Des manifestations ébranlent le régime algérien
Par Alex Lantier
15 février 2011
Une grève nationale des travailleurs du secteur de la santé se
poursuivait mercredi contre le régime militaire du président algérien
Abdelaziz Bouteflika, tandis que les manifestations des chômeurs et des
jeunes se propageaient dans tout le pays.
Le régime de Bouteflika est ébranlé par la vague de luttes
révolutionnaires des travailleurs qui ont lieu en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient, en particulier en Égypte et en Tunisie. D'après un communiqué
du 5 février du Front de libération nationale (FLN) au pouvoir, Bouteflika a
annoncé que l'état d'urgence imposé il y a 19 ans – au début de la guerre
civile algérienne – serait prochainement suspendu.
Le régime algérien a été touché le mois dernier par une série d'émeutes
de la jeunesse contre les prix élevés de la nourriture dus à la suspension
des subventions étatiques et à l'augmentation mondiale des prix.
Mercredi, les infirmières et les paramédicaux poursuivaient une grève
nationale indéfinie commencée la veille. Les travailleurs de la santé en
grève effectuent un service minimum pour les actes les plus simples et les
urgences. Le régime a refusé de négocier avec le petit syndicat des
paramédicaux (SAP), préférant passer un accord avec le syndicat officiel
UGTA (Union générale des travailleurs tunisiens).
Cependant, les paramédicaux n'ont pas confiance dans les négociations
avec les autorités de l'Etat. Une pancarte dans la manifestation devant la
Clinique des brûlés de l’avenue Pasteur à Alger disait « Arrêtez
l’hémorragie de promesses. »
D'après les reportages, la grande majorité des 100 000 travailleurs du
secteur de la santé participent à la grève. Ils demandent des augmentations
de salaires, l'intégration de leurs programmes de formation dans le système
universitaire, et la réintégration des représentants syndicaux qui ont été
licenciés.
Le porte-parole du SAP, Lounes Ghachi, expliquait : « Les directeurs
d’hôpitaux ont été instruits d’empêcher la grève, en procédant à des menaces
et des intimidations, mais sans parvenir à entamer la détermination des
paramédicaux. »
Hier, des intérimaires en fin de contrat à l'usine chimique publique ENAD
à Sour-El-Ghozlane manifestaient devant les locaux de la direction pour
récupérer leurs emplois. Les licenciements avaient commencé en mars dernier.
D'après des entretiens accordés à Liberté, les travailleurs menacent de se
suicider si leurs demandes ne sont pas acceptées.
Le directeur de l'usine a déclaré à Liberté qu'il refusait de réembaucher
les travailleurs : « Moi je n'ai jamais promis leur réintégration. »
Les jeunes au chômage bloquent également les routes nationales qui
relient bon nombre de villes algériennes. Les jeunes de Naciria et Boumerdès
ont bloqué la RN 12 hier demandant des emplois et le paiement d'une
indemnité de chômage mensuelle de 12 000 Dinars algériens, soit environs 120
euros.
Les jours précédents, il y a eu des reportages faisant état de violentes
échauffourées entre la police et les jeunes chômeurs sur la RN 12 près de
Naciria, sur la RN3 entre Skikda et Constantine, et avec 200 jeunes sur la
route d'Alger à Tizi-Ouzou.
Les travailleurs de l'usine à lait "la vallée" à Tazmalt ont également
fermé la route Bejaïa-Algers, demandant la réintégration de 40 travailleurs
renvoyés en raison de la chute de la demande pour le lait en poudre.
Tout le spectre politique officiel se prépare à une montée des luttes
sociales en Algérie. Il y a des reportages faisant état de cargaisons
importantes de gaz lacrymogènes et de tenues anti-émeute arrivant au port
d'Alger. Pendant ce temps, essayant de canaliser la colère des travailleurs
et des jeunes vers les voies les moins dommageables pour l'élite algérienne,
« l'opposition » officielle a tardivement appelé à une manifestation.
La Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) –
une coalition d'organisations de défense des droits de l'homme, de syndicats
et de partis "d'opposition" officiels tolérés par le régime de Bouteflika,
dont le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) – a annoncé un
projet de marche d'une journée le 12 février à Alger. Les autorités du
district d'Alger ont formellement refusé d'autoriser cette marche, mais le
CNCD a dit qu'il la ferait quand même.
Il semble que les autorités se servent de la marche pour identifier les
jeunes mécontents et mesurer l'opposition au régime. D'après Radio Kalima,
les officiels locaux autour d'Alger organisent des réunions avec la jeunesse
et les « associations, maisons de jeunes, et toutes les structures locales »
qui risquent de participer à ce rassemblement leur demandant de ne pas y
aller.
« Des rapports sur ces discussions seront rendus par les maires au Wali
d'Alger qui transmettra immédiatement au ministre de l'Intérieur qui
coordonne l'opération anti-marche du 12 février, » a expliqué la station de
radio.
La principale crainte du régime et de l'opposition officielle est
l'entrée en masse de la classe ouvrière dans la lutte révolutionnaire contre
le régime, comme cela s'est passé en Égypte.
Dans un entretien avec le quotidien de référence El Watan, l'avocat et
activiste des droits de l'homme Mokrane Aït Larbi écrivait : « On n'a pas
besoin d'être un grand spécialiste pour constater que le pouvoir n'a aucune
légitimité populaire et que l'opposition est faible et complaisante, pour ne
pas dire inexistante. »
Larbi ajoutait que « le changement du système par un mouvement
insurrectionnel n'est pas à exclure » prévenant qu'il ne souhaitait que des
changements « pacifique. »
Ces commentaires, reflétant les craintes parmi les couches privilégiées
des classes moyennes, que ne se développe un mouvement indépendant de la
classe ouvrière, ont reçu des échos plus explicites dans un article du
dirigeant du RCD Saïd Saidi dans Causeur.
Il y écrit : « En 2010 on a enregistré 9700 émeutes, d'ampleur inégale
[en Algérie]. Si on ajoute le fait que les classes moyennes qui ont
accompagné et canalisé la révolution en Tunisie n'existent quasiment pas en
Algérie, la conclusion est claire: l'autisme du pouvoir couplé à une
exaspération populaire trop longtemps contenue peut mener à une déflagration
qui aura des répercussions nationales et régionales inédites. »
Son article, intitulé « Algérie : l'impasse historique, » se termine par
un résumé remarquable de l'impasse du nationalisme petit-bourgeois algérien
– la philosophie politique du FLN dans sa guerre contre l'impérialisme
français, et celle de Saidi également.
« La conscience nationale algérienne, fraîche et fragile, est née de la
résistance à la violence d'une colonisation de peuplement qui a pulvérisé
normes sociales et valeurs communautaires. La prédation plus massive encore,
compte tenu des ressources disponibles, perpétrée par le régime a généré une
fureur que la fuite des cadres et des jeunes ne parvient pas à dissoudre. En
vérité, nous ne vivons pas seulement une crise historique majeure, nous
sommes dans une impasse historique. »
C'est effectivement le problème historique qui se pose aux régimes
militaires d'Afrique du Nord, à leur "opposition" officielle, et à leurs
groupes "de défense des droits de l'homme", tandis que la classe ouvrière
entre dans la lutte révolutionnaire dans toute la région.
(Article original paru le 10 février 2011)