Les États-Unis et le gouvernement d'intérim conspirent contre les masses
tunisiennes
Par Ann Talbot
3 février 2011
Le gouvernement d'intérim tunisien a annoncé un remaniement ministériel
dans un effort pour maintenir sa mainmise sur le pouvoir en dépit des
manifestations qui perdurent. Les changements de postes visent à distancer
le gouvernement du régime du président Zine El Abidine Ben Ali en se
séparant d'un certain nombre de ministres associés au Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali.
Le caractère purement cosmétique de ce remaniement est souligné par le
maintien de Mohamed Ghannouchi au poste de Premier ministre, celui-ci était
déjà Premier ministre sous Ben Ali et un sbire politique de longue date de
l'ex-président. Ghannouchi a dit jeudi que 12 ministres avaient été
remplacés par des « indépendants» laissant deux anciens du régime de Ben Ali
qui n'avaient pas été membres du RCD.
Ce remaniement faisait suite à l'arrivée à Tunis de l'assistant du
ministre américain des affaires étrangères pour le Proche-Orient, Jeffrey
Feltman, « Nous avons entendu la voix du peuple tunisien 5 sur 5, » a dit
Feltman à la télévision tunisienne.
Ce fonctionnaire de haut rang du ministère américain des Affaires
étrangères est le réel pouvoir en coulisses. Il est connu pour le rôle qu'il
a joué dans la construction du gouvernement de Fouad Siniora, qui est resté
au pouvoir de 2005 à 2008 au Liban.
Feltman a quitté la Tunisie mercredi après une visite de trois jours, et
s'est rendu à Paris, où il s'est entretenu sur la situation tunisienne et le
nouveau gouvernement libanais de Najib Mikati. La France est l'ancienne
puissance coloniale de ces deux pays.
Washington travaille à mettre un terme à l'insurrection tunisienne,
quelles que soient les déclarations qu'il peut faire au sujet du respect de
la démocratie. Si le remaniement ministériel ne parvient pas à réaliser cet
objectif, les États-Unis auront recours à d'autres tactiques.
Il ne fait aucun doute que l'une des options envisagées par Washington
est l'installation d'une dictature militaire. Au début du mois, face à des
manifestations massives à Tunis et dans d'autres villes, les généraux
américains ont communiqué directement avec leurs homologues tunisiens et
leur ont dit de retirer leur soutien à Ben Ali, précipitant la fin de 23 ans
de pouvoir par cet allié de longue date des États-Unis.
Pour l'essentiel, l'armée tunisienne est intervenue pour sécuriser des
villes des sites gouvernementaux clefs, mais s'est abstenue d'attaquer les
manifestants qui exigent la démission du gouvernement d'intérim ou qu'il
soit purgé des anciens alliés de Ben Ali, dont Ghannouchi. L'armée essaie de
se présenter comme le défenseur de la révolution face à la police et aux
forces liées à Ben Ali.
Au début de cette semaine, cependant, le Général Rachid Ammar, chef des
armées, a averti que si les appels au reversement du gouvernement se
poursuivaient, l'alternative pourrait être une dictature – un risque qu'il
présentait comme venant des ex-partisans de Ben Ali. Ammar ne s'est pas
exprimé depuis, mais l'armée reste la présence dominante dans le paysage
politique. Ammar peut encore se révéler utile dans un rôle à la Pinochet,
intervenant pour noyer la révolte dans le sang.
Jouer la carte militaire en ce moment, alors qu'un soulèvement populaire
se propage dans tout le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, serait cependant
risqué pour Washington. Le gouvernement Obama et l'élite dirigeante
tunisienne s'en remettent par conséquent de plus en plus à l'ex-opposition
illégale, que ce soient des islamistes ou la soi-disant gauche, pour
contenir le mouvement des masses et le canaliser derrière la bourgeoisie, en
promouvant des illusions fatales dans les promesses officielles de réformes
démocratiques.
Malgré le remaniement ministériel, les manifestants continuent à
encercler les bureaux du Premier ministre, comme ils l'ont fait au cours des
quatre dernières nuits en défiant le couvre-feu. Il y a eu des affrontements
répétés avec la police.
Parmi ceux qui ont perdu leur poste dans ce remaniement ministériel, il y
a le ministre des affaires étrangères, Kamel Morjane, remplacé par Ahmed
Ounais. Les commentateurs pensent que les États-Unis voulaient initialement
remplacer Ben Ali par Morjane, mais il est trop étroitement associé à
l'ancien régime. Feltman l'a rencontré durant sa visite.
Le gouvernement d'intérim a eu droit à un ravalement de façade, mais les
ministres impopulaires ont été remplacés par des fonctionnaires de rang
inférieur de ce même ancien régime. Ounais est un diplomate de carrière qui
a servi sous Ben Ali. Le ministère de l'intérieur a échu à Farhat Rajhi,
lequel, au poste de procureur général, était responsable de l'imposition de
la dictature de Ben Ali à la population. Un conseil de « sages » a été formé
qui comprend des personnalités qui étaient en place à l'époque du
prédécesseur de Ben Ali, Habib Bourguiba.
Le principal syndicat tunisien, l'Union générale des travailleurs
tunisiens (UGTT), a néanmoins accueilli favorablement ce
remaniement. L'UGTT, qui soutenait Ben Ali depuis longtemps, et avait au
départ rejoint le gouvernement d'intérim qui le remplaçait, a été contraint
de retirer ses représentants devant l'opposition populaire massive. Il a
depuis adopté une posture critique, pour mieux étrangler le mouvement
populaire.
Sceptique quant à la capacité du remaniement ministériel à mettre fin aux
manifestations, un chercheur de Cambridge, George Joffe, a déclaré, « Ils
étaient des piliers de l'ancien régime. Cela ne se s'efface pas comme ça. La
rue ne va pas aimer cela. »
De nombreux manifestants viennent des zones les plus défavorisées de la
Tunisie et ont vu leurs maigres moyens de subsistance s'éroder sous les
restructurations économiques de Ben Ali dictées par le FMI. Le mouvement
représente une mobilisation de la classe ouvrière et des pauvres des
campagnes et pose un problème sérieux à tous les éléments de l'ancien
régime, y compris à l'UGTT.
Cette dernière a fait partie du régime politique de la Tunisie dès
l'indépendance en 1957. Son précédent dirigeant, Habib Hachour, était un
membre dirigeant du parti de Bourguiba, le Neo-Destour. Il avait signé un
contrat social avec le gouvernement et refusé de soutenir les grèves des
mineurs de phosphate, des travailleurs du textile et d'autres sections de la
classe ouvrière en 1977-78. L'armée avait fait cesser ces grèves avec une
immense brutalité.
Lorsque Ben Ali était arrivé au pouvoir en 1987, avec sa « révolution
tranquille, » il avait initialement promis des réformes démocratiques. Mais
au poste de ministre de l'intérieur, il avait supervisé la suppression de
l'opposition sous Bourguiba et avait construit une milice secrète de voyous
et d'informateurs en civil. Pourtant, l'UGTT a maintenu son soutien au
gouvernement et à Ben Ali lors des élections truquées.
Si ce remaniement ne parvient pas à mettre fin aux manifestations,
d'autres plans sont en préparation. Les représentants du gouvernement
tunisien ont déclaré au New York Times qu'ils cherchent une figure de
l'opposition pour négocier et sortir de l'impasse actuelle. Les candidats
pressentis sont les islamistes du Parti Nadha.
Le Financial Times a été le premier à s'entretenir avec Rachid Ghannouchi,
son dirigeant, en exil à Londres. Son adjoint, Ali Larayedh, a été
interviewé par le New York Times et le Daily Telegraph. Mais ni l'un ni
l'autre n'ont joué de rôle dans le soulèvement tunisien.
Il se peut que Washington, et le régime tunisien, aient à se tourner vers
d'autres forces. L'une des plus récemment formée est le Mouvement du 14
janvier, nommé d'après le jour de la fuite de Ben Ali. C'est une alliance
d'organisations nationalistes arabes, y compris le mouvement Baas, et de
parti autoproclamés de gauche, dont le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT).
Sa déclaration de création présente comme une de ses principales tâches
de « préparer l'élection d'une assemblée constituante. » C'est une position
établie de longue date du PCOT, qui déclare que c'est la base de
l'établissement « d'une République réellement démocratique dans laquelle les
gens pourraient bénéficier de la liberté, de l'égalité sociale et de la
dignité nationale. »
Le même appel apparaissait dans un communiqué de 1990 publié par le Front
tunisien de salut national, qui affirmait représenter tous les groupes
d'opposition, y compris le PCOT et Nadha.
LE PCOT est un groupe maoïste et proclame sa loyauté envers Enver Hodja,
ex-dirigeant de l'Albanie, et à l'héritage de Staline. Sa complaisance
historique envers les dictatures anti-ouvrières et anti-socialistes est liée
à sa perspective d'une révolution « en deux étapes, » qui relègue toute
lutte pour le socialisme à un futur lointain et en pratique s'oppose à la
lutte pour le socialisme et subordonne la classe ouvrière à la bourgeoisie
du pays et à l'impérialisme.
Son importance actuelle vient de sa capacité à combler un vide politique
créé par les trahisons et l'effondrement du Parti communiste tunisien
inféodé au Kremlin, fondé en 1934 en tant que branche du Parti communiste
français. Il fut interdit sous la dictature fascisante du régime de Vichy.
Bourguiba l'avait déclaré illégal en 1962, mais l'avait légalisé en 1981.
Il se présentait lui-même comme une organisation nationale-démocratique qui
cherchait à unifier toutes les « classes patriotiques. » En 1988, il avait
signé le Pacte national de Ben Ali. Avec l'effondrement des régimes
staliniens en Europe de l'Est, le parti a répudié toute association avec le
communisme. En 1993, il est devenu le Mouvement Ettajdid (le mouvement pour
le renouveau). Il a un ministre au gouvernement intérim, Ahmed Ibrahim.
Le PCOT a été fondé en 1986, lorsque le régime de Bourguiba est entré
dans la crise qui a fini par mettre Ben Ali au pouvoir en 1987. Les membres
du parti furent arrêtés et emprisonnés et certains d'entre eux sont morts
sous la torture. Son dirigeant, Hamma Hammami, et sa femme, Radhia Nasraoui,
sont devenus des activistes des Droits de l'homme, mondialement connus. Ils
faisaient partie de 17 personnes, surtout des étudiants, arrêtées et jugées
en 2000 pour leur appartenance au PCOT. Hammami faisait partie de ceux qui
ont été arrêtés lorsque le soulèvement actuel a commencé et n'a été libéré
que récemment.
L' «assemblée constituante » proposée par le Mouvement du 14 janvier est
une tromperie. Elle est conçue comme une institution qui ne ferait que
surveiller le gouvernement d'intérim. L'armée et la police, qui ont toutes
deux un long bilan d'attaques contre les travailleurs, resteraient sous le
contrôle du gouvernement constitué de membres de l'ancien régime avec un
léger saupoudrage de nouvelles têtes.
En fait, le rôle de l'armée a toujours été de défendre le régime. Elle
s'est abstenue d'intervenir ouvertement contre le soulèvement parce que son
état-major travaille étroitement avec les États-Unis et que Washington est
toujours en train de tenter d'établir un gouvernement civil.
Le PCOT dépeint régulièrement l'armée en défenseur de la révolution et en
force populaire agissant indépendamment du régime. De cette manière elle
propage les illusions les plus dommageables et ouvre la voie à une défaite
sanglante de la classe ouvrière.
La voie à suivre pour la classe ouvrière et les masses opprimées en
Tunisie et dans tout le monde arabe – et l'unique moyen de garantir les
droits démocratiques et de mettre fin à la pauvreté et au chômage de masse –
est une lutte unifiée pour le pouvoir ouvrier et le socialisme contre la
bourgeoisie du pays et contre l'impérialisme.
(Article original paru le 29 janvier 2011)
Voir aussi :
Notre
couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient