Contre la "transition" sous contrôle américain en Égypte
Par Patrick Martin
7 février 2011
Le mouvement de masse des travailleurs égyptiens contre la dictature de
Moubarak doit s'opposer et refuser l'initiative du gouvernement américain de
remplacer Moubarak par un gouvernement de "transition" dominé par les
militaires. Cette manœuvre vise à sauvegarder les intérêts de l'impérialisme
et de l'élite dirigeante égyptienne, et à faire capoter la révolution
égyptienne.
Le président Obama a saisi l'occasion de faire son appel le plus clair à
Moubarak pour qu'il « prenne la bonne décision » afin de résoudre la crise
en Égypte, lors d'une conférence de presse conjointe avec le premier
ministre canadien Stephen Harpen, vendredi.
Le vice-président Joseph Biden a téléphoné au vice-président égyptien
Omar Suleiman, chef de longue date des services secrets qui est actuellement
le favori de Washington pour devenir le successeur immédiat de Moubarak.
D'après une déclaration de la Maison Blanche, Biden a insisté auprès de
Suleiman pour que « Des négociations crédibles, et larges, commencent
immédiatement afin que l"Égypte évolue vers un gouvernement démocratique qui
réponde aux aspirations du peuple égyptien. »
Le gouvernement Obama envisage un régime s'appuyant sur l'armée et dirigé
par Suleiman, le Maréchal Mohamed Tantawi, le ministre de la défense, et
d'autres collaborateurs directs de Moubarak, avec l'ajout de représentants
de l'opposition bourgeoisie égyptienne, corrompue et vénale – des gens comme
Mohammed ElBaradei, ex-dirigeant du programme d'inspection nucléaire des
Nations unies, Amr Moussa, secrétaire de la Ligue arabe, ou des gens issus
du Parti Wafd, porte-parole du grand patronat.
Des porte-parole du ministère des Affaires étrangères ont également
suggéré d'accorder un rôle aux Frères musulmans, le parti bourgeois
islamiste qui fut longtemps interdit en Égypte, mais dont les candidats, se
présentant comme indépendants, ont obtenu 20 pour cent des sièges aux
législatives de 2005. Après des années de recours à la « menace » du
fondamentalisme islamique pour justifier le soutien au régime de Moubarak,
Washington a décidé de cultiver les islamistes pour servir de rempart contre
le principal danger – la révolution sociale.
Dans une analyse publiée en novembre 2007, le New York Times avait
anticipé ce genre de manipulation de la succession de Moubarak. L'article
notait : « M. Moubarak n'a pas toujours été un allié parfait, mais les
représentants américains disent qu'il est d'une valeur inestimable pour sa
perspective historique et l'importance qu'il accorde à la relation avec les
États-Unis et à la paix avec Israël. Un officiel américain a dit que ce
qu'ils espèrent c'est que le remplaçant de Moubarak serait quelqu'un qui
maintienne la même évaluation historique de la paix et des relations avec
Washington. » En d'autres termes, le successeur de Moubarak devra être,
comme lui, une marionnette des Américains.
Un gouvernement dirigé par Suleiman aurait à sa tête un criminel endurci.
Le vice-président égyptien – nommé à ce poste seulement la semaine dernière
par Moubarak – est plus connu pour sa fonction de chef de l'appareil de
sécurité notoirement brutal du pays. Il est directement responsable de la
torture de milliers de prisonniers politiques, un rôle pour lequel il a été
tout spécialement apprécié par la CIA, qui a régulièrement envoyé des
prisonniers en Égypte pour des traitements qui ne pourraient pas être
infligés à Guantanamo ou dans le réseau de prisons secrètes directement sous
la responsabilité de cette agence.
Le journaliste Robert Fisk a décrit Suleiman en termes acides comme « le
principal négociateur de Moubarak avec Israël, et son premier conseiller en
matière de renseignements, un homme de 75 ans ayant à son actif des années
de visites à Tel-Aviv et Jérusalem et quatre crises cardiaques. » C'est sous
sa direction que Gaza a été soumis à un blocus systématique et affamé ces
quatre dernières années, depuis l'arrivée au pouvoir du Hamas dans ce
territoire. Suleiman est un confident du régime Israélien, l'Égyptien le
plus apprécié du Mossad et de l'armée israélienne.
Suleiman et l'armée disposeraient d'une feuille de vigne civile en la
personne d'ElBaradei et d'autres comme lui, qui sont tout aussi hostiles au
mouvement révolutionnaire des rues du Caire, d'Alexandrie et d'autres
villes. ElBaradei s'est prononcé pour le report des élections au-delà de la
date de septembre fixée par Moubarak. Il propose en attendant qu'un conseil
dirigeant de trois membres (a priori, lui-même, Suleiman et un officier de
haut rang) soit au pouvoir pour au moins un an pendant que le système
électoral sera "réformé". »
La tâche principale d'un tel régime de transition serait de faire
miroiter au mouvement populaire contre Moubarak des illusions de réformes,
puis de disperser les manifestations de masse, y compris en supprimant
physiquement tous ceux qui refusent avec raison d'accepter une telle
transition négociée par les États-Unis à la place d'un développement
authentiquement démocratique.
Dans ce contexte, les paroles d'Obama vendredi ont une connotation
sinistre. Il a réaffirmé des déclarations antérieures selon lesquelles le
gouvernement américain s'oppose à l'usage de la violence que ce soit par le
gouvernement ou les manifestants – comme s'il y avait une égalité entre une
dictature militaire brutale, armée jusqu'aux dents, et ayant une longue
expérience de la torture et du meurtre, et les masses égyptiennes, qui se
sont défendues victorieusement sur la place Tahrir à mains nues et par la
seule force du nombre.
Si Moubarak est remplacé par un régime de transition s'appuyant sur
l'armée, le gouvernement Obama et les médias américains se rangeront
derrière le nouveau dirigeant, accuseront l'opposition populaire de
"terrorisme" et soutiendront les mesures de répression étatique les plus
sanglantes.
Loin de représenter une concession aux demandes démocratiques des masses,
un tel régime représenterait un obstacle minutieusement construit. Il
cimenterait le rôle de l'Égypte comme serviteur de l'impérialisme américain,
collaborateur d'Israël, et ennemi du peuple Palestinien et des masses
opprimées même d'Égypte.
Le régime de Moubarak n'est pas simplement le produit d'un dictateur
criminel et de sa coterie de voyous. Il est, plutôt l'instrument de la
classe dirigeante d'Égypte et de ses protecteurs impérialistes. Ce régime
est issu de l'incapacité de la bourgeoisie égyptienne à répondre aux besoins
sociaux des masses et à accomplir les tâches de base de la révolution
démocratique. Cela implique plus que des formalités électorales – qui sont
abondantes en Égypte – mais la libération du pays de l'emprise de
l'impérialisme, des marionnettes égyptiennes du capital étranger et du
pouvoir des propriétaires terriens semi-féodaux qui dominent toujours les
campagnes.
Le cours des événements en Égypte a déjà apporté une confirmation
puissante à la théorie de la révolution permanente, avancée par Léon Trotsky
et défendue par le Comité international de la Quatrième Internationale. Un
siècle d'expériences politiques amères a prouvé qu'aucune section de la
bourgeoisie nationale ne peut jouer un rôle progressiste. Seule la classe
ouvrière, mobilisant derrière elle les masses des pauvres des campagnes, et
défendant un programme socialiste, peut montrer la voie en avant.
Les divisions de classe en Égypte constituent la réalité dominante de la
vie sociale et politique. En particulier au cours des deux décennies passées,
une classe ouvrière puissante et brutalement opprimée s'est développée en
Égypte, engageant une série de batailles militantes et sanglantes avec ce
régime policier.
Un gouffre social infranchissable sépare les travailleurs de l'industrie
et les fellahin appauvris, de l'élite privilégiée et de ses représentants
politiques, de Moubarak et Suleiman à ElBaradei et aux Frères musulmans. Ces
divisions se sont déjà manifestées dans la formation spontanée de comités de
quartiers – dans les zones ouvrières, pour s'opposer aux attaques des voyous
de Moubarak et dans les quelques communautés gardées de la bourgeoisie, pour
se protéger contre la menace de la "populace".
La nécessité la plus urgente est que les travailleurs s'auto-organisent,
indépendamment de tous les agents politiques de la bourgeoisie. Cela
signifie qu'il faut construire des assemblées d'usines et de quartiers,
l'équivalent égyptien des soviets, pour mobiliser le vaste pouvoir social
des masses opprimées.
Dans cette lutte, la nécessité la plus urgente est de créer la direction
politique qui donnera une orientation révolutionnaire au mouvement des
masses, et le dirigera vers la prise du pouvoir et la réorganisation de la
société selon des principes socialistes.
(Article original paru le 5 février 2011)
Voir aussi:
Notre
couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient