Le président Zine
El Abidine Ben Ali a fui la Tunisie. L'état d'urgence a été décrété. L'armée a
pris le contrôle de l'aéroport et les rassemblements de plus de trois personnes
sont interdits. Une annonce à la télévision d'Etat a averti que quiconque
refusait d'obéir aux ordres de l'armée serait fusillé. A la tombée de la nuit,
le pays était une fois de plus soumis au couvre-feu, après une journée durant
laquelle la police avait ouvert le feu sur une manifestation pacifique devant
le ministère de l'Intérieur.
La journée de vendredi avait commencé par une marche de
milliers de personnes sur l'avenue Bourguiba, au centre de Tunis, qui se
rassemblèrent devant le ministère pour exiger la démission immédiate de Ben
Ali. Ils scandaient, « Non à Ben Ali, le soulèvement continue. »
C'était la première fois en près d'un quart de siècle que de
telles manifestations avaient eu lieu dans la capitale tunisienne. Elles
avaient suivi l'allocution télévisée du président de la veille au soir et lors
de laquelle il avait promis de ne pas se présenter à la prochaine élection de
2014 et avait ordonné à la police de cesser de tirer sur les manifestants.
L'appel à la manifestation de Tunis avait été lancé par
l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et devait faire partie d'une
grève générale symbolique de deux heures. La police anti-émeute et les unités
de l'armée avaient tout d'abord tenté d'empêcher que les manifestants ne s'approchent
du ministère mais s'étaient finalement retirés pour encercler le bâtiment
tandis que des tireurs d'élite s'était postés sur les toits environnants.
« Le ministère de l'Intérieur est un ministère de la
terreur, » scandait une foule de dizaines de milliers de personnes.
Le ministère de l'Intérieur est particulièrement haï parce
qu'il est considéré être au centre de la répression brutale qui a tué 23
personnes selon des rapports officiels et vraisemblablement bien davantage. Il
a longtemps été associé à des allégations de torture.
L'on estime qu'il y a un policier pour 40 citoyens en Tunisie
et que les deux tiers de cette police sont des agents en civil. Tout au long des
23 ans de règne de Ben Ali, celui-ci a maintenu une atmosphère de peur grâce à
cet appareil répressif.
Au départ régnait une atmosphère de liesse au sein de cette
manifestation où étaient présents des avocats en robe, des docteurs, des
professeurs d'université et d'anciens prisonniers politiques. Les manifestants
chantaient l'hymne national et serraient la main aux soldats. Des policiers en
civil étaient présents mais avaient laissé faire les manifestants ou les
journalistes. Des sites d'internet bloqués tels You Tube étaient redevenus
disponibles à nouveau du jour au lendemain.
En l'espace d'une heure, l'atmosphère a pourtant changé
radicalement. Dans l'après-midi des renforts de police étaient arrivés et ils
avaient commencé à attaquer les manifestants avec des grenades lacrymogènes. On
a fait état de tirs.
Ce qui jusque-là avait été une manifestation bruyante et tout
à fait non violente s'est dispersée en panique. Des femmes et des enfants se
sont enfuis terrifiés pour découvrir que la police les poursuivait dans les
rues adjacentes et tirait sur eux avec des grenades lacrymogènes. La police a
poursuivi des manifestants non armés en les frappant à coups de bâton et en
leur donnant des coups de pieds une fois à terre. La correspondante du Guardian
à Paris, Angelique Chrisafis, qui se trouvait au milieu de la foule a dit sur
Twitter « C'est en train de tourner très très mal. »
Peu de temps après, l'agence d'information du gouvernement a
annoncé que Ben Ali avait limogé l'ensemble de son gouvernement et décrété
l'état d'urgence. L'annonce disait qu'il y aurait des élections anticipées dans
six mois. Le premier ministre Mohammed Ghannouchi devait former un nouveau
gouvernement intérimaire et être responsable des nouvelles élections.
Dans les heures qui ont suivi, toutefois, Ghannouchi a annoncé
qu'il assurait le pouvoir présidentiel pour cause d'« indisposition
temporaire » du président. L'état d'urgence était encore en vigueur et il
ne fut plus question d'élections.
« Il est interdit à plus de trois personnes de se
rassembler sur la voie publique », précise le communiqué officiel.
« La police et l'armée sont autorisées à tirer sur toute personne suspecte
refusant les ordres qui lui sont intimés ou cherchant à s'échapper. »
La rumeur courut selon laquelle Ben Ali se trouvait à Malte,
en route vers Paris. Plusieurs membres de sa famille avaient déjà fui. Leurs villas
au bord de la mer ont été saccagées et pillées dans la station touristique de
Hammamet, la police étant dépassée par le nombre de manifestants.
Des milliers de touristes étrangers ont été évacués par leurs tour-opérateurs
et les gouvernements ont fait des mises en garde et conseillé d'éviter les voyages
en Tunisie. Air France, le principal transporteur vers la Tunisie, a suspendu
ses vols.
Ghannouchi est un proche allié de Ben Ali et a été son premier
ministre depuis 1999. Il a pris la relève en vertu d'une disposition de la
constitution permettant au premier ministre d'assumer le pouvoir si le président
est incapable de remplir ses fonctions. La France, l'ancienne puissance
coloniale en Tunisie, avait très rapidement pris « acte de la transition
constitutionnelle. »
La démarche de Ghannouchi a quelque peu le caractère d'un coup
d'Etat. Le rôle de l'armée n'étant pas encore clair. Al Jazeera,
rapporte que l'armée se dirige vers la capitale pour prendre la situation en
charge. Il y a des critiques à l'égard de la police et du ministère de
l'Intérieur pour avoir enflammé la situation.
Les événements sont encore en train de se développer mais la
tentative de prise de pouvoir de Ghannouchi et la marche de l'armée sur Tunis
ne peuvent être interprétés que comme une tentative de protéger les intérêts de
l'élite dirigeante. Que la famille présidentielle (dont le pillage du pays est
l'une des causes des soulèvements) sorte de la situation avec sa richesse
intacte ou non, d'autres éléments du régime sont eux, déterminés à survivre.
Pour ce faire, il se pourrait qu'ils soient obligés d'intégrer des opposants
politiques dans le gouvernement. Le ministre des Affaires étrangères, Kamel
Morjane, a dit ce matin au micro de la chaîne de radio française Europe1 qu'un
gouvernement d'union nationale était une éventualité.
« Je pense que c'est tout à fait faisable et même tout à
fait normal », a-t-il dit.
Il a fait l'éloge de Mohammed Nejib Chebbi, le dirigeant du
Parti démocratique progressiste (PDP). Chebbi avait été exclu de la dernière
élection présidentielle, préservant ainsi une certaine crédibilité populaire.
Chebbi décrit la prise de pouvoir de Ghannouchi comme un
« changement de régime. » S'exprimant sur I-Télé, il a dit,
« C'est un moment crucial. Un changement de régime est en cours. C'est la
succession maintenant. Elle devra entraîner de profondes réformes pour réformer
la loi et laisser le peuple choisir »
Chebbi représente l'opposition légale qui s'est pendant
longtemps arrangée avec le régime répressif de Ben Ali. Ceci fait un éventuel
acteur clé d'Hamma Hammami le dirigeant du Parti communiste ouvrier de Tunisie
(PCOT) qui est encore illégal. Le PCOT est un parti maoïste albanais qui
partage les vues du Parti communiste des ouvriers de France (PCOF) et un
admirateur déclaré de la tyrannie de Staline et de celle d'Enver Hoxha. Il a
également réclamé un gouvernement d'union nationale. Hammami avait été arrêté
il y a trois jours ; Ghannouchi l'a fait libérer.
Hammani a été arrêté à maintes reprises et torturé par le
régime. Sa femme, l'avocate Radhia Nasraoui, et leurs enfants ont été inquiétés
et interrogés de façon persistante. Hammami a été au premier plan dans la
couverture des événements par les médias occidentaux. Le New York Times
a désigné le couple comme des opposants. Leur participation à un gouvernement
d'union nationale serait utilisée pour lui prêter une fausse crédibilité en
tant que rupture décisive avec le vieux régime.
En réalité, la discussion au sujet d'un gouvernement d'union
nationale n'indique nullement un relâchement de la répression d'Etat. Jeudi
soir, Ben Ali était apparu à la télévision d'Etat dans une humeur conciliatoire
- en s'exprimant en dialecte tunisien et en assurant son auditoire qu'il avait
compris le peuple tunisien. Mais, au moment même où il parlait, davantage de
manifestants étaient abattus. Une séquence vidéo affichée sur You Tube montrait
des jeunes gens morts et blessés qui étaient emmenés à l'Hôpital Kheirredine
dans la banlieue ouvrière Le Kram de Tunis.
Sous l'état d'urgence, la police et l'armée auront davantage encore
de liberté pour terroriser la population. Le départ de Ben Ali et la prise de
pouvoir de Ghannouchi ne change pas le caractère fondamental d'un Etat qui a
depuis l'indépendance défendu les intérêts de la bourgeoisie locale et du
capitalisme mondial.
Les jeunes manifestants qui sont descendus dans la rue soir
après soir en dépit des actions brutales de la police ne devraient pas placer
leur confiance dans un gouvernement d'union nationale. Ils doivent s'organiser
indépendamment des partis existants même ceux qui proclament leur crédibilité
de gauche et des syndicats qui ont appelé à contre-cour à défiler vers le
ministère de l'Intérieur dans le but de se positionner à la tête d'un mouvement
composé en grande partie de jeunes chômeurs et dont on était en train de perdre
le contrôle.
D'ores et déjà le soulèvement de Tunisie a un impact au
Moyen-Orient. Des milliers de manifestants sont descendus vendredi dans la rue
en Jordanie en appelant à la démission du premier ministre Samir Rifai et en
exigeant une baisse des prix des produits de base et du carburant. « La
Jordanie n'est pas que pour les riches. Le pain est une limite à ne pas
dépasser. Méfiez-vous de notre faim et de notre fureur, » pouvait-on lire
sur une banderole.
Une raison majeure pour le départ subit de Ben Ali est la
pression exercée par les Etats-Unis et la France qui craignent qu'à moins que
le mouvement en Tunisie ne soit stoppé il se propagera à d'autres pays.
Ecrivant dans le Financial Times, le chroniqueur Gideon
Rachman a averti, « La Tunisie est un petit pays - mais en ce moment précis
elle tout sauf insignifiante. »
Les manifestations tunisiennes, a-t-il écrit, sont à la une de
chaque journal arabe et chaque pays arabe est devant les mêmes dilemmes
politiques. Il a indiqué que des protestations de rues avaient éclaté en
Algérie. « C'est le sort des grands pays stratégiques - l'Egypte, et
l'Arabie saoudite - qui causera le plus de tracas à leurs alliés
occidentaux. »
Ce qui est nécessaire, c'est un mouvement indépendant basé sur
un programme socialiste et une lutte pour un gouvernement ouvrier. Un tel
mouvement doit immédiatement établir des liens avec les travailleurs et les
paysans pauvres des autres pays d'Afrique du Nord et du Moyen Orient ainsi qu'avec
les travailleurs en Europe et dans le reste du monde. Cette lutte ne peut aller
de l'avant que par la construction d'un parti trotskyste, une section du Comité
International de la Quatrième Internationale, basé sur la perspective de la
révolution permanente.