Le gouvernement tunisien a décrété un
couvre-feu total à Tunis et sa banlieue à partir de mercredi 20 heures jusqu'à
6 heures le jeudi matin après que des émeutes et des manifestations contre le
chômage, la corruption du gouvernement et une envolée des prix ont affecté la
capitale. La vague de protestations a débuté il y a quelques semaines dans des
villes de province.
Dans le centre ville, la police a tiré des
gaz lacrymogènes contre des centaines de manifestants qui ont riposté par des
jets de pierres. Des correspondants internationaux à Tunis - qui font état
d'une censure sévère de la part du régime de Zine El Abidine Ben Ali - disent
que l'armée a été déployée dans des endroits stratégiques de la ville et de la
banlieue. Selon Al Jazeera, cinq manifestants ont été tués mercredi à Tunis,
dont un professeur d'université.
La présence de l'armée se concentrerait
surtout dans la banlieue d'Ettadhamen, à l'Ouest de la capitale, qui a été le
théâtre d'émeutes la veille.
Dans la ville côtière de Sfax, des dizaines
de milliers de personnes ont répondu à l'appel à la grève mercredi. L'agence de
presse allemande DPA a rapporté que deux manifestants avaient été tués par la
police dans la ville de Douz, tandis que la radio allemande Deutsche Welle en a
répertorié quatre. Le journal italien La Republica rapporte que dans la
ville touristique de Tozeur le bâtiment municipal a été incendié.
Tous les établissements scolaires et les
universités restent fermés jusqu'à nouvel ordre. Les matchs de football avaient
été interdits précédemment. D'amples efforts déployés par le gouvernement pour pirater
les courriers électroniques et les comptes Facebook ont été quasiment confirmés,
selon Danny O'Brien du Comité de protection des journalistes. « Toutes les
preuves indiquent une opération de piratage contrôlée par l'Etat » a-t-il
dit.
Le premier ministre Ben Ali n'a fait aucune
apparition publique mercredi, intensifiant ainsi les spéculations que son
régime vieux de 23 ans approcherait de sa fin. Le journal égyptien El Wafd
a rapporté que son épouse et ses enfants ont déjà fui vers les Emirats arabes
unis et le New York Times rapporte que d'autres membres de sa famille
ont également quitté le pays précipitamment.
Il y a des rapports non confirmés disant que
l'armée n'a pas suivi les ordres de Ben Ali de briser des manifestations et
qu'elle pourrait fomenter un coup d'Etat. Selon des sources oppositionnelles
tunisiennes, le général de corps d'armée Rachid Ammar aurait été limogé pour
avoir refusé d'appliquer des ordres et été remplacé par Ahmad Shabir, le chef
des services secrets tunisiens.
Depuis qu'elles ont débuté il y a près d'un
mois, les protestations ont fait officiellement 21 morts. Le nombre réel est
bien supérieur. Selon un représentant syndical local, au moins 50 personnes ont
été tuées la semaine passée lors d'une seule nuit d'émeute dans la ville de
Kasserine. Les victimes auraient été tuées par des tirs policiers de snipers.
Malgré le bain de sang, Kasserine a été le théâtre d'une autre manifestation
mercredi, selon le journal espagnol El Pais.
Le gouvernement a pris des mesures mercredi
pour apaiser la colère populaire mais celles-ci n'ont pas réussi à étouffer les
protestations. Le premier ministre Mohamed Ghannouchi a relevé de ses fonction
le ministre de l'Intérieur Rafik Belhaj Kacem, et a annoncé que la plupart des
prisonniers arrêtés durant les protestations seraient libérés. Il a aussi
annoncé la formation d'une commission pour enquêter sur « les abus commis
durant les troubles » et sur « la question de la corruption et des erreurs
commises par certains responsables. »
Le ministère de l'Intérieur sous Kacem avait
antérieurement défendu la politique de répression sanguinaire à Kasserine en
affirmant que seulement quatre « assaillants » avaient été tués et
que les « policiers ont fait usage de leurs armes dans un acte de légitime
défense. »
La répression continue avec le remplaçant de
Kacem comme ministre de l'Intérieur, Ahmad Faria, qui après sa prise de
fonction a rapidement ordonné l'arrestation de Hama al-Hamami. Al-Hamami avait
été emprisonné jusqu'en 2002 pour avoir formé un parti illégal, le Parti
communiste des travailleurs tunisiens.
Les émeutes ont commencé en Tunisie à la
mi-décembre après que Mohamed Bouazizi, un diplômé de l'université qui
travaillait comme vendeur ambulant, s'était immolé par le feu pour protester
contre la confiscation par la police de ses fruits et légumes. Bouazizi, âgé de
26 ans, est mort le 4 janvier des suites de ses blessures.
Les nouvelles concernant son geste se sont
propagées par courrier électronique et par les réseaux sociaux, échappant à la
censure de la police, et ont déclenché des protestations dans tout le pays.
Les manifestations s'étaient d'abord
concentrées dans les régions plus pauvres à l'Est et au Sud du pays mais elles
se sont propagées aux villes côtières plus riches et ont atteint maintenant
Tunis, incitant un certain nombre de pays européens à émettre des conseils aux
voyageurs.
La propagation des protestations en Tunisie,
qui ont été appelées « Intifada du pain », et le déclenchement de
manifestations identiques, concernant l'augmentation des prix, dans l'Algérie
voisine ont soulevé des craintes que le bouillonnement social n'enflamme
d'autres régimes pro-occident de la région, dont des alliés clé des Etats-Unis,
le Maroc, l'Egypte et l'Arabie saoudite.
Mercredi, le régime libyen de Mouammar
Kadhafi a annoncé qu'il suspendrait toutes les taxes sur les produits
alimentaires et les biens de consommation dans une tentative d'empêcher que la
rébellion ne se propage à la Libye à partir de l'Algérie et de la Tunisie, les
deux pays étant en bordure de la Libye à l'Ouest.
Les conditions qui ont donné naissance aux
événements en Tunisie - « un taux élevé de chômage, une inflation des prix
alimentaires et du pétrole et la corruption au sein de la classe
dirigeante, » selon les mots de la BBC - sont choses courantes partout en
Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Europe et en Amérique du Nord aussi
d'ailleurs.
Selon tous les reportages, les protestations
en Tunisie sont les réactions spontanées des masses appauvries. Il n'y a pas de
preuve que des fondamentalistes islamiques ou des « terroristes » -
que Ben Ali tient pour responsables - aient joué un quelconque rôle
significatif.
Ce n'est que ces derniers jours que la
centrale syndicale établie, l'UGTT, alliée de longue date de Ben Ali, a signalé
son soutien aux protestations. Après s'y être formellement opposée, l'UGTT
tente à présent de prendre les devants sur la tempête qui a éclaté d'en bas, en
appelant à une série de grèves générales, une ville après l'autre. Des grèves
se limitant aux seules villes de Kairouan et de Jendouba sont prévues jeudi et
de Tunis vendredi.
Avec la perspective grandissante de jour en
jour que le régime de Ben Ali pourrait s'effondrer, tous les efforts seront faits
par les forces pro capitalistes en Tunisie, y compris l'UGTT, pour le remplacer
par un gouvernement qui poursuivra les dictats de Washington, de Paris et de
l'industrie financière internationale.
Les puissances américaines et européennes
sont peut-être déjà en train de planifier une Tunisie post-Ben Ali. « Les
Etats-Unis sont profondément préoccupés par les informations faisant état d'un
usage excessif de la force de la part du gouvernement tunisien » a dit
Mark Toner, le porte-parole du département d'Etat américain, tandis que la
secrétaire d'Etat, Hillary Clinton a formulé mercredi sa première critique
hésitante quant à la réaction du gouvernement tunisien, en exprimant des
craintes concernant « la mort de certains jeunes protestataires. » L'Union
européenne a publié un communiqué critiquant la « réaction
disproportionnée » du régime.