Défense calculée et cruelle du régime égyptien par Obama
Par Bill Van Auken
10 février 2011
La politique cynique et réactionnaire du gouvernement Obama à l’égard de
l’Egypte a été fortement louée lundi par le chroniqueur conservateur du New
York Times, Ross Douthat. Sous le titre « Obama le réaliste, » la rubrique
de Douthat a manifestement défendu Obama contre des critiques de droite.
« Sur presque tous les fronts anti-terroristes, de la politique des
prisonniers aux frappes des drones, le gouvernement est en train
de…maintenir ou même d’étendre les pouvoirs que George W. Bush avait
réclamés après le 11 septembre, » dit l’article.
Faisant remarquer que l’ensemble de l’approche du gouvernement « aux
affaires internationales ressemble à une continuation de la phase
Condoleezza Rice-Robert Gates du gouvernement Bush, » Douthat ajoute d’un
air approbateur que « la réaction d’Obama à la crise égyptienne cristallise
l’ensemble de sa vision en matière de politique étrangère. »
Rejetant les critiques telles celles de Fox News, il a ajouté : « Il est
évident que le vrai but du gouvernement est de se débarrasser de Moubarak
tout en gardant aux commandes les subordonnés militaires du dictateur. Si la
Maison Blanche d’Obama peut agir à sa guise, toute ouverture démocratique
sera soigneusement orchestrée par un initié comme Omar Suleiman, ancien
général et chef du renseignement égyptien qui est bien connu à Washington
pour sa coopération avec le programme américain des restitutions (rendition)
de la CIA. Il ne s’agit pas ici des indécisions d'un pacifiste faible
d'esprit. Il s’agit de realpolitik (politique réaliste) impitoyable. »
Ces remarques sont absolument correctes. Qu'est-ce qui explique la
politique du gouvernement Obama ?
Les émeutes qui se sont emparées du Caire, d’Alexandrie, de Suez et de
villes plus petites dans ce vieux pays de 80 millions d’habitants, ne font
pas partie d’une quelconque « révolution » colorée suivant un code,
coordonnée entre Washington et des couches sociales privilégiées afin
d’évincer un régime qui n’est plus en phase avec la politique et les
intérêts américains.
Au contraire, le soulèvement égyptien est dominé par la classe ouvrière
et ses revendications pour mettre fin au chômage de masse, à la pauvreté
omniprésente et aux niveaux d’inégalité sociale grotesques qui sont
caractéristiques de l’Egypte d’aujourd’hui. Ce soulèvement a profondément
secoué l’Etat, vassal de longue date, le plus apprécié de Washington dans la
région géo-stratégiquement cruciale du Moyen Orient.
Certains médias ont décrit le gouvernement Obama comme ne sachant trop
que faire par rapport aux événements en Egypte, sa politique étant
soi-disant caractérisée par des « messages mitigés » et donnant l'apparence
d'être « dépassé. »
Le gouvernement est passé de la description, par la secrétaire d’Etat
américaine Hillary Clinton, du régime de Moubarak comme étant stable, aux
louanges du vice-président Joe Biden à l’égard du dictateur, jusqu’aux
déclarations de solidarité d’Obama avec les manifestants, à peine quelques
jours plus tard, et à des appels lancés en faveur d’une « transition
ordonnée » et immédiate qui a été largement interprétée par les médias comme
un appel à la démission de Moubarak. S’en est suivie une déclaration de la
part du porte-parole de la Maison Blanche que le moment de cette transition
était « plus qu'urgent. »
Puis, durant le week-end, a paru la déclaration publique de Frank Wisner,
ancien ambassadeur au Caire désigné par le gouvernement Obama pour lui
servir d'envoyé spécial auprès de Moubarak.
S’exprimant devant la conférence de sécurité à Munich, Wisner a déclaré,
« le président Moubarak reste très important pour les jours qui viennent
tandis que nous cherchons notre chemin vers l'avenir. » Il a ajouté que le
dictateur « doit rester au pouvoir afin de conduire ces changements à bonne
fin. »
Le Département d’Etat a immédiatement répondu que Wisner avait parlé en
son nom propre et sans avoir obtenu auparavant pour ses remarques
l’assentiment du gouvernement américain. Bien qu’offusqué par l’audace de
Wisner de dire publiquement ce que le gouvernement – derrière son verbiage
factice sur la démocratie – est réellement en train de faire, nul n’a
contesté la déclaration de Wisner. Le porte-parole de la Maison Blanche,
Robert Gibbs, a trouvé un moyen quelque peu plus élégant pour répéter les
vues de Wisner en disant que c’était une question « de processus et non de
personnalité »
L’ajustement des différentes fluctuations enregistrées dans les
déclarations gouvernementales représente les intérêts fondamentaux de
l’élite financière américaine et de son appareil d’Etat qui sont engagés à
faire que l’Egypte demeure le rempart clé de la répression et de la réaction
partout au Moyen Orient.
Le choix du gouvernement en la personne de Wisner comme envoyé spécial
n’était pas une erreur. C’est l’homme qui incarne la préoccupation profonde
de l’impérialisme américain pour le sort du régime Moubarak. Wisner était un
ambassadeur américain et il est devenu un acteur clé dans la société de
lobbying Patton Boggs [cabinet d’avocats] liée au Parti démocrate et qui
compte Moubarak et le régime égyptien parmi ses plus gros clients.
Parmi les services rendus par la firme, il y a le fait d’aplanir toute
difficulté survenant dans l’aide militaire américaine de 1,3 milliard de
dollars qui est octroyée tous les ans au régime égyptien. Ces sommes énormes
ne sont pas uniquement acheminées dans les poches de militaires égyptiens
haut gradés et dans les comptes en banque de Moubarak qui se chiffrent à
plusieurs millions de dollars. Sur les 60 milliards de dollars d’aide
américaine totale fournie depuis l’arrivée au pouvoir de Moubarak il y a 30
ans, la moitié a été attribuée à d’importants entrepreneurs américains qui
sont tributaires de l’aide – arrivant au second rang après celle versée à
Israël – pour le financement d’une part substantielle de leurs profits.
C’est ainsi que le géant de l’aéronautique Lockheed-Martin s’est vu
attribuer l’année dernière un contrat de 213 millions de dollars pour
fournir 20 avions de chasse F-16 à la force aérienne égyptienne. Raytheon a
bénéficié de 26 millions de dollars pour fournir des missiles Stinger à
l’Egypte. Boeing a reçu l’année dernière 22,5 millions de dollars pour
construire des hélicoptères Apache destinés à l’armée égyptienne. La liste
des entreprises, certaines très connues et d'autres uniquement connues au
sein du complexe militaro-industriel, est sans fin.
L'objectif du gouvernement Obama en Egypte forme un tout avec les
intérêts de profit de ces groupes géants basés aux Etats-Unis. Il est
déterminé à maintenir au pouvoir un régime dominé par l’armée égyptienne et
servile aux intérêts des Etats-Unis et d’Israël.
A cet effet, le gouvernement Obama porte de plus en plus son attention
sur l’homme que Moubarak a récemment nommé comme son vice-président, Omar
Suleiman, chef de longue date du service de renseignement militaire.
Suleiman a gagné la confiance de Washington en mettant ses services de
tortionnaire expérimenté à la disposition du programme de « restitution
extraordinaire » inauguré par la CIA d’abord sous le gouvernement Clinton
puis considérablement élargi sous celui de Bush.
Hillary Clinton a clairement fait comprendre au cours du week-end et
durant sa visite à Munich que le gouvernement soutenait Suleiman comme
organisateur de la « transition ordonnée. » Elle a exprimé des inquiétudes
quant à un rapport – qui s'est révélé par la suite être faux – concernant
une tentative d’assassinat de Suleiman et des affirmations d’attentat à la
bombe contre un oléoduc dans le Sinaï. Les implications étaient claires : la
« transition démocratique » de l’Egypte requiert la main ferme d’un chef de
la police secrète sans état d’âme quand il s'agit de tuer et de torturer.
Cette realpolitik impitoyable et de sang-froid saluée dans le New York
Times signifiera inévitablement un bain de sang réel dans les rues du Caire
et dans d’autres villes égyptiennes lorsque les travailleurs et la jeunesse
s’opposeront à cette tentative soutenue par les Etats-Unis de maintenir un
régime corrompu et répressif.
Qu’une telle politique soit ouvertement défendue dans les pages du Times
et par les médias et l’establishment politique en général n’est pas
seulement la preuve du caractère criminel et réactionnaire de la politique
étrangère américaine. Cela est symptomatique de l’absence de toute formation
qui défende les droits démocratiques au sein de l’élite dirigeante
américaine.
Siégeant à la tête d’un pays, qui en termes de coefficient de Gini,
indice de la distribution des revenus, est significativement plus inégal que
l’Egypte, les pharaons milliardaires de Wall Street haïssent instinctivement
le soulèvement de masse des travailleurs égyptiens, craignant que les
conditions de chômage de masse, de pauvreté grandissante, d’inégalité
sociale et un gouvernement totalement indifférent aux intérêts et aux
revendications de la population ne déclenchent des soulèvement similaires
aux Etats-Unis aussi.
(Article original paru le 8 février 2011)
Voir aussi:
Notre
couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient