Les 17 et 18 mai, le premier ministre intérimaire, Béji Caïd Essebsi,
s’est rendu officiellement en France où il a eu des discussions avec le
premier ministre François Fillon et le président Nicolas Sarkozy. C’était la
première visite du genre d’un premier ministre tunisien depuis le
renversement en janvier, après un mois de protestations populaires, de la
dictature du président Zine El Abidine Ben Ali.
Essebsi a effectué sa visite avant la participation de la Tunisie au
sommet du G8 les 26 et 27 mai à Deauville, dans le Nord de la France. La
France, qui selon l’ordre de rotation, assure la présidence du G8 a invité
la Tunisie et l’Egypte à participer à une séance appelée « printemps
arabe, » en la promouvant comme « la transition démocratique dans le monde
arabe. » Le 19 mai, Al Arabiya a rapporté que les pays du G8 projetaient de
fournir une aide économique de 10 milliards de dollars à la Tunisie.
Au moment où les luttes se poursuivent en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient, les grandes puissances tentent, en collaboration avec les
élites nationales dirigeantes et les syndicats pro-gouvernementaux,
d’étouffer les développements révolutionnaires dans la région. Dans ce
contexte, la visite d’Essebsi a inévitablement porté sur la manière de
réaffirmer les priorités impérialistes dans ces régions.
Par rapport aux milliers de milliards déversés en renflouements
bancaires, l’aide financière promise par les puissances occidentales est
très faible. Le mois dernier, la France a promis des prêts de 350 millions
d’euros à la Tunisie par le biais de l’Agence française de développement.
Lors de son discours du 19 mai sur le « printemps arabe », le président
américain Barack Obama a annoncé qu’un fonds d’investissement privé serait
doté de 2 milliards de dollars pour l’Egypte et la Tunisie.
Ceci était également un désaveu implicite de l'appel en faveur de 20 à 30
milliards d’aide à la Tunisie émis par un éventail d’économistes
internationaux – dont le lauréat du prix Nobel, Joseph Stiglitz de
l’Université de Colombia, le professeur français expert en économie,
Jean-Louis Reiffers, et Olivier Pastré, professeur d’économie à l’université
de Paris VIII. Ils espéraient que le développement d’une industrie haute
technologie fondée sur des salaires bas et axée sur un « pôle technologique
et industriel » serait financé en Tunisie.
Le 18 mai, Sarkozy recevait Essebsi au palais de l’Elysée. Après la
réunion avec le dirigeant tunisien, Sarkozy l’a assuré de sa « volonté très
claire d’accompagner la transition en Tunisie. Le soutien de la France à la
Tunisie concerne tous les domaines notamment économique et social. »
Le 17 mai, Fillon a rencontré Essebsi. Fillon a dit à son homologue
tunisien que « la France appuie pleinement la transition politique en cours
en Tunisie et souhaite son plein succès. »
Cette dernière réunion aurait surtout porté sur les relations
bilatérales. Fillon a déclaré que la France « entendait demeurer le premier
partenaire de la Tunisie. » Il a présenté trois priorités : le renforcement
de l’Etat de droit, le développement économique et le renforcement des liens
avec la société civile – à savoir, les liens du gouvernement tunisien avec
les syndicats et les divers mouvements sociaux et groupes de protestation de
« gauche. » Ces dernières organisations, dont certaines sont étroitement
alignées sur les syndicats et les bureaucraties d’Etat en étant promues par
le Nouveau parti anticapitaliste de France (NPA), fournissent à présent une
caution pseudo-démocratique à ce qui reste de l’appareil de répression de
Ben Ali.
La question de l’immigration a aussi été l’un des principaux points
discutés avec Essebsi. Fillon a mis l’accent sur « la nécessité pour Paris
et Tunis de lutter ensemble contre l’immigration illégale. »
Depuis l’éclatement des protestations de masse en Afrique du Nord, il y a
eu un afflux d’immigrants africains, principalement de Tunisie, arrivant sur
le sol italien. Après que l’Italie a accordé des permis de séjour temporaire
aux immigrés et de peur que les immigrés n’arrivent en France, cette
dernière a réinstauré des contrôles aux frontières avec l’Italie au mépris
des accords de Schengen qui avait créé une Europe sans frontières. Le
gouvernement français a traité les immigrés tunisiens avec une hostilité
absolue en menant des opérations coup de poing contre eux à Paris et à
Marseille.
La semaine passée, le ministre français de l’Intérieur, Claude Guéant,
s’est rendu en Tunisie pour discuter des problèmes de sécurité et des
questions d’immigration. Il a proposé d’installer un centre militaire de
formation professionnelle à Gafsa, dans la région où s’était déroulée une
grande grève des mineurs en 2008 et au cours de laquelle des travailleurs
avaient été tués par les forces de Ben Ali.
Au sujet de l’immigration Guéant a dit: « La Tunisie doit être
coopérative avec la France en ce qui concerne le dossier de l’immigration…
La France s’oppose à ce que des immigrés tunisiens continuent à venir
illégalement sur son territoire. Car, une personne en plus en France est
aussi une charge sociale de plus, il y a la sécu, l’enseignement,
l’éducation… »
Ces commentaires expriment, non seulement l’hostilité de Guéant à l’égard
des immigrants tunisiens, mais l’hostilité de l’establishment français à
l’égard des droits sociaux de l’ensemble de la population française – l’axe
de classe fondamental qui détermine leur hostilité à peine voilée pour les
luttes révolutionnaires en Tunisie.
Les éloges de Fillon et de Sarkozy en faveur d’une transition
démocratique sont hypocrites et des paroles creuses. Des décennies durant,
l’élite dirigeante française a soutenu des régimes dictatoriaux dans ses
anciennes colonies d’Afrique du Nord, dont le régime Ben Ali en Tunisie.
Elle a aussi soutenu le dictateur égyptien déchu, Hosni Moubarak.
Jusqu’au départ de Ben Ali, le 14 janvier, la France s’était retenue
d’émettre la moindre critique à l’encontre du recours généralisé de son
régime à la force meurtrière contre les manifestants. Trois jours à peine
avant le départ du dictateur, la ministre des Affaires étrangères de
l’époque, Michèle Alliot-Marie, avait proposé à Ben Ali de partager le
« savoir faire » français en matière de sécurité afin d’aider son régime à
réprimer les protestations. Elle fut ultérieurement contrainte de
démissionner, surtout après qu’on a appris que des associés de Ben Ali lui
avait offert l'hospitalité luxueuse gratuite au tout début des
protestations.
S’exprimant au micro de la radio Europe 1, Essebsi a réclamé le soutien
de l’establishment politique français : « La Tunisie mérite qu’on s’y
engage. Elle est en train de mettre en place un processus de démocratie.
Tous les ingrédients s’y trouvent. » En réponse à une question posée au
sujet des réactions de la France au début des protestations de masse contre
le régime Ben Ali, Essebsi a cyniquement répondu, « Je suis un homme qui
regarde l’avenir. Je ne suis pas au courant de ce qui s’est passé avant mon
arrivée. »
En fait, la France continue la politique qu’elle poursuivait en Tunisie
sous Ben Ali qui avait mis en œuvre des mesures de libre marché résultant en
une forte augmentation de l’inégalité sociale et du chômage et qui a
contribué à provoquer une résistance de masse de la classe ouvrière. Avec un
échafaudage légèrement différent, l’impérialisme français envisage de
maintenir le même régime social de sorte que les entreprises françaises et
internationales puissent exploiter les travailleurs tunisiens.
On estime que 1.250 entreprises françaises, employant plus de 100.000
travailleurs, sont présentes en Tunisie. Le mois dernier, l’organisation
patronale Medef (Mouvement des entreprises de France) a rencontré la
fédération des employeurs tunisiens, UTICA. La réunion a surtout porté sur
le développement de l’investissement français en Tunisie.
Depuis l’éviction de Ben Ali, les événements ont révélé le caractère
réactionnaire du gouvernement intérimaire. Récemment, le nouveau
gouvernement a réprimé une vague de protestations anti-gouvernementales
partout dans le pays. Selon des reportages, quelque 1.400 personnes ont été
arrêtées au cours des deux dernières semaines suivant les protestations
anti-gouvernementales. Huit d’entre elles ont été accusées de meurtre, 62
d’agression et de violence. (Voir : « Le régime tunisien impose un
couvre-feu au moment où ont lieu des protestations contre une menace de coup
d’Etat . » )
Durant sa visite, Essebsi a assuré aux responsables français que
l'élection de l’Assemblée constituante le 24 juillet, qui devra superviser
l’élaboration d’une nouvelle constitution, aura effectivement lieu. En effet
des reportages étaient apparus affirmant que le vote pourrait être reporté
pour des « raisons techniques. »
Des reportages font état d'une intensification, ces dernières semaines,
des grèves et des protestations de travailleurs. Très récemment, le groupe
British Gas (BD), premier producteur de gaz naturel en Tunisie, a rapporté
que des manifestants exigeant des emplois avaient bloqué l’usine de la
société dans le Sud du pays. Tunisair a également été touché par un
débrayage après que le personnel de Tunisie Catering a organisé des arrêts
de travail et des sit-in à Tunis et dans d’autres aéroports. Tunisie Telecom
a été paralysé par un mouvement de grève, ce qui a provoqué des craintes
chez les investisseurs étrangers.
Sans aucun doute, la proposition de retarder les élections a été faite
après consultation des principales puissances et marchés financiers –
c’est-à-dire, les intérêts des grandes entreprises qui craignent un
mouvement de grève croissant à travers la région et une incertitude liée au
scrutin.
Ainsi, Richard Segal, stratégiste auprès du groupe bancaire Jefferies a
dit à Reuters : « Les marchés seraient toutefois plus compréhensifs devant
un petit retard de la date des élections et pourraient même en être
satisfaits. » Il a ajouté, « Le pays ne se donne pas beaucoup de temps pour
organiser ces nouvelles élections, aussi un retard d’ordre technique
serait-il compréhensible. »