La protestation de vendredi, appelée « Jour du départ », a été une
démonstration de l'opposition massive au régime de Moubarak. Plus d'un
million de personnes sont descendues dans les rues du Caire, des centaines
de milliers affluant vers la Place Tahrir, au mépris des gros bras du
gouvernement, des cordons militaires et du couvre-feu.
Après deux jours d'attaques orchestrées par l'Etat et qui ont coûté la
vie à dix personnes au moins et ont blessé près de mille autres, les
manifestants s'étaient bien organisés. Ceux qui arrivaient apportaient de la
nourriture et des médicaments à ceux qui campent en permanence sur la place.
Des médicaments ont été distribués dans les hôpitaux de fortune . Du
personnel de sécurité désigné fouillait ceux qui arrivaient pour s'assurer
qu'il ne s'agissait pas d'infiltrés.
La manifestation de Tahrir a été calme mais ailleurs au Caire, il y a eu
des heurts entre les manifestants et des voyous pro-Moubarak. Les pires
échauffourées se sont produites dans les rues alentours et non loin de la
place Talaat Harb. Il y a eu des coups de feu. Les gens se sont battus avec
des barres de fer.
CNN a rapporté que ce sont les manifestants qui ont eu le dessus: « Après
des heures d'échauffourées, les rebelles avaient fait une avancée vers
l'est, érigeant des barricades et des postes de contrôle autour des
imposants bâtiments de pierre du dix-neuvième siècle qui entourent la place
Talaat Harb. Vers 19 heures, les militants de l'opposition s'étaient aussi
emparés de plusieurs pâtés de bâtiments s'enfonçant plus avant dans la ville
et à quelque distance de Talaat Harb. »
Les revendications de manifestants en colère exigeant que Moubarak quitte
le pouvoir allaient de pair avec des appels à ce que son régime aussi parte.
Les slogans reflétaient aussi l'idée bien comprise que Moubarak ne se
maintient au pouvoir que grâce à Washington: « Condoleezza, Condoleezza, va
chercher un visa à Moubarak, » ou encore « Hillary, Hillary, emmène Moubarak
à la distillerie. »
Dans la deuxième ville du pays, Alexandrie, la journaliste britannique
Lindsey Hilsum de Channel 4 a fait état de « centaines de milliers » de
personnes dans les rues. « Les manifestants anti-gouvernement défilent
encore nombreux sous nos fenêtres en Alexandrie et je ne vois pas la queue
de la manifestation, » écrit-elle. Al-Jazeera a rapporté que des chrétiens
avaient formé un cordon de sécurité autour de musulmans agenouillés pour la
prière du vendredi. Avec la police armée cherchant à éloigner les reporters,
un policier en civil a été vu traîné par des manifestants, battu puis emmené
dans une voiture. Il y avait des tanks et les soldats partout.
Plus de 100 000 manifestants se sont rassemblés à Damanhour, à 150 km au
nord ouest du Caire et plus de 100 000 à Mansoura. Des dizaines de milliers
se sont rassemblés à Suez.
Bien que l'armée et la police n'aient pas bougé ouvertement à Tahrir,
l'Etat continue de prendre des mesures contre ses opposants, les militants
des droits civiques et les journalistes.
Hamish MacDonald de la chaîne australienne Ten Network a dit, « Je viens
d'être capturé par l'armée derrière le bâtiment de la télévision égyptienne.
Les prisonniers sont ligotés avec des câbles et se prennent des coups de
taser. »
Rosa Navarro, une Américaine arrêtée et détenue une nuit durant au
quartier général du Renseignement a dit qu'on « l'avait laissée les yeux
bandés, assise avec 50 ou 60 autres occidentaux qui avaient été arrêtés
alors qu'ils attendaient le bus, ou un taxi ou simplement marchaient dans la
rue. »
Peter Beaumont et Jack Shenker du quotidien britannique The Guardian ont
été interrogés par l'armée égyptienne et menacés par « des miliciens
brandissant des machettes. » Une force de sécurité accompagnée par un
« groupe de voyous » a fait irruption dans les bureaux du site internet des
Frères musulmans.
Quelque 5 000 personnes ont été blessées ces dix derniers jours, a dit le
ministre égyptien de la Santé au réseau Al-Arabya. Jamal Moheb, médecin qui
soigne les blessés a dit des événements de jeudi dernier, « Nous avons des
blessures infligées par des armes à feu. Des balles de 6 mm et 9 mm ont été
utilisées. Les gens ici ont encore des balles dans le corps. »
Les Etats-Unis et l'Union européenne s'inquiètent de plus en plus que le
régime de Moubarak ne risque de perdre le contrôle de la situation. Selon le
New York times Washington aurait été en pourparlers intenses, exhortant
Moubarak à quitter le pouvoir. Mais le président Barak Obama, interviewé aux
côtés du premier ministre canadien s'est adonné à des contorsions verbales
pour éviter de lancer un tel appel. Il a dit qu'il fallait un processus de
« transition bien ordonnée » qui « commence maintenant. »
Quand on lui a demandé si Mubararak devait partir, Obama a dit qu'il lui
avait dit que « revenir à des pratiques antérieures ne marchera pas...
L'unique chose qui marchera c'est de procéder à un processus de transition
ordonnée. »
Cette proposition américaine est une mesure purement cosmétique, ayant
pour but de sauver le régime de Moubarak de la colère populaire. Les Etats
Unis auraient suggéré que le vice président Omar Suleiman forme un régime
d'intérim, et le dirige avec trois hommes et qui inclurait probablement un
représentant de l'opposition acceptable aux yeux des Etats-Unis. Suleiman
est le dirigeant des renseignements et de l'appareil de sécurité égyptiens.
Ce sont ses sous-fifres qui sont en train de terroriser, rouer de coups et
tuer les opposants au régime. Un gouvernement de « transition » conduit par
lui serait une junte militaire à peine déguisée, serait autrement dit la
continuation de ce qui existe aujourd'hui et dont des millions de personnes
ne veulent plus.
Si les manifestants se démobilisaient sur la base de la mise en place
d'un tel régime, alors Suleiman lancerait tout simplement la répression,
arrêtant les dirigeants identifiés du mouvement, brutalisant des milliers de
plus et tuant ou faisant « disparaître » ceux qu'il craint le plus. C'est
ainsi qu'un tel régime préparerait l'élection présidentielle.
On a pu se faire une petite idée de la nature des discussions de
Washington avec les Egyptiens par les paroles du chef de l'armée américaine,
le général Mike Mullen, chef de l'Etat major. Interviewé dans « The Daily
Show with Jon Stewart, » il a dit, « l'un de mes objectifs majeurs en ce
moment précis c'est de m'assurer que les lignes de communication restent
ouvertes, j'ai parlé avec mon homologue deux fois. Et aussi que notre armée
soit prête, au cas où il serait nécessaire d'une manière ou d'une autre de
réagir ou d'apporter notre soutien. »
On ne peut trouver de promesse plus claire d'aide américaine au cas où la
répression en Egypte s'avèrerait nécessaire.
Le Conseil européen, réunion au sommet des dirigeants de l'Union
européenne, a appelé dans les termes les plus vagues les autorités
égyptiennes à « des réformes politiques et non la répression... Toutes les
parties doivent faire preuve de retenue et éviter de nouvelles violences et
commencer une transition ordonnée vers un gouvernement élargi... Le Conseil
européen a souligné que ce processus de transition doit commencer
maintenant. »
Une fois de plus, il n'y a pas eu d'appel au départ de Murabak et il n'y
a pas d'accord pour un tel appel. Le premier ministre britannique David
Cameron prenant exemple sur la ligne plus dure adoptée par Washington a
déclaré que le gouvernement égyptien n'avait pas satisfait les
« aspirations » de son peuple à une transition « crédible. » Mais le
dirigeant italien Silvio Berlusconi a fait l'éloge de Moubarak et dit qu'il
devrait rester au pouvoir jusqu'aux élections qui se tiendront en septembre.
« J'espère qu'en Egypte il peut y avoir une transition vers un système
plus démocratique sans rupture avec le président Moubarak qui, en occident
et surtout aux Etats-Unis, est considéré comme un homme d'une grande sagesse
et une référence, » a-t-il dit.
Lady Ashton, pair travailliste et chef de la politique étrangère de l'UE,
a été interviewée par Al-Jazeera. Elle a déclaré que ce qui « semble se
produire » c'est que Moubarak « se rapproche de quelque chose qui ressemble
à un dialogue national. »
Lorsqu'on lui a demandé si Moubarak devrait quitter le pouvoir
maintenant, elle a dit: « C'est au peuple et au gouvernement égyptiens
d'avancer ensemble. » Il est nécessaire de « mettre en place un plan », ce
dont elle a discuté avec Suleiman.
Les efforts entrepris par Washington pour persuader Moubarak de laisser
la place à Suleiman ont été jusqu'ici entravés par la ligne dure du
gouvernement égyptien. Suleiman a insisté jeudi pour que Moubarak reste à
son poste. Le premier ministre Ahmed Shafiq a déclaré, « Je ne pense pas
qu'un président après 30 ans... après toutes ces années de service public...
ces cinq mois ne vont pas changer grand chose. »Le ministre des Finances
Ahmed Abdul Gheit a déclaré que « des forces extérieures ne peuvent dicter
la transition du pouvoir » et que Moubarak restera au pouvoir pour le
moment. Le dirigeant du parti de Moubarak, le Parti démocrate national, Dr
Ibrahim Kemal a critiqué de tels appels à quitter le pouvoir, les qualifiant
de trahison et de conspiration contre le peuple égyptien.
Ce n'est pas la loyauté personnelle qui motive les acolytes de Moubarak.
Ils craignent que si Moubarak tombe, cela poussera les masses de
travailleurs et de jeunes à exiger que leur tête aussi tombe.
Ceux qui sont censés être à la direction du mouvement d'opposition
craignent tout autant le « chaos » contre lequel Moubarak a mis et garde et
qui selon lui risque de se produire s'il quitte le pouvoir. Mais ils
proposent leurs services pour stabiliser la situation sous un régime
post-Moubarak quel qu'il soit. Le favori de l'occident, Mohamed ElBaradei, a
dit à des reporters qu'il devrait y avoir une transition d'un an vers la
démocratie sous une constitution provisoire, avec un conseil présidentiel de
plusieurs personnes, dont un représentant de l'armée. Il a nié les
reportages disant qu'il ne se présenterait pas à la présidentielle.
Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, est une autre
personnalité suggérée par les médias comme quelqu'un avec qui le
gouvernement pourrait négocier en tant que représentant de l'
« opposition. » C'est hier que Moussa a fait sa première apparition dans des
manifestations anti-gouvernement. Il a dit qu'il s'attendait à ce que
Murabak reste au pouvoir jusqu'à la fin de son mandat en septembre. Il a
ajouté qu'il serait impossible d'organiser de nouvelles élections
rapidement. A la question de savoir s'il envisagerait un rôle dans un
gouvernement de transition et s'il serait candidat à la présidence, il a
répondu, « Pourquoi dire non? »
Les Frères musulmans ont été obligés d'intensifier leur rhétorique
d'opposition, mais se donnent beaucoup de mal pour rassurer le régime
militaire et Washington qu'ils ne représentent pas une menace. Les Frères
musulmans ont dit qu'ils ne présenteraient pas de candidat à la
présidentielle, ni ne brigueraient de postes ministériels dans un nouveau
cabinet.