Voici la conclusion d'un article en deux parties sur les antécédents
historiques sur le désastre nucléaire de Fukushima.
La première partie
a été publiée le 30 juin 2011.
Si Matsutaro Shoriki, ex-criminel de guerre, magnat des médias et chef de
l'agence nucléaire japonaise, avait perdu le soutien des Américains, et
perdu tout espoir de prendre le contrôle du gouvernement japonais, son élève
et bras droit, Yushiro Nakasone, est parvenu à donner une suite à ses plans.
Nakasone a succédé à Shoriki au poste de chef du ministère des sciences
et techniques, puis il fut ministre de la défense et finalement Premier
ministre de 1982 à 1987. Nakasone écrivit ses mémoires en 1996, dans
lesquelles il dit : « J'ai travaillé comme assistant de M. Matsutaro Shoriki,
qui avait été président du département des sciences et technologies. J'ai
écrit toute la législation sur l'énergie nucléaire, par exemple, la loi de
création de l'Autorité de l'énergie nucléaire, la loi pour le développement
des matières premières nucléaires, la loi de création de l'Institut de
recherche nucléaire, celle de l'Institut du combustible nucléaire… » [8]
Quand il était un jeune officier de la marine, Nakasone avait vu le
largage de la bombe atomique sur Hiroshima. Il écrit dans son autobiographie
: « j'ai vu le champignon nucléaire depuis ma base d'opérations navales à
Takamatsu. Intuitivement j'ai senti que le futur de l'ère nucléaire avait
commencé. » [9] Ce n'étaient pas les 200.000 personnes tuées d'une manière
aussi horrible, ni l'agonie ou la mort lente des victimes survivantes dues
aux radiations qui l'intéressaient. Sa réaction n'a été que d'anticiper
l'ère à venir où le Japon aurait la puissance nucléaire.
Yuko Fujita, professeur de physiques à l'université Keio, a décrit ainsi
le rôle de Nakasone dans un article présenté lors d'une réunion annuelle de
la Société japonaise de physique :
« En 1953, il a été approché par un certain Mr. Coulton, officier du
contre-espionnage au Quartier général du Général Douglas McArthur, et invité
à un séminaire à l'Université d'Harvard organisé par [Henry]
Kissinger. Après ce séminaire, Nakasone a rencontré Hideo Yamamoto, homme
d'affaires de l'entreprise Asahi Glass devenu étudiant à l'Université de
Columbia, pour recevoir plus d'informations sur l'énergie nucléaire.
Yamamoto lui a dit qu'il : « était intéressé en particulier par les armes
nucléaires. Puisqu'il était partisan du réarmement japonais, je suppose
qu'il voyait les armes nucléaires comme un impératif pour le Japon. »
Le début du programme nucléaire
Dès son retour, Nakasone a commencé à préparer un budget spécifique pour
la recherche nucléaire, un budget supplémentaire. Après avoir mené une
rapide procédure de négociations parlementaires durant trois jours, il est
parvenu à faire passer le projet de loi, finalement adopté par les deux
chambres du Parlement le 4 mars 1954. Ainsi, le premier programme nucléaire
du Japon a été créé avec un budget de 235 millions de yens. (Cette somme
particulière était l'idée de Nakasone lui-même, il a dit plus tard que le
nombre de millions était inspiré de l'élément Uranium 235).
Cette rapidité était nécessaire en raison du récent incident du chalutier
japonais au cours du test de la bombe à hydrogène dans l'atoll de Bikini en
mars 1954, le navire allait rentrer au Japon 14 jours après. Cet accident
allait obséder le public japonais des années durant.
Nakasone est devenu chef du ministère des sciences et de la technologie
dans le gouvernement Kishi à la fin des années 1950. Comme Shoriki, Shinsuke
Kishi avait été emprisonné pour son rôle durant la guerre, mais il avait été
libéré par la CIA puis était devenu Premier ministre. Sous Kishi, Nakasone
est devenu le maître d'œuvre du programme nucléaire japonais.
Dans son autobiographie, Kishi écrit sur l'importance du programme
nucléaire : « la technologie nucléaire peut être utilisée à des fins
pacifiques ou militaires. […] le Japon n'a peut-être pas d'armes nucléaires,
mais il peut augmenter son influence dans l'arène internationale en
augmentant sa capacité potentielle à en avoir. »
Nakasone était président de l'Autorité de l'énergie atomique quand il a
publié le premier « Programme pour le développement long terme et
l'utilisation de l'énergie nucléaire » en 1961. C'est ce programme qui a
lancé la création des centrales nucléaires telles que celle de Fukushima.
Leurs réacteurs étaient fournis par la compagnie américaine General Electric,
c'était des installations clefs en main conformes aux plans originaux de la
CIA. Les contrats de construction de la plupart des centrales japonaises
sont allés à la même compagnie : le groupe Kajima, dont le chef faisait
partie de la famille de Nakasone.
Durant la construction de la plupart des centrales nucléaires au début
des années 1970, Nakasone occupa deux postes ministériels : ministre du
commerce et de l'industrie et ministre des sciences et de la technologie. Il
était par conséquent à même d'user de tout son pouvoir dans la politique
énergétique et dans le programme nucléaire.
Le mouvement d'opposition à l'ANPO
Comme nous l'avons déjà mentionné, l'introduction de l'énergie nucléaire
a été très généralement mal reçue dans la population japonaise.Les
expériences de Hiroshima et Nagasaki à la fin de la deuxième Guerre mondiale
l'expliquant en grande partie. Durant les années 1950 et 1960, le mouvement
anti-nucléaire s'est développé en un mouvement de masse contre la présence
militaire américaine, atteignant son apogée avec les légendaires luttes
anti-ANPO (l'acronyme du Traité de défense mutuelle américano-japonais). Ce
mouvement a organisé de véritables grèves générales contre la prolongation
de l'accord de défense avec les États-Unis. L'Etat a réagi par des violences
policières brutales.
En fin de compte, toutes ces manifestations et ces mouvements
d'opposition – y compris les grandes manifestations étudiantes de 1968-69 –
ont été battues, parce que l'Etat et le lobby nucléaire ont été en mesure de
s'appuyer sur le Parti communiste japonais et la direction des syndicats
pour tenir cette opposition sous leur contrôle, puis la trahir. Le Parti
communiste japonais, qui n'avait rien à voir avec un programme
authentiquement socialiste, avait au début soutenu ouvertement la politique
nucléaire de l'Etat. Il jouissait d'une grande influence, en particulier
dans les services publics, jouant par exemple le premier rôle dans le
syndicat des enseignants.
L'Etat s'est alors orienté vers un alignement systématique de sa
politique éducative sur le programme nucléaire. Ainsi, des chapitres sur
l'énergie nucléaire ont été inclus dans les livres obligatoires de toutes
les écoles, pour implanter fermement chez les élèves dès le plus jeune âge
l'idée que l'énergie nucléaire était une forme d'énergie sûre pour l'avenir.
Les livres d'école japonais étaient contrôlés par le ministère de
l'éducation et des sciences, le même qui gérait le programme nucléaire.
Des mesures réglementaires et économiques diverses ont ensuite mené à
rendre les pouvoirs publics locaux dépendants des centrales nucléaires.
L'importance militaire des projets d'énergie nucléaires
Les opérateurs de centrales nucléaires ont exercé une grande influence
sur le gouvernement national durant des années. Cela a contribué au fait que
les risques de l'énergie nucléaire pour la sécurité des populations soient
largement ignorés. L'aspect militaire des politiques énergétiques nucléaires
est encore plus important et toujours d'actualité. Pour le démontrer,
quelques faits doivent encore être mentionnés.
Plus de 52 milliards de dollars ont déjà été investis dans la
construction de deux usines de retraitement à Rokkashomura et Tokaimura, et
du réacteur à surgénération de Monju. À elle seule, l'usine et les
équipements annexes de Rokkashomura coûtera au total 100 milliards de
dollars – une somme qui dépasse toutes les estimations de sa viabilité
économique. Toutes ces installations sont situées dans des zones propices
aux tremblements de terre et aux tsunamis. Plus de 4000 tonnes de matières
radioactives sont stockées dans ces usines, c'est-à-dire une quantité
plusieurs fois suffisante pour rendre tout le pays inhabitable en cas
d'accident de catégorie 7. Et il y a déjà eu des accidents sérieux dans les
trois (entraînant des décès dans le cas de Tokaimura).
Ces trois installations seraient capables de produire des armes
nucléaires et sont étroitement liées à l'entreprise Mitsubishi, le plus gros
producteur d'armes au Japon, qui produit entre autres des missiles
balistiques, des avions de combat, des missiles guidés, des navires de
guerre etc. Mitsubishi a supervisé la conception et la construction de ces
installations.
Le chef de la compagnie qui gère l'usine de retraitement de Tokaimura,
l'Institut de recherche sur l'énergie atomique du Japon, est Kaneo Niwa, qui
était auparavant PDG de la division Industries lourdes de Mitsubishi. Son
prédécesseur, Taizo Shoda, était à l'initiative du projet de surgénérateur
de Monju. Il venait également de la division industries lourdes de
Mitsubishi, comme son successeur, Yotaro Lida, qui avait présidé le comité
de direction à Rokkashomura et Tokaimura.
Minimiser la catastrophe de Fukushima est d'une importance cruciale pour
ces gens, non seulement pour des raisons économiques (maintenir en
fonctionnement les 54 autres centrales nucléaires) : mais aussi pour pouvoir
appliquer les plans militaires de l'Etat pour l'avenir.
Fukushima était prévisible
Il y a vingt ans, la Commission américaine de régulation du nucléaire,
avait prévenu dans son rapport sur la sécurité NUREG 1150 que les
équipements auxiliaires de certains réacteurs (comme les générateurs de
secours fonctionnant au diesel, les réservoirs de stockage d'eau, etc.), ne
supporteraient pas les effets des tremblements de terre. Les réacteurs
mentionnés incluaient le type Mark I, celui de Fukushima. Cette institution
affirmait qu'il était très probable que les circuits de refroidissement
auraient une défaillance en cas de tremblement de terre. L'autorité de la
sécurité nucléaire japonaise et TEPCO (les opérateurs des réacteurs) – qui
étaient responsables, entre autres, des réacteurs à Fukushima – ont ignoré
ce rapport.
Hidekatsu Yoshii, physicien nucléaire et député, avait défié le président
du Comité de sûreté nucléaire au cours d'un débat parlementaire en octobre
2006, disant : « Il y a un risque de fusion lié à une défaillance du système
de refroidissement dans 43 centrales nucléaires (dont Fukushima 1), parce
qu'ils sont conçus d'une manière qui garantit que les lignes électriques
seraient endommagées par des tremblements de terre, causant une coupure de
courant totale ; ou l'apport d'eau de refroidissement pourrait être entravé
en cas de raz-de-marée important. »
En décembre de la même année, Yoshii a à nouveau insisté auprès du
cabinet pour qu'il prenne des mesures pour protéger la population contre les
tremblements de terre majeurs qui auraient des effets sur le fonctionnement
des centrales nucléaires. Le Premier ministre de l'époque, Shinzo Abe (du
Parti libéral démocrate), avait répondu négativement en affirmant qu'une
défaillance des générateurs de secours au diesel ou une défaillance du
système de refroidissement ne s'était jamais produite au Japon.
Yukinobu Okamura, géologue et directeur de l'Institut national pour la
science industrielle de pointe et la technologie, avait examiné en 2004
l'étendue des traces d'un raz-de-marée qui avait frappé la région de
Fukushima au neuvième siècle. D'après ses recherches, le raz-de-marée avait
produit des vagues si hautes qu'elles avaient causé des dégâts jusqu'à 5 à 6
km à l'intérieur des terres. En 2009, il présenta ses conclusions à un
comité parlementaire sur les risques sismiques pour les centrales
nucléaires, insistant pour que TEPCO prenne les mesures de sécurité
nécessaires en cas de raz-de-marée à Fukushima. Mais la réponse de TEPCO a
été d'affirmer que les données disponibles n'étaient pas suffisantes pour
justifier de telles précautions.