L'American Historical Review, l'une des plus
anciennes et prestigieuses publications universitaires américaines, a publié
dans son numéro de juin 2011 un examen critique de deux ouvrages : la
biographie à charge Trotsky par l'historien britannique Robert
Service et In Defense of Leon Trotsky, de David North, secrétaire
national du Parti de l'égalité socialiste aux États-Unis et président du
Comité de rédaction international du World Socialist Web Site.
L'auteur de ce double essai critique est l'historien Bertrand Patenaude, qui
enseigne l'histoire et les relations internationales à l'Université de
Stanford, et est également partenaire de l'Institut Hoover, où sont
entreposées de nombreuses archives de Trotsky. Il est l'auteur de Trotsky
: Downfall of a Revolutionnary [Trotsky la chute d'un révolutionnaire,
ndt] publié chez Harper Collins en 2009.
La biographie écrite par Service a été publiée en fanfare en
2009. Ses attaques permanentes contre Trotsky garantissent à Service des
éloges de la part de la presse britannique réactionnaire, dont une des
chroniques a décrit cette biographie comme « le deuxième assassinat » de
Trotsky. L'auteur n'a rien fait pour décourager des commentaires aussi
dégénérés. Lors du lancement du livre à Londres en octobre 2009, Robert
Service déclarait : « Il y a encore de la vie chez le vieux gars Trotsky –
mais si le pic à glace n'a pas complètement fait son boulot pour le tuer,
j'espère y être arrivé. »
In Defense of Leon Trotsky de North a été publié par
Mehring Books en 2010. Une part importante de ce livre est consacrée à une
réfutation détaillée de la biographie de Service.
Dans sa chronique, Patenaude entreprend un examen de
l'exactitude historique du portrait de Trotsky dressé par Service et, dans
ce contexte, de la validité de l'attaque de North contre cette biographie.
Le résultat de l'enquête de Patenaude sur cette controverse
est une condamnation sans équivoque de la biographie de Service et un appui
explicite à la critique de North.
Pour ceux qui ont l'habitude de lire des revues
universitaires, où la critique est généralement faite dans un style prudent
et contenu, la franchise sans retenue de l'évaluation de Service dans son
rôle d'historien et de biographe par Patenaude causera un choc.
Patenaude commence par résumer le propos de la biographie de
Service. « Il apparaît qu'il [Service] a entrepris de totalement discréditer
Trotsky, comme personnalité historique et comme être humain. Son Trotsky est
non seulement arrogant, satisfait de lui-même et égocentrique ; mais c'est
aussi un meurtrier en masse et un terroriste, un fils, mari, père et
camarade peu communicatif et sans cœur, un poids plume intellectuel qui
falsifie les faits quant à son rôle dans la Révolution russe et dont les
écrits ont continué à induire en erreur des générations de lecteurs – une
supercherie perpétrée par son hagiographe Isaac Deutscher. Dans son
enthousiasme à abattre Trotsky, Service commet de nombreuses distorsions de
l'histoire ainsi que de véritables erreurs factuelles à tel point que l'on
peut s'interroger sur l'intégrité intellectuelle de toute l'entreprise. »
Patenaude poursuit :
« Arrive David North. David North est un trotskyste
américain dont le livre rassemble ses essais critiques sur l'ouvrage de
Service ainsi que sur les biographies antérieures de Trotsky écrites par Ian
Thatcher et Geoffrey Swain. (Il n'y mentionne pas mon livre de 2009
Trotsky : Downfall of a Revolutionnary.) Étant donné le trotskysme de
North, il pourrait raisonnablement être suspecté d'hyperbole dans son
pamphlet contre Service. Mais un examen attentif du livre de North montre
que sa critique de Service est exactement ce qu'en dit le spécialiste de
Trotsky, Baruch Knei-Paz, dans la quatrième de couverture : "détaillée,
méticuleuse, bien argumenté et dévastatrice." »
Lorsque Patenaude développe son essai critique, en suivant
les principaux arguments de la critique écrite par North, il apporte des
éléments à sa remise en question de "l'intégrité intellectuelle" de "toute
l'entreprise" de Service. Il s'indigne contre le portrait malveillant que
Service fait du jeune Trotsky qui aurait soudainement abandonné sa première
femme, la laissant sans ressources avec deux enfants. « En fait, écrit
Patenaude, la famille de Trotsky en Russie a aidé Sokolovskaya et leurs
filles, et elle est morte durant la Grande terreur en étant toujours
trotskyste. »
Patenaude présente une évaluation sans appel des compétences
élémentaires de Service en tant qu'historien. « Le nombre d'erreurs
factuelles dans le livre de Service est, comme le dit North, "stupéfiant."
J'en ai compté plus d'une quarantaine. » Il affirme que « Le livre de
Service est tout à fait inutilisable comme référence. » Il est difficile
d'imaginer pire évaluation du travail d'un historien par un confrère. Pour
donner à ses lecteurs un aperçu de son propre dégoût devant la mauvaise
qualité du travail de Service, Patenaude ajoute : « par moments les erreurs
me laissent bouche bée. »
La manière peu subtile qu'a Service de malmener les faits
reflète un problème plus profond : son ignorance et son manque d'intérêt
pour les idées de Trotsky. Patenaude écrit : « Service ne parvient pas à
étudier d'une manière sérieuse les idées politiques de Trotsky dans ses
écrits et ses discours – il ne semble pas non plus s'être jamais donné la
peine de se familiariser avec elles. » Patenaude mentionne que Service, qui
donne fréquemment une représentation erronée des idées de Trotsky, allant
jusqu'à lui attribuer des conceptions sur l'art auxquelles il s'était en
réalité opposé, « ne laisse aucunement les faits l'empêcher de révéler le
"manque de subtilité des opinions de Trotsky" sur la culture. »
Au sujet des attaques personnelles de Service contre son
sujet, Patenaude déclare : « Sans être à même de prouver ce qu'il avance,
Service se contente d'attaques faciles et d'apartés sur des rumeurs pour
maintenir dans l'esprit du lecteur l'idée que Trotsky est un homme
méprisable. » Il décrit les efforts de Service pour discréditer la
commission Dewey qui s'était réunie en 1937 et avait acquitté Trotsky des
accusations soulevées contre lui par les procès de Moscou, comme « un
travestissement de la réalité. »
Patenaude ne cache pas son mépris pour la « croisade [de
Service] pour placer Trotsky aux côtés de Staline sur la liste des grands
tyrans révolutionnaires du vingtième siècle. » Mais l'histoire va à
l'encontre de Service. « À cause de la manière dont son histoire se conclut
– Trotsky a été assassinée par un agent stalinien à Mexico en 1940 – Service
doit se donner bien du mal pour essayer de convaincre ses lecteurs.»
Patenaude ajoute un commentaire dévastateur : « Mais les insinuations et les
raisonnements confus ne permettent pas à Service d'atteindre son but, alors
il doit fabriquer des preuves. » Attirant l'attention sur l'affirmation de
Service selon laquelle Trotsky se serait vanté d'être prêt à « réduire en
cendres plusieurs milliers de travailleurs russes pour créer un véritable
mouvement révolutionnaire américain, » Patenaude indique que " North prend
Service en flagrant délit de falsification. »
Patenaude attire également l'attention sur de graves manques
dans les recherches élémentaires de Service. Il fait remarquer que Service a
largement ignoré les documents déposés par Trotsky à la bibliothèque
Houghton de l'Université d'Harvard peu avant son assassinat.
Patenaude conclut sa critique par un jugement sans appel : «
North qualifie la biographie de Service de "travail bâché." Des mots forts
mais entièrement justifiés. Les Presses de l'Université d'Harvard ont apposé
leur marque sur un livre qui ne répond pas aux critères élémentaires d'un
travail d'historien. »
Patenaude a rendu une mise en accusation de Service qui est
aussi définitive que sans appel. Il n'y a aucun fait que Service pourrait
invoquer pour réfuter ces révélations de sa malhonnêteté intellectuelle et
de son incompétence professionnelle.
Se complaisant dans les louanges de journalistes
réactionnaires et profitant du climat intellectuel cynique et lâche qui
prévaut dans une grande partie de la communauté universitaire, Service
pensait que ses diffamations sur la vie et les idées de Trotsky ne seraient
pas mises en doute. Et même si le mouvement trotskyste attirait l'attention
sur ses mensonges et ses distorsions, qui, devait-il se rassurer, se
donnerait la peine de le remarquer?
Mais Service a commis l'erreur de penser que son propre
cynisme est partagé universellement. Et, en mauvais historien qu'il est,
Service ne pouvait imaginer que l'évolution des conditions objectives
entraînerait un regain de l'intérêt pour la vie et les idées de Trotsky et
d'autres grands révolutionnaires marxistes du vingtième siècle. Bien que
Bertrand Patenaude ne soit ni marxiste, ni en sympathie politique avec les
idées de Trotsky, il comprend que Trotsky est une personnalité historique
majeure dont les idées et les actes doivent être traités sérieusement –
c'est-à-dire, avec honnêteté intellectuelle et, comme aurait pu le dire
Trotsky, « fidélité envers la vérité.»
Dans la lutte pour la vérité historique, le fait que
Patenaude ait pu démasquer Service dans l'American Historical Review
est une victoire importante. D'autres suivront.
(Article original paru le 28 juin 2011)
L'ouvrage de David North, In Defense of Leon Trotsky, en
anglais, peut être commandé chez