L'armée égyptienne dirige un vaste empire commercial
Par Mike Head
19 février 2011
L'armée égyptienne a été présentée par le gouvernement d'Obama, ainsi que
par les dirigeants de l'opposition officielle égyptienne, tel Mohammed
ElBaradei, comme la garante d'une « transition en bon ordre » vers un nouvel
ordre démocratique. C'est entièrement faux. Les généraux ont une longue
histoire de répression contre la classe ouvrière, à commencer par le passage
en cour martiale et l'exécution de deux meneurs de la grève des travailleurs
du textile juste un mois après le coup militaire de 1952 qui instaurait le
régime de Nasser (voir aussi :
La
classe ouvrière égyptienne prend le devant de la scène).
Contrairement à ce qu'affirme le mythe de la neutralité des forces armées,
toutes les crises aiguës de cette dictature militaire à la solde des
États-Unis ont vu les troupes mobilisées pour contrôler le mécontentement de
la classe ouvrière. Ces occasions comprennent les émeutes de la faim de
1977, déclenchées par l'application des mesures de la Banque mondiale et du
Fonds monétaire international pour augmenter les prix, ainsi qu'une révolte
des conscrits servant dans la police du Caire et d'autres villes en 1986.
En août dernier, huit employés de l'usine militaire 99 ont été mis en
accusation – devant un tribunal militaire – pour avoir appelé à la grève.
Les travailleurs avaient demandé des conditions de travail plus sûres, comme
ils en ont formellement le droit d'après la loi égyptienne, après
l'explosion d'une chaudière qui avait tué un travailleur civil et blessé six
autres. Les grévistes ont été accusés de « révéler des secrets militaires »
et d'avoir « illégalement arrêté la production ». En fin de compte, après un
procès rapide, trois ont été acquittés et les cinq autres ont reçu des
peines avec sursis. Ce verdict a été considéré comme clément, mais il
permettait à l'armée d'envoyer un message très clair : « Il n'y a pas de
grèves dans une société militaire, » a déclaré le général en retraite Hosam
Sowilam au New York Times.
Outre son engagement sans réserve au maintien de l'ordre capitaliste dans
son ensemble, le corps des officiers égyptiens dirige son propre empire
industriel aux dimensions imposantes, qu'il a développé à partir du coup de
1952. L'usine militaire 99, à Helwan au Sud du Caire, en est un parfait
exemple. L'usine produit une grande variété de biens de consommation – des
casseroles et des poêles en acier inoxydable, des extincteurs, des échelles,
de la coutellerie – en plus de sa première fonction qui est de forger des
composants métalliques pour les munitions d'artillerie.
Le maréchal Mohamed Tantawi, qui a servi l'ex-président Moubarak toute sa
vie, est toujours ministre de la défense et ministre de la production
militaire, postes qu'il détient depuis 1991. Cela fait de lui non seulement
le commandant en chef de la junte militaire mais aussi, le directeur général
d'une entreprise commerciale géante gérée comme une armée.
Les firmes contrôlée par l'armée sont des acteurs importants dans des
secteurs essentiels, y compris la nourriture (huile d'olive, lait, pain et
eau) ; le ciment et les carburants ; les vêtements ; l'électroménager ; la
production de véhicules (il y a des partenariats avec Jeep pour produire des
4x4 Cherokee et Wrangler) ; les stations de tourisme et l'hôtellerie ; ainsi
que le bâtiment, secteur dans lequel l'armée a le droit de faire travailler
ses conscrits durant leurs six derniers mois de service.
Parmi la gamme de produits vendus par les compagnies militaires, on
trouve des équipements médicaux, des ordinateurs portables, des télévisions,
des machines à coudre, des réfrigérateurs, des bouteilles de gaz, et la
marque d'eau minérale la plus connue d'Égypte, Safi. Les entreprises
militaires ne payent pas de taxes et sont exemptées des règles qui
s'appliquent aux autres.
Les généraux contrôlent également de grandes portions des terrains
publics, qui sont de plus en plus convertis en communautés gardées et en
stations de tourisme au bénéfice du corps des officiers comme du reste de
l'élite du monde des affaires égyptien indécemment riche. Parmi ces
stations, il y en a une sur la Mer rouge à Sharm el-Sheik, où Moubarak se
serait réfugié dans un de ses palais en bord en mer. Les terrains de golf
extravagants et bien arrosés sont devenus très célèbres dans ce pays où des
millions de gens n'ont pas accès à l'eau courante.
Les estimations de l'étendue de l'empire industriel et commercial de
l'armée sont divergentes – en partie parce qu'il est interdit de diffuser
des informations sur les activités de l'armée en Égypte. Paul Sullivan,
professeur à l'Université de la défense nationale américaine, affirme que
les conglomérats militaires représentent probablement entre 10 et 15 pour
cent des 210 milliards de dollars (155 milliards d'euros) produits
annuellement par l'économie égyptienne.
D'après le professeur Robert Springborg, de l'école doctorale de la
Marine américaine, les estimations du contrôle de l'armée sur les affaires
égyptiennes varient de 5 à 40 pour cent. Quel que soit le nombre exact, les
officiers de l'armée égyptienne empochent selon une récente interview de
Springborg, « des milliards et des milliards » de dollars. Il a dit au site
Global Research : « C'est un conglomérat commercial, comme General
Electric. Il est présent dans pratiquement tous les secteurs de l'économie.
»
Le Ministère de la production militaire emploie à lui seul 40 000 civils
et réalise environs 345 millions de dollars (254,5 millions d'euros) de
bénéfices annuels, d'après son chef, l'ex-général Sayed Meshal. Un
journaliste du site Internet Slate, qui l'interviewait l'année dernière, a
décrit le « quartier général luxueux » du ministère. Il y a « des rambardes
dorées » et « de luxueux comptoirs de bar faits sur mesure. » L'endroit «
baigne dans l'argent. »
Au sommet de cette pyramide de richesses, se tenaient Moubarak, lui-même
un ex-commandant militaire, et sa famille. Leur fortune s'élève à 70
milliards de dollars (51 milliards d'euros), d'après un reportage de la
chaîne américaine ABC. La famille aurait des propriétés à Manhattan,
Beverley Hills, en Californie et à Londres, ainsi que des comptes très bien
garnis dans des banques anglaises et suisses, elle aurait également beaucoup
investi dans les hôtels et le tourisme sur la Mer rouge.
Washington, qui s'en remet maintenant à Tantawi pour restaurer l'ordre,
connaissait depuis longtemps les intérêts vénaux des généraux, qui
collaborent intimement avec le Pentagone en échange de l'aide militaire et
des armes fournies qui représentent en moyenne 2 milliards de dollars depuis
1979. Dans une communication diplomatique datant de 2008 et publiée par
WikiLeaks, l'ambassadeur Margaret Scobey relatait que « les analystes
perçoivent l'armée comme conservant une forte influence par son rôle dans la
garantie de la stabilité du régime et la gestion d'un large réseau
d'entreprises commerciales. »
Scobey a dit que ses sources « confirment que le régime donne aux six
hommes d'affaires du gouvernement carte blanche pour mener leurs activités
commerciales, mais que le ministère de la défense peut interrompre n'importe
quel contrat pour "raisons de sécurité". » L'une des sources « a indiqué que
les compagnies militaires construisent la route moderne vers la station
balnéaire d'Ain Souknah sur la Mer rouge, à 90 minutes du Caire et de la
nouvelle annexe de l'Université du Caire. Il remarque le grand nombre de
terrains dont l'armée est propriétaire dans le Delta du Nil et sur la côte
de la Mer rouge, et suppose que ces propriétés sont une « prime » en échange
de la garantie par l'armée de la stabilité du régime et de la gestion d'un
large réseau d'entreprises commerciales. »
Scobey a relaté l'existence de « tensions économiques et commerciales
entre l'élite dirigeante et l'armée, » mais a conclu que « la relation
d'ensemble entre les deux semble toujours être coopérative plutôt
qu'adverse. » Sa communication décrivait le malaise de l'armée devant la
montée du fils de Moubarak, Gamal, élevé pour succéder à son père au poste
de président. Elle a observé que son pouvoir repose sur la couche de
super-riches qui ont profité de la privatisation générale des entreprises
publiques depuis 2004, plutôt que de l'élite militaire.
Ce que cette communication diplomatique ne mentionne pas cependant, c'est
la première inquiétude des chefs militaires : que la disparité évidente des
richesses produites par la privatisation risquait de générer des troubles
sociaux violents. La vente de plusieurs centaines d'entreprises aux
profiteurs liés à Gamal Moubarak a entraîné le licenciement de milliers
d'employés. En même temps, toujours pour le compte d'intérêts financiers
étrangers, les aides sociales pour les biens de consommation de base ont été
réduites voir supprimées, créant une pauvreté dure et un immense
mécontentement populaire.
Samer Shehata, universitaire égyptien travaillant à l'Université de
Georgetown, a déclaré au Time que l'armée avait mis en garde en 2008 contre
les centaines de grèves que les changements économiques d'après 2004 avaient
déclenchées. « Ils disaient que cela devenait une question de sécurité
nationale. » L'un des groupes qui se sont organisés sur Facebook cette année
a pris son nom, le Mouvement du 6 avril, d'une grève des travailleurs du
textile dans le Delta du Nil le 6 avril 2008 qui fut écrasée brutalement par
le régime.
C'est la montée puissante de la classe ouvrière qui s'est approfondie et
élargie depuis 2008, que les commandants militaires sont déterminés à
défaire à tout prix. Loin de représenter un instrument démocratique, l'armée
est une force consciemment contre-révolutionnaire, déterminée à écraser le
soulèvement des travailleurs pour défendre ses propres intérêts très étendus,
ainsi que ceux de ses trésoriers aux États-Unis.
(Article original paru le 17 février 2011)