Ce samedi, des dizaines de milliers de gens se
sont rassemblés à Moscou pour protester contre les élections législatives
truquées du 4 décembre. Le résultat de ces élections a été un net recul du
parti dirigeant Russie unie, qui malgré sa fraude électorale, n'a obtenu que
49,5 pour cent des voix.
Les estimations varient de 30 000 à 120 000
participants à la manifestation du 24 décembre sur l'avenue Sakharov, qui n'a
rassemblé que quelques milliers de plus que celle d'il y a deux semaines sur la
place Bolotnya.Des manifestations mineures ont eu lieu à Saint-Pétersbourg,
Novossibirsk et dans quelques autres villes.
La manifestation avait été préparée par une
campagne de l'opposition libérale, dont de nombreux articles et commentaires de
la part d'intellectuels et d'artistes, des vidéos et des reportages dans les
grands journaux. Le Kremlin, pour sa part, a pris diverses mesures au cours des
deux dernières semaines pour tenter de plaire à l'opposition libérale et de
calmer les manifestations, dont le caractère droitier est devenu assez évident.
La manifestation a été organisée par un comité
constitué de libéraux, de partis pro-occidentaux comme Parnas, Yablokov
et Solidarnost, ainsi que des activistes et des journalistes. Comme lors
de la manifestation sur la place Bolotnya, celle-ci a principalement attiré des
gens issus de la classe moyenne supérieure urbaine. Un journaliste du quotidien
libéral Kommersant a décrit les manifestants comme des gens « ayant fait
des études supérieures et ayant une situation sociale. »
Un autre journaliste a noté qu'ils n'ont
pratiquement pas parlé de politique, mais ont discuté du temps qu'il fait et de
sujets de la vie courante. Le rassemblement n'a duré que quatre heures environ
; la foule a commencé à se disperser avant la fin officielle de la
manifestation.
L'ex-ministre des finances Alexey Kudrin et le
milliardaire Mikhail Prokhorov y ont participé pour apporter ouvertement leur
soutien. Après que le Premier ministre Vladimir Poutine a dénigré ces
manifestations à la télévision nationale, le président Dimtry Medvedev a promis
de réintroduire les élections pour le poste de gouverneur, et de faciliter
l'enregistrement de nouveaux partis politiques. Ces annonces ont été saluées
comme des « réformes majeures » par le quotidien libéral Kommersant.
Kudrin s'est exprimé au rassemblement,
déclarant, « Nous entrons dans une période de crise, nous avons besoin d'un
gouvernement qui fonctionne. Mais nous avons absolument besoin de nouvelles
élections ! » Il a signé un éditorial dans Kommersant appelant à la
création d'un nouveau parti de masse faisant la promotion du libre marché.
Ksenya Sobtcha était aussi une intervenante,
présentatrice de télévision et fille d'Anatoly Sobtcha, maire de
Saint-Pétersbourg dans les années 1990 que beaucoup considèrent comme le mentor
de Poutine en politique. Proposant de créer un nouveau parti, elle a lancé un
appel aux manifestants pour qu'ils « luttent pour faire pression sur le
Kremlin. »
Les manifestants ont sifflé ces discours
ouvertement pro-Kremlin de Sobchak et Kudrin. Cependant, le fait que ces
deux-là aient été invités montre bien que les organisateurs tentent de faire
dévier le mouvement vers la droite.
L'orateur qui, d'après les reportages, a
obtenu le plus de succès est Alexey Navalny, un bloggeur démagogique de droite,
devenu célèbre en révélant la corruption du gouvernement. Il a participé à la «
Marche russe » de cette année, un événement annuel organisé par les
néo-fascistes et ultranationalistes pour demander que le Kremlin « cesse de
nourrir le Caucase. »
Dans son discours du 24 décembre, il a insisté
sur le caractère pacifique de la manifestation, tout en affirmant qu'il «
prendrait le Kremlin d'assaut » si le gouvernement ne faisait pas de
concessions.
Les organisateurs des manifestations ont
habilement évité de soulever des questions politiques, se limitant à des
demandes creuses de « transparence » et d'« honnêteté. » Cette politique vise
pour eux à garder les mains aussi libres que possibles – tout en
dissimulant quelque peu le fait que Kudrin, Prokhorov, mais aussi Boris Nemtsov
[ex-ministre de l'énergie sous Eltsine et dirigeant de Solidarnost, ndt]
et Navalny ont un projet de droite.
Les organisateurs ont prévu la prochaine
manifestation pour février, laissant au Kremlin le temps de mener certaines des
réformes libérales qu'il a évoquées en réaction aux manifestations.
Cette décision souligne le fait que les partis
d'« opposition » et les couches sociales qu'ils représentent, tentent tout
autant que le Kremlin d'éviter une confrontation politique qui pourrait attirer
des couches plus larges de la population. Ils sont très conscients du fait que
la classe ouvrière pourrait entrer en conflit avec le régime de Poutine. Dans
ces conditions, ils cherchent à éviter l'éclatement de luttes révolutionnaires,
et préfèrent rechercher un accord de droite avec le Kremlin au détriment de la
classe ouvrière.
Le Kremlin a réagi en poussant à faire des
concessions mineures à la couche sociale privilégiée qui participe aux
manifestations contre la fraude électorale. Les modifications de la loi sur
l'enregistrement des partis politiques et la nomination des candidats proposés
par Medvedev ont été immédiatement soumises à la Douma vendredi. Ils entreront
en vigueur en 2013.
Vendredi également, le Comité des droits de
l'homme du Kremlin nommé par le président Medvedev pour enquêter sur les
allégations de fraude électorale a proposé d'organiser de nouvelles élections
et de renvoyer le chef de la Commission électorale centrale, Vladimir Churov.
Ces deux points sont des exigences essentielles des manifestants.
Le Kremlin exploite également les
manifestations pour pousser dans le sens des coupes sociales. En tant que
ministre des finances, Kudrin avait gagné une réputation de partisan de la «
stabilité » fiscale, c-à-d, de l'austérité. Son « opposition » au Kremlin
s'appuie sur des critiques de droite contre une politique qu'il considère comme
« irresponsable » - Poutine et Medvedev veulent éviter d'alimenter l'opposition
populaire avant les élections présidentielles de l'an prochain et préfèrent
donc reporter les décisions de coupes sociales après celles-ci. Les libéraux
comme Kudrin et Prokhorov insistent au contraire pour une augmentation rapide
de l'âge de départ à la retraite, et l'introduction de la semaine de travail de
60 heures.
Dans un entretien accordé à la station de
radio Ekho Moskvy le 13 décembre, Kudrin a déclaré que les partis
enregistrés qui se présentaient aux élections, y compris le parti Russie unie
de Poutine, étaient « trop à gauche. » Il a également suggéré que le budget
récemment approuvé pour la période 2012-14, qui réalise une coupe profonde dans
les dépenses sociales et double les dépenses militaires, devrait être «
retravaillé » dans le cas probable d'une récession mondiale. Il a ensuite
critiqué le Kremlin pour avoir prévu d'augmenter les taxes et de réduire les
dépenses sociales, au lieu de simplement supprimer directement certains
programmes sociaux.
Il faut noter que deux jours plus tard, le Premier
ministre Poutine prenait ses précautions et indiquait que le gouvernement se
préparait à augmenter l'âge de départ à la retraite, ajoutant cependant, qu'il
« était trop tôt pour en parler ». Il a également insisté sur le fait que lui
et Kudrin n'ont que des divergences tactiques.
De tels commentaires montrent clairement que
l'élite dirigeante essaie de se servir de la mobilisation de certaines sections
de la classe moyenne urbaine et de l'opposition libérale pour préparer un
assaut contre la classe ouvrière.
De plus, les demandes des libéraux pour de la
« transparence » ne sont là que pour dissimuler le fait que le régime corrompu
et autoritaire de Poutine est le résultat de la restauration du capitalisme
dans les années 1990, laquelle était fondamentalement incompatible avec la
démocratie – Une quantité énorme de biens publics ont été distribués aux
factions rivales d'oligarques. Pour l'opposition libérale, le slogan de la «
transparence » signifie en réalité qu'ils veulent une plus grande part de ce
butin.
Les médias occidentaux ont généralement bien
accueilli les manifestations. Un éditorial du Wall Street Journal a
appelé Medvedev à poursuivre une politique de réformes, avec l'argument que le
mouvement de protestation est un bon moyen pour faire pression sur le Kremlin.
Dans le New York Times, l'historien de
droite Robert Service a loué les manifestations comme étant une possible «
prochaine révolution russe. » Il écrit qu'après l'effondrement de l'Union
soviétique, « Les Russes […] préféraient regarder les politiciens à la
télévision plutôt que de devenir des participants actifs dans la transformation
du pays, [mais ils sont maintenant ouverts] à l'idée que s'ils veulent la
démocratie et la justice sociale, il faut qu'ils se lancent dans une lutte
active. »
Les divers groupes pseudo-gauche – le
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) français, son homologue russe, le MSR, le
Front de gauche et d'autres – ne sont pas moins enthousiastes au sujet de
ces manifestations. Dans un communiqué intitulé « la Russie des indignés, » le
NPA affirme que ces manifestations sont « absolument spontanées » ignorant le
rôle joué par Navalny, l'homme d'affaires Boris Nemtsov et d'autres figures de
droite.
Affirmant que « aucun parti, aucun mouvement
— politique ou social — ne peut se vanter d’organiser le
mouvement de colère actuel, encore moins de le représenter », le NPA a loué une
« atmosphère de démocratie de rue qui se met en place. »
Dans son communiqué sur le rassemblement du 24
décembre, le Mouvement socialiste russe (MSR), a exprimé son approbation du
discours de Sergeï Udaltsov, membre du groupe du Front de gauche, dans lequel
il appelait à la création d'un Comité de salut national. Cet organisme devrait
inclure des libéraux et divers opposants, ainsi que des activistes des droits
de l'homme et de gauche.
Ilya Budraitskis, figure dirigeante du MSR, a
déclaré dans un entretien récent que le mouvement de protestations devait
rester « pacifique » pour attirer des sections plus larges de la population.
Ces petits-bourgeois ex-radicaux fournissent
un cache-sexe pour un agenda politique réactionnaire de bout en bout, ne
faisant pour l'essentiel que répéter les demandes des libéraux et les décorer
avec des phrases creuses "de gauche". Il est à noter que beaucoup d'entre
eux, comme Budraitskis, ont soutenu la « Révolution orange » montée par les
États-Unis en Ukraine en 2004.
À leurs yeux, le but du mouvement de
protestation consiste à parvenir à un accord négocié avec les élites
dirigeantes. Cependant, cela entraînerait un désastre pour la classe ouvrière,
qui serait alors confrontée à des coupes sociales féroces.