Des milliers de personnes ont de nouveau
défilé mercredi dans le centre de Tunis et dans d'autres villes tunisiennes en
exigeant la révocation des ministres en poste dans le régime du dictateur déchu
Zine El Abidine Ben Ali et la dissolution de son parti toujours au pouvoir, le
Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).
Cinq jours après la fuite de Ben Ali,
craignant pour sa vie, vers l'Arabie saoudite, le régime tunisien qu'il a
laissé derrière lui reste paralysé et les efforts entrepris pour former un
gouvernement « d'union nationale » ont été entravés par l'opposition
de masse de la rue.
« Nous voulons un nouveau parlement,
une nouvelle constitution, une nouvelle république ! » scandaient les
manifestants défilant sur l'avenue Bourguiba dans le centre de Tunis, défiant
une interdiction de se rassembler en public et les forces de sécurité qui
bordaient la voie en tirant des grenades lacrymogènes sur les manifestants.
« Ce sera comme ça tous les jours
jusqu'à ce que nous nous soyons débarrassés du parti dirigeant, » a dit un
enseignant, Faydi Boni, à l'agence Reuters. « Nous nous sommes débarrassés
du dictateur mais pas de la dictature. Nous voulons écarter ce gouvernement qui
nous a enfermés pendant 30 ans. »
Le premier ministre Mohammed Ghannouchi, un
fidèle de Ben Ali, qui a tenté de prendre les rênes du gouvernement peu de
temps après que le dictateur a fui la Tunisie, a été obligé de reporter la
première réunion ministérielle prévue du soi-disant gouvernement d'union
nationale.
En raison de la résistance de masse
continue, quatre ministres nouvellement nommés ont été obligés de quitter le
gouvernement mardi après avoir tout d'abord accepté d'y participer.
L'hostilité populaire contre le nouveau
gouvernement a été immédiate et intense du fait qu'il n'a changé ni le premier
ministre ni les ministres responsables de tous les autres postes clé, dont les
ministres de la Défense, des Affaires étrangères, de l'Intérieur et des
Finances.
Mustapha Ben Jaafar, le dirigeant et
l'ancien candidat à la présidentielle du Forum démocratique pour le travail et
les libertés (FDTL), parti d'opposition bourgeois, a annoncé avant même de
prendre ses fonctions qu'il n'occuperait pas le poste de ministre de la Santé.
Trois autres figures de l'opposition qui
avaient rejoint le gouvernement - Anouar Ben Gueddour, secrétaire d'Etat aux
Transports et à l'Equipement ; Houssine Dimassi, ministre du Travail; et
Abdeljelil Bedoui, nommé à un poste nouvellement créé comme « ministre
auprès du premier ministre » - ont annoncé qu'ils démissionnaient.
Tous trois sont des représentants de l'Union
générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la seule fédération syndicale
reconnue sous le régime Ben Ali qui s'était servi de sa bureaucratie pour
maintenir l'ordre et contribuer à réprimer la classe ouvrière tunisienne.
Le secrétaire général de l'UGTT, Abdessalem
Jerad, qui avait en 2009 mobilisé la centrale syndicale pour soutenir Ben Ali
lors d'une élection truquée a dit mercredi que l'organisation ne participerait
pas à un nouveau gouvernement avec des personnalités issues « de l'ancien
régime. »
« Il nous est impossible de participer
à un gouvernement qui comprend des symboles de l'ancien régime, » a dit
Jera après la réunion avec le premier ministre Ghannouchi.
Le fait que le dirigeant de l'UGTT est
lui-même un tel « symbole » n'échappera pas à de nombreux
travailleurs tunisiens. Il est évident que le vieil appareil syndical est en
train d'ajuster soigneusement ses actions dans le but d'étouffer le mouvement
de masse et de stabiliser le régime. L'UGTT a conclu, sur la base de la
mobilisation de masse de la rue, qu'une tentative d'ériger un gouvernement
d'union nationale n'était pas viable.
Dans un communiqué publié mercredi, l'UGTT a
dit que ce gouvernement « ne se plie pas aux aspirations des travailleurs
et du public pour ce qui est de maintenir les forces d'innovation réelle
éloignées des pratiques passées, et pour ce qui est de l'équilibre entre le
nombre des membres des anciens gouvernements et du parti dirigeant ; en
plus de la marginalisation du rôle des représentants de l'UGTT. »
Ni Jerad, ni la déclaration de l'UGTT n'a
donné une quelconque explication quant à savoir pourquoi l'appareil syndical a
tout d'abord essayé de rejoindre le gouvernement d'union nationale.
Unporte-parole de l'UGTT a aussi précisé qu'alors que l'UGTT réclamait le
retrait de toutes les reliques du cabinet du dictateur destitué elle ferait une
exception en ce qui concerne le premier ministre Ghannouchi.
Dans une tentative creuse visant à disperser
l'opposition de masse, Ghannouchi et le président intérimaire Mebazas ont
annoncé mardi qu'ils quittaient le parti RCD de Ben Ali qui a dirigé le pays
pendant des décennies.
Alors qu'un tel geste n'aura vraisemblablement
aucun effet sur les protestations de masse, le dirigeant de l'opposition, Ben
Jaafar a dit mercredi à Reuters qu'il pourrait bien reconsidérer son départ du
gouvernement. Un porte-parole de son parti a dit qu'il avait
« officiellement » quitté le gouvernement mais était en quête de
négociations dans le but de former un gouvernement alternatif.
Un malaise grandissant concernant les
événements révolutionnaires se déroulant en Tunisie s'exprime aux Etats-Unis,
en Europe et de par le monde arabe.
Al Jazeera a cité mercredi Gordon Gray, l'ambassadeur
américain en Tunisie, dans ce qu'il a dit être ses « premières remarques
publiques depuis le mois de protestations » qui ont abouti au renversement
de Ben Ali.
Gray s'est exprimé avec une précaution
extrême , demandant à toutes les parties concernées de faire preuve de
« responsabilité ».
« Je pense que ce que nous avons en
Tunisie est une situation où.cette expression démocratique est un travail
actuellement en cours », a dit Gray au réseau d'information arabe.
« C'est un phénomène nouveau et c'est quelque chose que les gens font,
sans avoir beaucoup d'expérience. »
Le caractère évasif des remarques de
l'ambassadeur reflète l'incertitude de Washington quant à savoir s'ils peuvent
sauver les vestiges d'un régime qu'ils ont soutenu pratiquement jusqu'au moment
où Ben Ali embarquait dans son avion en direction de l'Arabie saoudite.
Pendant ce temps en
Europe, le président du groupe de l'Alliance progressiste des socialistes et
démocrates au parlement européen a annoncé mardi que le parti RCD de Ben Ali
avait été expulsé de l'Internationale socialiste dans des « conditions
exceptionnelles. »
Le RCD en était un membre depuis les années
1970. L'organisation internationale comprend les partis travaillistes
britannique et australien, le Parti social-démocrate d'Allemagne, le Parti
socialiste français tout comme des partis sociaux-démocrates ainsi que des
partis nationalistes bourgeois de par le monde.
Tout comme le gouvernement Obama à
Washington, ces partis ont entretenu des liens fraternels avec une organisation
qui a systématiquement pillé la Tunisie tandis qu'elle abattait des centaines
de manifestants dans les rues. Le groupe social-démocrate a attendu le moment
où il était absolument sûr que Ben Ali avait perdu le pouvoir, pour rompre les
relations.
A Washington, la Maison Blanche a rapporté
que le président Obama avait téléphoné au président égyptien Hosni Moubarak
mardi.
« Le président s'est entretenu des
derniers développements survenus en Tunisie et a dit au président Moubarak que
les Etats-Unis lancent un appel au calme et à la fin des violences, et pour que
le gouvernement intérimaire tunisien respecte les droits de l'homme et organise
des élections libres et justes qui reflètent les aspirations du peuple tunisien, »
a déclaré la Maison Blanche dans un communiqué.
Ce coup de fil est arrivé au moment où
Moubarak accueillait la Ligue arabe pour un sommet sur le développement
socio-économique se tenant à Charm el-Cheikh.
Dans son discours, prononcé lors du sommet, l'autocrate
égyptien n'a pas mentionné les événements en Tunisie, et s'est contenté de
souligner que seul l'emploi et le développement économique étaient des
questions relevant de « la sécurité nationale arabe. »
L'attention des responsables participant au
sommet était fixée sur les soulèvements et reflétait des craintes bien fondées
que leur propre régime répressif pourrait subir le même sort.
L'émir dirigeant le Koweït, Cheick Sabah
al-Ahmad Al-Sabah, s'est limité à exhorter la Tunisie à « surmonter cette
étape particulière et à mettre en place la stabilité et la sécurité. »
L'une des seules voix à exprimer directement
ces craintes au sein des élites arabes dirigeantes a été le secrétaire de la
Ligue arabe, Amr Moussa qui a dit, « Ce qui se passe en Tunisie en termes
de révolution n'est pas une question éloignée des questions de ce sommet qui
est le développement économique social. »
Moussa a averti que « le citoyen arabe
a atteint un stade de colère qui est sans précédent » et caractérisé les
sociétés arabes comme étant « brisées par la pauvreté, le chômage et une
baisse générale des indicateurs » et comme étant confrontées à « des
problèmes politiques qui n'ont pas été résolus. »
Il a dit que la
Tunisie était un avertissement que de « de gros chocs » allaient se
produire dans de nombreux pays arabes.
La menace que les événements tunisiens
puissent se propager à l'ensemble de la région a été tragiquement soulignée par
une série d'incidents lors desquels des travailleurs des pays voisins ont imité
le geste de Mohammed Bouazizi, le jeune Tunisien de 26 ans qui s'est immolé par
le feu le mois dernier pour protester contre les abus de la police et la
confiscation de son chariot à légumes lui servant de gagne-pain.
Le geste de ce jeune travailleur qui, comme
d'innombrables autres en Tunisie et partout dans le monde arabe, ne parvenait
pas à trouver un emploi stable, a déclenché les protestations qui ont eu un
effet de spirale et produit le soulèvement massif qui a renversé Ben Ali.
En Algérie, qui a également connu des
protestations contre la hausse des prix et le chômage le mois dernier, trois
autres personnes ont tenté de se suicider en s'immolant mercredi, a rapporté
l'Agence France Presse.
Dans une quasi répétition des événements qui
ont entraîné le geste de Mohammed Bouazizi, Afif Hadri, un jeune travailleur
algérien de 37 ans et père de six enfants, s'est aspergé d'essence dans le
marché central de la ville d'Oued, dans l'Est du pays, et tenté de s'immoler
avant que des gens du quartier ne l'en empêchent. Hadri venait juste d'avoir
une confrontation avec la police qui l'avait accusé de vendre illégalement de
la nourriture.
Dans une ville proche d'Alger, une femme
d'une cinquantaine d'années s'est aspergée d'essence et a tenté de s'immoler
après qu'on lui a refusé une aide au logement. Elle a également été stoppée
avant de passer à l'acte.
Un Algérien de 35 ans a réussi à s'immoler
par le feu devant la mairie de Dellys, ville située hors d'Alger. Le personnel
de l'hôpital a dit à l'AFP qu'il était dans un état critique et était brûlé à
95 pour cent.
Et mardi un chômeur, père de six enfants, a
été hospitalisé après avoir mis le feu à son corps pour protester contre le
manque d'emploi et de logement.
Pendant ce temps, en
Egypte, un employé de l'entreprise des eaux a essayé de s'immoler par le feu au
Caire devant le bureau du gouverneur. C'était le quatrième cas de tentative
d'immolation en Egypte en l'espace d'une semaine. Une personne est morte de ses
brûlures mardi. Un père de six enfants sans emploi réclamant du travail et un
logement a aussi été hospitalisé mardi après s'être immolé par le feu.