La révolution égyptienne
Par David North
2 février 2011
Alors que les manifestations des masses, les occupations d'usines et les
appels à une grève générale illimitée se multiplient contre le Président
Hosni Moubarak, la classe ouvrière émerge comme la force motrice de la
révolution égyptienne. Même si les informations ne parviennent qu'au
compte-goutte, il est clair que les grèves et les manifestations embrasent
toutes les villes de ce pays de 80 millions d'habitants.
La démonstration de l'immense puissance sociale de la classe ouvrière
fait trembler la classe dirigeante et ses porte-parole dans les grands
médias. Pendant que le New York Times s'inquiétait de ce que les
manifestations ne deviennent « une guerre ouverte entre classes, » CNN
expliquait l'effondrement du prix des actions des compagnies pétrolières
ayant des investissements en Égypte par la crainte qu'« un nouveau
gouvernement puisse exproprier leurs concessions. »
L'aristocratie financière, cependant, craint bien plus que la perte d'un
champ pétrolifère – ou même d'une voie maritime aussi importante pour le
commerce international que le Canal de Suez. Des questions politiques plus
fondamentales sont en jeu.
La révolution égyptienne porte un coup dévastateur au triomphalisme pro-capitaliste
qui avait suivi à la liquidation de l'URSS par la bureaucratie soviétique en
1991. La lutte des classes, le socialisme et le marxisme avaient été mis au
rebut du monde moderne. « L'Histoire » - telle que « L'histoire de toute
société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes. »
(Karl Marx et Friedrich Engels) - était finie. Par conséquent, les seules
révolutions concevables dans les médias étaient celles qui étaient «
coloriées » à l'avance selon un code, qui suivaient le scénario politique
établi par le ministère des affaires étrangères américain et mis en pratique
par les sections pro-capitalistes de plus en plus nombreuses de la société.
Ce scénario complaisant et réactionnaire a été totalement démenti en
Tunisie et en Égypte. L'Histoire est de retour et pour de bon. Ce qui se
déroule actuellement au Caire et dans toute l'Égypte, c'est une révolution,
une vraie. « Le trait le plus incontestable de la Révolution, c'est
l'intervention directe des masses dans les événements, » a écrit Léon
Trotsky, le plus grand spécialiste de la question. Cette définition de la
révolution s'applique entièrement à ce qui se passe maintenant en Égypte.
Cette révolution n'en est qu'à ses débuts. Les forces de classe
déchaînées par cette explosion ne font que commencer à se définir
elles-mêmes en termes de demandes distinctes. Les programmes ont à peine été
formulés. Sortant de décennies de répression, la classe ouvrière n'a pas
encore formulé son propre programme. Dans ces moments où la lutte se
déploie, il ne pourrait pas en être autrement. Encore une fois, pour citer
Trotsky, « Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout
fait de transformation sociale, mais dans l'âpre sentiment de ne pouvoir
tolérer plus longtemps l'ancien régime […] Le processus politique essentiel
d'une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des
problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s'orientent
activement, d'après la méthode des approximations successives. »
Comme toujours durant les premières étapes d'une convulsion
révolutionnaire, les slogans qui prédominent ont généralement un caractère
démocratique. Les élites dirigeantes, craignant l'approche de l'abîme,
cherchent désespérément à maintenir ce qu'elles peuvent de l'ordre ancien.
Les promesses de « réforme » leurs échappent facilement des lèvres. Les
couches les plus élevées de la société ne veulent le changement que dans la
mesure où cela ne nuira pas à leur fortune et à leur statut social. Elles
appellent ardemment à l'« unité » de toutes les forces démocratiques – sous
le contrôle politique, bien entendu, des représentants de la classe
capitaliste. La personnification de cette "unité" – pour le moment du moins
– est Mohamed ElBaradei.
Cependant, le type d'unité démocratique proposé par ElBaradei ne donnera
rien de concret à la classe ouvrière, ni aux pauvres des campagnes ni à de
larges sections de la jeunesse qui sont descendus dans la rue. Les besoins
vitaux des grandes masses de la société égyptienne ne peuvent être
satisfaits sans la remise en question la plus profonde des relations de
propriété existantes et le transfert du pouvoir politique à la classe
ouvrière.
Le New York Times, dans l'un de ses rares instants de lucidité politique,
a attiré l'attention sur le conflit social sous-jacent en Égypte : « Le
fossé qui s'agrandit entre riches et pauvres au Caire est l'un des aspects
les plus évidents de la vie urbaine au cours des dernières années – et en
particulier des cinq dernières […] Mais le gouvernement de Moubarak
privatisant de plus en plus le secteur public, et lançant un boom économique
qui a profité à quelques-uns, les égyptiens riches ont quitté la ville. Ils
se sont regroupés dans des communautés gardées, pleines de maisons à
l'américaine entourant des country clubs, et l'éloignement entre leur mode
de vie et celui des égyptiens ordinaires et devenu très visible. »
Mais est-ce que cet état des choses est un phénomène purement égyptien ?
La description par le New York Times de la fracture sociale au Caire
pourrait s'appliquer aussi bien à presque n'importe quelle grande ville du
monde capitaliste, y compris aux États-Unis. Regardons par exemple la
situation de la ville de New York. D'après un rapport récent de L'institut
de politique fiscale, le 1 pour cent le plus riche des résidents de New York
reçoit 44 pour cent du revenu total de tous les résidents.
Dans le monde entier, l'inégalité sociale a atteint des proportions
vertigineuses. En fait, d'après certaines statistiques, l'inégalité de
revenus aux États-Unis est plus grande qu'en Égypte et en Tunisie. De plus,
dans toute l'Europe et aux États-Unis, les gouvernements exigent et mettent
en pratique des coupes massives dans les dépenses sociales. Des sections de
plus en plus larges de la classe ouvrière sombrent dans la pauvreté.
Les régimes politiques qui existent dans les pays capitalistes avancés –
même s'ils disposent incontestablement d'une propagande plus sophistiquée –
sont tout aussi fossilisés et insensibles au mécontentement des masses que
le gouvernement égyptien. Rien que la semaine dernière, le président des
États-Unis a prononcé un discours de l'état de l'union dans lequel il n'a
même pas mentionné que près de 10 pour cent de la population du pays est au
chômage. Pour Monsieur Obama, il y a un indicateur bien plus important de
l'état de l'union : la valeur « qui s'envole » des actions cotées à Wall
Street.
Ce qui se développe dans les rues du Caire, d'Alexandrie et dans tout le
pays est d'une importance historique mondiale. Les événements d'Égypte
révèlent la forme que le changement social prendra dans tous les pays, y
compris les plus avancés. Nous assistons dans ce vieux pays aux premiers
remous d'une nouvelle époque de révolution socialiste mondiale.
(Article original paru le 1er février 2011)
Voir aussi :
Notre couverture sur les soulèvements en Afrique
du Nord et Moyen-Orient