Les grèves de masse organisées la semaine passée par
les travailleurs en France contre la réforme des retraites du président Nicolas
Sarkozy ont soulevé la colère de Roger Cohen, l’éditorialiste du New York Times spécialisé dans les
affaires internationales.
Lors de son voyage en France pour rencontrer la ministre
française de l’Economie, Christine Lagarde, et discuter de la réforme des
retraites et des grèves Cohen avait rédigé la semaine passée une rubrique. Sa
rubrique « Retraite à 62 ans ? Non ! », (« Retirement at 62? Non! »), est un
exemple édifiant de l’hostilité et du mépris que les luttes de la classe
ouvrière inspirent aux philistins libéraux de la classe moyenne supérieure.
Cohen débute sa rubrique en exprimant son mécontentement
d’avoir été dérangé à son arrivée en France par une annonce concernant
les grèves. Il écrit : « Bienvenue en France ! Au moment où mon
train sort du tunnel qui relie la Grande-Bretagne au continent européen,
l’annonce a été faite : "En raison de la grève générale,
certains services de trains et autres seront perturbés."» Cohen est arrivé
en toute sécurité à Paris mais il continue de garder rancune contre une annonce
qui a pris 15 secondes de son précieux temps.
Il fulmine: « Les Français vivent aujourd’hui
en moyenne 15 ans de plus que dans les années 1950. Ils vivent dans une
économie mondialisée où les Chinois ne connaissent pas la notion de
retraite… Cette réforme est évidente. Aller, la France, soyez
réaliste ! »
M. Cohen est spécialisé dans ce style d’écriture
qui requiert non pas de l'intelligence, mais un sentiment de supériorité et une
sensibilité à l’humeur de l’aristocratie financière. L'idée que le
niveau de vie des travailleurs de différents pays devrait être égalisé vers le
haut et non vers le bas ne lui vient pas à l’esprit, même pas comme une
idée à récuser. Pour lui, il est tout à fait évident que si les travailleurs en
Chine n’ont pas de bonnes retraites, les travailleurs en France ou
ailleurs ne devraient pas en avoir non plus.
Dans une brève tentative pour montrer qu’il est un
homme généreux en dépit des apparences, Cohen avance un démenti :
« La solidarité sociale de l’Europe est précieuse. Ce n'est pas sur
la cupidité que l'on fonde une société. »
Un sentiment « démocratique » aussi creux peut
au besoin être écarté à tout moment. Le fait que Sarkozy applique ses coupes
malgré l’opposition d’une écrasante majorité de la population
française — après qu’une campagne d’expulsion de Roms sur la
base de leur origine ethnique a suscité une condamnation internationale —
ne mérite aucune mention dans le papier de Cohen.
Le démenti n’est cependant que le prélude à une
autre affirmation stupide : « Mais la réforme impliquera des choix
difficiles faits en toute connaissance de cause que l’alternative
seraitl’effondrement. »
Pourquoi le lecteur est-il censé croire qu’il n’y absolument aucune
alternative à une capitulation totale aux exigences des banques ? Cela
Cohen ne le précise pas.
Cohen s’est rendu en France pour témoigner sa
sympathie à la ministre française de l’Economie, Christine Lagarde. Elle
figure parmi les personnes susceptibles de remplacer le premier ministre
François Fillon, au cas où Sarkozy serait obligé de dissoudre le gouvernement.
Il a de manière compréhensive noté ses plaintes : « [Sarkozy] décide.
C’est un peu troublant. Je ne sais pas si je serai là à la fin du
mois. » Un journaliste un peu plus réfléchi que Cohen aurait peut-être
remarqué que les inquiétudes concernant la perte d'emploi sont plus graves pour
les travailleurs qui, eux, ne disposent pas du salaire de Lagarde et de ses
relations dans les grandes banques et les cabinets d’affaires.
Le mépris de Cohen pour la classe ouvrière française
avait été amplement développé dans un article précédent écrit pour le New York Times, « La politique du
cirage de bottes » (« The
Politics of the Shoe Shine »). Il avait écrit ce papier durant sa
visite à Paris en avril 2008, lorsque que cela faisait un an que Sarkozy était
au pouvoir.
Dans cet article, Cohen décrit son malheur devant le fait
que, contrairement à Chicago ou à Manhattan, il ne peut trouver personne pour
s’agenouiller devant lui et lui polir les chaussures à Paris. Il
écrit : « Recherchez partout dans Paris un banc sur lequel
s’asseoir et se faire cirer les
bottes [en français dans le texte ] : vous chercherez en vain. Il y a
quelque chose qui ne passe pas avec l’idée d’avoir quelqu’un
accroupi aux pieds d’un(e) client(e) pour lui cirer ses bottes et qui
prend à contre-poil l’esprit égalitaire français. Cela va totalement à
l'encontre de 1789. »
Là encore, le lecteur doit s'en remettre à Cohen et à son
évaluation de 1789, la Révolution française qui avait renversé le roi Louis XVI
et la reine Marie-Antoinette. Cohen se considère indubitablement comme un
spécialiste de la France au fur et à mesure qu’il cite des dates et
laisse de manière ostentatoire quelques expressions françaises non traduites
dans ses chroniques. Toutefois, la question demeure : qu’y a-t-il de
typiquement français à ne pas aimer s’accroupir pour cirer les bottes
d’un journaliste arrogant et surpayé du
New York Times ? Les travailleurs aux Etats-Unis, en Chine et ailleurs
n'apprécieraient pas non plus.
Ceci n’inquiète pas outre mesure M. Cohen. Il
écrit : « Et donc, ai-je une préférence pour les sociétés où on cire
les bottes ou celles où on ne le fait pas ? Je préconise les premières
parce qu’elles laissent à l’esprit humain une plus grande
liberté. »
On ne comprend pas très bien comment cirer des bottes peut
bien libérer l’esprit humain. Et donc la conclusion paraît incontournable
que M. Cohen préfère « les sociétés où on cire les bottes » parce
qu’elles « laissent une plus grande liberté » à son
« esprit ».
Ce serait injuste envers Cohen de considérer ceci comme
une affaire purement personnelle. Il parle ici non pas en son nom, mais pour
toute une classe sociale de gens qui se consacrent à engranger des profits
personnels et financiers du travail d’autres gens.
Malgré la référence faite à « l’esprit
français », l’hostilité envers la classe ouvrière dépasse les
frontières nationales. Les coupes claires dans les retraites en France font
partie d’une attaque à l’encontre les travailleurs partout en
Europe, aux Etats-Unis et à travers le monde.
Ainsi, les employeurs de Cohen, la famille Sulzberger qui
possède le New York Times, a
dernièrement aidé le maire de la ville de New York, Michael Bloomberg, à
organiser une grande fête pour Steve Rattner, le financier que le président
américain Barack Obama avait nommé pour superviser la restructuration de
l’industrie automobile américaine. Alors que Rattner a accepté une amende
de 6 millions de dollars et une interdiction d’opérations sur les valeurs
industrielles prononcées pour réprimer des accusations d’escroquerie, il
compte encore de nombreux amis dans l’establishment
« libéral ». Sa stratégie de réduire le salaire des travailleurs
américains de l’automobile de 29 à 14 dollars l’heure lui a valu la
reconnaissance de l’aristocratie financière.
Durant la « Révolution verte » en Iran en 2009,
Cohen avait écrit sans rougir sur la « colère » qu’il avait
ressentie lorsque la police avait frappé des membres du gouvernement Vert
– dans une tentative soutenue par les Etats-Unis d’annuler
l’élection du président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Il ne ressent
nullement une indignation pareille quand les CRS en France attaquent des
manifestants lors de manifestations, interpellent des centaines de jeunes et
leur tirent des flashballs en plein visage. Cohen s’oppose à la répression
de manifestations qui vont dans l’intérêt de Washington mais pas à la
répression de manifestations impliquant des travailleurs qui défendent leur
niveau de vie.
Cet instinct de classe totalement antidémocratique et
aristocratique trouve son expression la plus complète dans l’exaspération
de Cohen au sujet de 1789, l’« esprit égalitaire » de la
Révolution française. Il revient sur ce sujet dans son papier sur Lagarde.
A la fin, Cohen est gagné à la cause de « l'alchimie
et de la culture françaises et leurs subtilités » — toutes deux
incarnées dans le « professionnalisme élégant » de Lagarde, mais plus
encore dans « la pierre tombale de Coco, que la gravure sur
l’inscription qualifie de "chien favori" de
Marie-Antoinette. » Tout en admirant cette pierre tombale, il médite les
perles de sagesse de Lagarde au sujet de la crise économique mondiale :
« Nous pouvons collectivement perdre la boussole morale sans même nous en
rendre compte. »
A quel type de journaliste a-t-on affaire qui, dans le
contexte de la plus grande crise du capitalisme mondial depuis la Deuxième
Guerre mondiale, trouve un plaisir particulier à admirer les restes canins
d’une monarchie vouée à l’échec et méprisée ? Il semble que
Cohen fait de son mieux pour prouver que – dans cet ordre social –
la crasse monte à la surface et la racaille aux échelons les plus élevés.