Le régime tunisien réclame des pouvoirs exceptionnels contre les
protestations de masse
Par Alex Lantier
11 février 2011
Hier, la chambre basse du parlement a voté à 177 voix pour et 16 contre
l'attribution de pouvoirs exceptionnels au premier ministre Mohamed
Ghannouchi, chef du régime tunisien depuis que le président Zine El Abidine
Ben Ali a été forcé le 14 janvier de fuir les protestations de masses. On
s’attend à ce que le Sénat adopte la loi mercredi, après quoi elle pourra
être ratifiée par le président intérimaire Fouad Mebazza.
Ghannouchi, responsable financier de haut rang sous Ben Ali et qui avait
aidé à concevoir la politique de privatisation bénéfique à l’élite
financière tunisienne, a salué la loi. Il a dit, « Ces décrets-loi, la
Tunisie en a vraiment besoin pour écarter les dangers. Il y a des personnes
qui veulent faire revenir la Tunisie en arrière, mais nous devons honorer
nos martyrs, qui se sont battus pour la liberté. »
Au moment où les législateurs discutaient de la loi, des centaines de
manifestants se rassemblaient à l’extérieur pour exiger la dissolution du
parlement – qui n’a pas été dissout après la fuite de Ben Ali. Le parti
dirigeant de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD),
détient toujours 80 pour cent des sièges au parlement.
La démarche de Ghannouchi pour obtenir les pouvoirs exceptionnels a eu
lieu au milieu des protestations populaires continuelles et des combats de
rue entre la population et les forces de police de la dictature tunisienne.
Après que quatre personnes ont été tuées et une dizaine d’autres blessées
samedi lors d’affrontements avec la police à El Kef – alors que la
population exigeait le départ du chef de police corrompu – le commissariat
de police d’El Kef a été incendié dimanche. Un autre manifestant a été tué.
A Kebili, dans le Sud de la Tunisie, un jeune est mort après avoir été
touché par une grenade lacrymogène lors d’affrontements avec les forces de
sécurité.
Un marche nationale à destination de Sidi Bouzid – ville où le vendeur de
fruits Mohamed Bouazizi avait déclenché les protestations en s’immolant par
le feu – a rassemblé 7.000 personnes.
Les grèves aussi se poursuivent contre le régime. Le 4 février, Le Monde
a fait état de grèves dans un certain nombre de secteurs industriels – des
travailleurs des transports, des travailleurs de Tunisair et des salariés
des médias publics. Il a toutefois écrit, « globalement, la machine
économique a redémarré, notamment au port de Radès (Tunis), qui concerne 70
pour cent de l’activité import-export du pays. »
Dans ces conditions, le régime n’a pas encore osé appliquer une
répression de masse contre la population. Les pouvoirs exceptionnels
indiquent toutefois le type de politique que le régime tunisien projette de
poursuivre éventuellement. Il n’essaie pas de se réformer mais d’exploiter
le départ de Ben Ali pour gagner du temps, en renforçant ses pouvoirs
répressifs dans le but de créer les conditions dans lesquelles il estime
pouvoir attaquer de manière décisive la classe ouvrière.
Cette décision révèle au grand jour non seulement la dictature tunisienne
mais aussi la politique des Etats-Unis et des autres puissances
impérialistes partout en Afrique du Nord. Elles réagissent aux protestations
de masse en Egypte en affirmant que le régime d’Hosni Moubarak réalisera une
« transition démocratique », transformant le pays en faisant finalement le
nécessaire pour que Moubarak quitte ses fonctions.
Cependant comme le montre l’exemple tunisien, changer simplement de
dictateur à la tête du régime ne transforme pas le régime. En fait, seuls le
renversement de la dictature et son remplacement par un Etat fondé
directement sur des organisations indépendantes de la classe ouvrière et la
poursuite d’une politique socialiste peuvent fournir aux masses une voie
démocratique pour aller de l’avant.
Alors que des hauts responsables gouvernementaux et ceux qui soutiennent
le régime louent cyniquement la révolution, l’Etat tente de désorienter et
de dénigrer l’opposition populaire.
Le régime paie le prix du sang à ses victimes. Il versera 10.300 euros à
la famille dont un des membres a été tué par l’Etat durant les protestations
et 1.546 euros aux blessés. A la date du 1er février, l’ONU avait recensé
219 personnes tuées et 510 blessées.
En premier lieu, le régime claironne cyniquement diverses mesures mises
en place pour défendre ses propres intérêts en vue de miner le RCD. En
pleine manifestation de masse réclamant le départ de l’ensemble du
gouvernement de transition, un remaniement ministériel avait évincé le 28
janvier le ministre des Affaires étrangères Kamel Morjane, autre
personnalité haïe du RCD et proche de Ben Ali. Ahmed Ounais, haut
fonctionnaire et ancien ambassadeur formé en France – l’ancienne puissance
coloniale de la Tunisie – a pris sa place.
Morjane a dit qu’il partait pour « que cette révolution porte ses
fruits. »
Dans cette manœuvre, le régime Ghannouchi a le soutien de la bureaucratie
syndicale tunisienne. L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a
annulé une grève qu’elle avait annoncée pour ce jour en annonçant qu’elle
voulait que Ghannouchi reste au pouvoir. Mais elle a toutefois refusé de
participer au gouvernement Ghannouchi.
La presse officielle tunisienne a pris l’habitude de louer différents
ministres du régime comme étant des personnalités progressistes. Dans Le
Temps, le chroniqueur Khaled Guezmir a salué le ministre de l’Intérieur
Farhat Rajhi – un juriste présenté comme une figure de « gauche » – pour
avoir déménagé son bureau de l’ancien ministère colonial français vers des
quartiers plus nouveaux et avoir évité toutes les questions sur les écoutes
téléphoniques. Guezmir a cyniquement loué Rajhi qui apparemment fait de
fréquentes apparitions à la télévision comme « un ministre dont on n'attend
que le meilleur. »
Hier, l’annonce a été faite que le RCD cesserait de fonctionner. Le
quotidien tunisien, La Presse a expliqué : « Compte tenu de l’extrême
urgence et afin d’éviter de porter atteinte à l’ordre public et dans
l’objectif de préserver l’intérêt supérieur de la patrie, le ministre de
l’Intérieur a décidé, dimanche, le 6 février 2011, de suspendre les
activités du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et toutes
réunions ou rassemblements de ses adhérents, et de fermer l’ensemble des
locaux qui appartiennent à ce parti ou dont il assure la gestion, et ce dans
l’attente du dépôt d’une demande aux fins de sa dissolution auprès des
autorités judiciaires compétentes. »
Une telle « dissolution » ne vaut absolument rien et ne vise qu’à
protéger le RCD face aux manifestants plutôt que l’inverse. Ceci revient à
demander aux gens de croire que des membres influents du RCD – tel
Ghannouchi, qui réclame des pouvoirs exceptionnels – cherchent honnêtement à
dissoudre les appareils historiques de leur propre régime.
La raison pour laquelle la machine du régime de Ben Ali continue de
fonctionner après le départ de son dirigeant, alors que la presse colporte
ces mensonges cyniques, n’est pas que le régime est populaire ou que les
affirmations de la presse sont convaincantes. C’est surtout parce ce
qu’aucune force en Tunisie n'avait un projet consciemment élaboré pour
conduire la classe ouvrière lors du renversement de la dictature de Ben Ali.
Ceci confirme les avertissements lancés par le World Socialist Web Site
dans sa déclaration « Les manifestations de masses en Tunisie et la
perspective de la révolution permanente » : « La question cruciale d'un
programme et d'une direction révolutionnaires n'est pas résolue. Sans le
développement d'une direction révolutionnaire, un autre régime autoritaire
s'installera inévitablement pour remplacer celui de Ben Ali. »
(Article original paru le 8 février 2011)
Voir aussi:
Notre
couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient