, n’est pas une question mineure qu’il suffit de reconnaître du bout
des lèvres, comme le fait Pollitt. C’est l’un des fondements de tout système
juridique démocratique, énoncés dans de nombreuses lois et constitutions,
dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) votée à
l’Assemblée nationale française en août 1789, et le fruit d’une grande
révolution.
La présomption d’innocence n’est pas directement mentionnée dans la
Constitution américaine mais des spécialistes du droit affirment que les
Cinquième, Sixième et Quatorzième amendements, avec l'accent mis sur le
droit de l’accusé de ne pas s’incriminer soi-même, au « respect scrupuleux
de la loi », à un « jury impartial » et le droit de confronter son
accusateur vont dans ce sens. Pollitt traite la présomption d’innocence
comme un obstacle.
Des personnes ou des couches sociales entières qui sont indifférentes ou
hostiles à l’égard des principes démocratiques fondamentaux au nom du
« féminisme » ou autre, jouent un rôle politique détestable en servant de
complément à l’Etat capitaliste au moment même où celui-ci met en place son
appareil de répression.
Les arguments avancés par Sherry Wolf (« Loin d’être un socialiste ») de
l’International Socialist Organization, qui sont affichés sur le site
internet socialistworker.org, ne sont en rien meilleurs à ceux de Pollitt ;
ils sont simplement plus hystériques.
Wolf, rédactrice associée de l’International Socialist Review, magazine
théorique de l’ISO, reconnaît à peine du bout des lèvres la présomption
d’innocence. Elle sait ce qui s’est passé dans la chambre d’hôtel de
Strauss-Kahn ; sa politique identitaire petite bourgeoise est son guide
infaillible.
Strauss-Kahn, annonce-t-elle à ses lecteurs, est « un misogyne en série
qui a violé une femme de chambre dans un hôtel – il n’est pas en prison pour
avoir eu une relation extra-conjugale. En admettant que toutes les
subalternes féminines auxquelles il a eu à faire ne sont pas des menteuses,
Strauss-Kahn n'est qu’un gros porc arrogant qui détient un énorme pouvoir et
qui a réussi à passer entre les mailles du filet pour des délits qui, dans
la plupart des Etats, sont passibles d’une peine d’emprisonnement allant de
25 ans à la perpétuité.
La libération sous caution a été refusée à Strauss-Kahn « probablement
parce que ses adversaires politiques qui contrôlent actuellement le
gouvernement français ont donné le feu vert pour l’écarter, » écrit Wolf :
« 'Tant pis', comme disent les Français – je dirais plutôt, manque de pot. »
En général, aux Etats-Unis, l'utilisation de de ce type de rhétorique
sécuritaire « de gros dur » assortie d’obscénités est du ressort de
l’extrême droite. Toute publication de gauche est habituée à ce genre de
chose, aux lettres hostiles à caractère anticommuniste, pleines de
vulgarités, d’idées rétrogrades et de venin.
Mais à vrai dire, à partir de quelle perspective politiquement sérieuse
peut-on considérer Wolf comme étant de gauche ? Elle propage quelques
critiques de « gauche » à l’égard du Parti socialiste français ; toutefois,
le gros de sa rubrique est consacré à la diffamation, effectuée sur un ton
fortement subjectif et moralisateur. Un exemple :
« Lorsque les journalistes du New York Daily News sont obligés de
faire une pause et de cesser un instant de casser du Musulman pour détruire,
à la Une de leur journal, celui qui représente l’espoir politique-clé de
votre parti, en le qualifiant de ‘Pervers’, il est temps de réévaluer la
situation. Dominique Strauss-Kahn est accusé du – n'ayons pas peur des mots
– VIOL d’une femme de chambre dans sa suite à 3.000 dollars la nuit à
l’hôtel Manhattan, traumatisant ainsi une femme dans l'exercice de son
travail, anéantissant sa propre carrière politique et ébranlant la politique
française. »
Wolf présente comme un fait avéré que « l’une des plus influentes
personnalités de la finance et de la politique internationales a agressé une
journaliste qui essayait de l’interviewer pour un livre, a, lors d’une
conférence, manipulé pour qu’elle couche avec lui, une économiste du FMI qui
travaillait sous ses ordres, et maintenant a violé une femme de chambre
venue nettoyer sa chambre d’hôtel. »
Elle conclut: « Dans les semaines à venir nous verrons les institutions
qu’il [Strauss-Kahn] représente et ses anciens partisans détaler pour sauver
leur peau, mais, pour le moment, nous pouvons bien prendre un peu de plaisir
à la démolition politique, sociale et personnelle d’un tel homme. Utilisons
sa chute pour mettre en lumière les organisations qui l’ont protégé toutes
ces années durant.
« Au revoir, Monsieur le Porc ! Parti socialiste (PS) et FMI,
j’accuse ! » [en français dans le texte]
En réalité, Wolf ne se préoccupe pas de la plaignante ni de son sort.
Sans rien savoir de ce qui s’est passé le 14 mai, Wolf a décidé de faire
tout ce qui est en son pouvoir limité pour détruire la réputation et la vie
de Strauss-Kahn. S’il était condamné, même à tort, et s’il se voyait
infliger une peine de décennies de prison, elle serait satisfaite. Ce n'est
pas une socialiste mais quelqu’un qui manque de l'humanité la plus
élémentaire.
La violence de langage de Wolf est presque détraquée. L’on pourrait
croire que la dirigeante de l’ISO cherche en partie à intimider tous ses
lecteurs, dont une partie des adhérents de sa propre organisation qui
seraient peut-être tentés de soulever des questions dérangeantes et
troublantes sur l’affaire Strauss-Kahn.
Des arguments vraiment de gauche sont fondés, sans exception, sur des
faits avérés, sur la logique et la raison. On a l’impression que pour Wolf,
il faut que Strauss-Kahn soit coupable et que si, par un terrible
retournement de situation, il s’avérait être innocent, le monde serait
terriblement désajusté.
Le subjectivisme, le mépris d’une argumentation rationnelle et
l'indifférence envers les principes démocratiques, qui s'expriment dans les
commentaires de Wolf sont liés et servent à des fins politiques
réactionnaires. Des individus comme Wolf et Pollitt prennent un virage à
droite accéléré.
Le magazine Nation est, bien sûr, déjà un partisan du gouvernement
Obama, avec sa poursuite de la guerre impérialiste en Libye et sa
proposition de mesures d’austérité. L’ISO, dont les quasi alliés en France,
le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), soutiennent aussi le bombardement
« humanitaire » de la Libye, ne vaut guère mieux.
Katha Pollitt conclut son papier en déclarant que « Les hommes puissants
agressent les femmes en toute impunité, avec le consentement des amis, des
épouses, des acolytes politiques, une presse servile et une culture
profondément hostile aux femmes. Dites-moi à nouveau que le travail des
féministes est terminé. »
Dans ce contexte, le « féminisme » est séparé de la lutte pour les droits
démocratiques, dont le droit de vote, de l’égalité des salaires, du droit à
l’avortement. Il devient un jouet vindicatif entre les mains des femmes de
la classe moyenne supérieure, qui entretiennent apparemment de la rancœur,
voire de la jalousie, à l’égard des « hommes puissants ». En fait, il s’agit
d’une grave déformation du féminisme dans son contexte historique.
Ceci n’a rien à voir avec une tradition socialiste ou progressiste. Une
marxiste comme Rosa Luxembourg avait compris que le « manque de droits pour
les femmes n’est qu’un maillon de la chaîne qui entrave la vie du peuple »
Les socialistes considèrent la lutte en faveur de ces droits comme faisant
partie intégrante des efforts entrepris pour l’unification et le
renforcement de l’ensemble de la population laborieuse pour l’élever au
niveau de sa tâche historique à savoir régler son compte au capitalisme.
La politique identitaire de type Pollitt-Wolf, tout comme nous l’avions
écrit au sujet de l’affaire Assange, est devenue un moyen par lequel l’élite
américaine ou ses partisans régissent et manipulent l’opinion publique en
leur faveur en changeant de sujet, et en passant « des grandes questions
sociales, que sont en premier lieu, l’oppression de classe et l’inégalité
sociale, à des préoccupations périmées et d’apitoiement sur soi-même. »
(Voir, "