Le gouvernement libyen de Mouammar Kadhafi tente de réprimer violemment
un soulèvement focalisé dans les villes et villages à l’est du pays.
L’organisation basée aux États-Unis Human Rights Watch dit avoir confirmé
173 morts durant les protestations qui ont débuté mardi dernier, mais selon
certains rapports, plus de 500 personnes ont été tuées par les forces du
régime.
Un des fils de Kadhafi, Saif El Islam Kadhafi, a parlé sur la chaîne
d’État vers 1 h ce matin. Il a déclaré, « nous ne sommes pas la Tunisie ni
l’Égypte », a prévenu de la possibilité d'une guerre civile et a menacé de
se « battre jusqu’au dernier moment, jusqu’à la dernière balle ».
Les victimes se trouvent surtout à Benghazi, la deuxième plus grande
ville de la Libye, sur la côte nord-est. Les reportages sont limités en
raison de la censure gouvernementale et des strictes restrictions imposés
aux journalistes. Les diffusions d’Al-Jazira ont été bloquées et Internet a
été presque entièrement coupé.
Les manifestations contre le gouvernement Kadhafi à Benghazi semblent
s’être développées en une insurrection ouverte. Plusieurs personnes dans la
ville qui ont été en mesure de parler aux médias ont décrit la situation
comme ressemblant à une zone de guerre, les forces gouvernementales et
antigouvernementales se livrant des combats de guérilla.
Des résidents ont dit à Al-Jazira qu’ils avaient érigé des barricades
d’ordures et de débris. Une unité militaire aurait joint le soulèvement.
Selon le Wall Street Journal, « Il y avait de nombreux rapports
mentionnant que les manifestants ont saisi des caches d’armes de bases
gouvernementales abandonnées et ont pris l’offensive contre les casernes du
gouvernement. "Les soldats ont fui et les citoyens ont pris leurs armes", a
dit un résident de Benghazi en entrevue téléphonique. "Les citoyens ont
maintenant des lance-roquettes, des Kalachnikovs et des grenades. Je peux
actuellement entendre des balles et des lance-roquettes, et des gens
klaxonner pour célébrer" ».
La Libye est délimitée par la Tunisie à l’ouest et par l’Égypte à l’est.
Mouammar Kadhafi, qui a assidument courtisé l’appui de Washington et des
puissances européennes ces dernières années et qui travaille étroitement
avec d’importantes compagnies pétrolières, est maintenant clairement
déterminé à éviter le destin qui a été réservé aux anciens présidents
tunisien et égyptien Zine El Abidine Ben Ali et Hosni Mubarak en ayant
recourt à la violence et à la provocation d’État afin de maintenir une
emprise fragile sur le pouvoir.
Beaucoup de gens tués à Benghazi et ailleurs n’étaient pas armés et des
femmes et des enfants auraient été parmi eux. Installés sur les toits, les
tireurs d'élite du gouvernement ont fait feu sur les gens. Des chars et des
hélicoptères de combat ont aussi été utilisés contre les manifestants. Un
coordonnateur médical régional à Benghazi a dit à Al-Jazira : « Au moins une
victime a été la cible d'un missile antiaérien, et d’autres corps sont
criblés de balles de mitrailleuses lourdes ».
Un docteur dans un hôpital de Benghazi a aussi dit au réseau
d’information : « C’est un massacre ici. L’armée tire sur tous les
manifestants avec des balles réelles, je l’ai vu de mes propres yeux. Les
forces armées sont partout, même dans l’hôpital où je travaille nous ne
sommes pas en sécurité. Un garçon de 8 ans est mort l’autre jour d’une balle
dans la tête. Qu’est-ce qu’il a fait pour mériter ça? »
Le Wall Street Journal a rapporté que, « Des résidents ont dit que des
loyalistes pro-Khadafi conduisaient des voitures en tirant des grenades et
mitraillaient tout le monde dans les rues. »
Beaucoup de ses armes ont été exportées en Tunisie par la Grande-Bretagne
et la France. Samedi, le gouvernement britannique et le premier ministre
David Cameron ont suspendu huit permis pour d’autres exportations d’armes en
Lybie, ainsi que 24 permis concernant des contrats avec le gouvernement
bahreïnien. Le journal The Independant a rapporté que, depuis qu’il a pris
le pouvoir en mai, le gouvernement Cameron a délivré des permis pour les
compagnies britanniques afin qu’elles fournissent le régime de Khadafi en
« gaz lacrymogène, en munitions d'armes de poing, en véhicules militaires et
en équipement thermographique ».
Plusieurs sources ont affirmé que l’armée avait tiré dans des foules de
personnes en deuil assistant aux funérailles de ceux tués plus tôt par les
forces du gouvernement.
Les manifestants ont aussi allégué que plusieurs de ces forces sont des
mercenaires étrangers provenant du Tchad, de la Tunisie et d’autres pays
d’Afrique. Fatih, une sans-emploi de 26 ans qui réside à Benghazi, a dit à
Al-Jazira que plusieurs des personnes étrangères composant les forces de
sécurité ne parlaient que français, et non arabe, « ce qui fait qu'il est
impossible de les raisonner ». Elle ajouta : « Ils ne posent aucune question
– ils tirent à balle réelle. Des innocents sont victimes de tout cela. Ils
sont tués seulement pour être restés à la maison. Les forces de sécurité
fouillent toutes les maisons à la recherche d'armes. »
Des batailles ont été rapportées dans d’autres villes et villages à l’est
du pays. À Al Bayda, une ville d’environ 200 000 personnes près de la
frontière égyptienne, des résidents ont dit que la police locale s’est
jointe aux forces antigouvernementales et ont attaqué la deuxième brigade
militaire, forçant les soldats à retraiter aux abords de la ville. À
Ajdabiya, une ville située à 160 kilomètres au sud de Benghazi, Al-Jazira a
rapporté que les protestataires ont annoncé que cette ville était « libre »
après avoir rasé les quartiers généraux du Comité révolutionnaire de Khadafi
et quatorze autres édifices gouvernementaux.
Les troubles se sont propagés de l’est vers la capitale Tripoli, ainsi
que d’autres centres urbains situés dans l’ouest du pays. Tard la nuit
dernière, jusqu’à 2000 protestataires ont défié la répression du
gouvernement et se sont rassemblés à Tripoli. Ils auraient brûlé un portrait
de Khadafi et scandé des slogans antigouvernementaux.
Le New York Times a rapporté : « De jeunes hommes se sont armés de
chaînes à leurs poings, de barres d’acier et de machettes. La police avait
retraité de certains quartiers et des protestataires ont été vus armés de
bâtons de police, de casques et de fusils réquisitionnés à l’escouade
antiémeute. Les protestataires ont mis le feu à des poubelles, bloquant des
routes dans certains quartiers. Tôt dans la soirée, le bruit et l'odeur des
coups de feu enveloppaient la partie centrale de la ville. Vers minuit, le
pillage avait commencé. »
Dans la ville de Zentan, au sud-ouest de Tripoli, l’AFP a rapporté que
plusieurs édifices gouvernementaux avaient été brûlés lors d’affrontements.
Tard dimanche, la direction de la tribu Warfala, une des plus importantes
parmi la population libyenne de 6,4 millions, a déclaré qu’il joignait le
mouvement contre Khadafi. La tribu Touareg, composée de 500 000 personnes,
s’est aussi positionnée contre le gouvernement. Selon Al-Jazira : « Des
protestataires à Ghat et Ubary, domicile des clans Touaregs libyens,
attaqueraient présentement des édifices gouvernementaux et des postes de
police. »
La crise du gouvernement provoque l'émergence de divisions au sein de
l'élite dirigeante. Hier, deux diplomates de Khadafi ont exprimé leur
opposition au régime. L'ambassadeur de Libye en Chine, Hussein Sadiq Al
Musrati, a annoncé sa démission sur la chaîne arabe d'Al-Jazira. Il a appelé
l'armée à intervenir. Le représentant de la Ligue arabe de Libye au Caire,
Abdel-Monem Al-Houni, a affirmé qu'il avait « quitté ses fonctions et joint
la révolution populaire ».
Inspirés par les révolutions en Tunisie et en Égypte, les travailleurs et
étudiants libyens sont motivés par les mêmes problèmes sociaux et
économiques qui affectent l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Le taux de
chômage en Libye atteindrait les 30 pour cent et une pauvreté accablante est
généralisée, malgré l'immense richesse pétrolière du pays. Cependant, le
rôle précis des doléances sociales de la classe ouvrière et des citadins
pauvres est difficile à établir dans ces manifestations.
Au sein du mouvement, particulièrement à l'est, plusieurs directions
tribales cherchent à accaparer une plus grande part des redevances du
pétrole. Le Wall Street Journal a rapporté hier: « La moitié est du pays,
dont le centre est Benghazi, est connue depuis longtemps pour sa résistance
aux étrangers et ses conflits avec le gouvernement de M. Khadafi à Tripoli.
Depuis qu'il a pris le pouvoir par un coup d'État en 1969, M. Khadafi a
écarté les tribus de la région en faveur de sa propre tribu Qatatfa dans la
lutte pour les postes clés du gouvernement. Bien qu'une grande partie des
réserves pétrolières se trouve à l'est, ce territoire bénéficie peu, de
façon disproportionnée, des investissements et des ressources de l'État.
Shaikh Faraj Al Zuway, chef de la tribu Al-Zuwayya à l'est de la Libye, a
dit à Al-Jazira que si le gouvernement ne mettait pas fin à sa violence,
« Nous allons interrompre les exportations de pétrole vers les pays
occidentaux en moins de 24 heures. »
Dans son discours télévisé de ce matin, Seif al-Islam Khadafi a tenté de
défendre la position du gouvernement en alimentant les craintes quant au
danger d'une guerre civile et de divisions séparatistes. « Il y a un complot
contre la Libye », a-t-il déclaré. « Des gens veulent créer un gouvernement
à Benghazi et d'autres veulent un émirat islamique à Bayda. Tous ces gens
ont leur complot... Le pays va être divisé comme la Corée du Nord et du Sud
et une clôture va nous séparer. Il faudra attendre des mois pour avoir un
visa. »
Les remarques de Khadafi montrent que l'emprise du régime sur le pouvoir
est de plus en plus faible. Le fils du dictateur a reconnu que l'armée avait
tué des citoyens — il a accusé les soldats d'être inexpérimentés dans la
gestion des « révoltes » — et que des manifestants s'étaient armés. Il a
tenté de rejeter la responsabilité des troubles sur les exilés libyens en
Europe et aux États-Unis, qui « veulent que nous nous entretuions pour venir
ensuite gouverner, comme en Irak ». Cependant, il a aussi fait des
concessions telles que de nouvelles lois dans les médias, une constitution
revue, et même un « nouvel hymne national et un nouveau drapeau ». Afin de
désamorcer l'opposition dans la classe ouvrière, Khadafi a promis de hausser
les salaires.
(Article original anglais paru le 21 février 2011)