Dimanche, le site internet WikiLeaks a mis en ligne 91.731 documents
militaires américains sur l’occupation de l’Afghanistan par l’OTAN et les
Etats-Unis couvrant la période de janvier 2004 à décembre 2009. Le moment de
la publication avait été choisi pour coïncider avec la parution d’articles
concernant ces révélations dans le New York Times, le quotidien
britannique Guardian et le l’hebdomadaire allemand Der Spiegel,
qui tous avaient reçu ces documents il y a plusieurs semaines.
Les documents montrent clairement que l’occupation de l’Afghanistan est
une sale guerre impérialiste. La résistance populaire et les manifestations
de protestation sont noyées dans le sang, les escadrons de la mort
américains agissent en toute liberté et sous le couvert d’un blackout
médiatique, et Washington et l’OTAN collaborent avec une étroite élite de
seigneurs de guerre et d’officiers afghans corrompus.
Les documents avaient été diffusés au moment où le gouvernement afghan
confirmait qu’une attaque à la roquette de l’OTAN avait tué la semaine
passée plus de 50 civils, en grande partie des femmes et des enfants, dans
le district de Sangin dans la province de Helmand.
Les documents de WikiLeaks confirment l’ampleur massive de la répression
par l’OTAN et les Etats-Unis. Selon la propre classification de l’armée
américaine, qui minimise le rôle joué par les Etats-Unis et l’OTAN, la
divulgation fait état de 13.734 rapports d’actions positives (« friendly
action ») par les forces de l’OTAN et des Etats-Unis. Le nombre des attaques
afghanes — il y 27.078 rapports concernant des « tirs ennemis » et 23.082
d’« accidents d’explosion » — ébranle les affirmations selon lesquelles la
résistance afghane serait l’oeuvre de quelques terroristes d’al-Qaïda. Il y
a 237 rapports de manifestations populaires contre l’occupation afghane ou
contre les autorités afghanes contrôlées par les Etats-Unis.
Ces documents en soi ne seraient qu’une petite sélection parmi les
millions de dossiers américains que WikiLeaks a dans ses bases de données.
Les documents qui viennent d’être publiés montrent toutefois clairement que
l’armée américaine juge les victimes afghanes comme étant sans importance et
qu’elle compte sur les médias occidentaux pour dissimuler l’ampleur des
meurtres aux populations des pays de l’OTAN et d’ailleurs.
Selon un rapport, le 28 mars 2007 des forces néerlandaises avaient ouvert
le feu sur Chanartu, un village dans la province de Kandahar qui aurait été
attaqué par les talibans. L’armée avait tué quatre villageois afghans et en
avait blessé sept autres dans une opération qualifiée de « justifiée ». Le
rapport dit que le gouvernement néerlandais s’était « engagé dans une
campagne proactive de relations publiques pour empêcher toute retombée
politique en Afghanistan et aux Pays-Bas », expliquant qu’autrement les
soldats hollandais pourraient « hésiter » à tirer à l’avenir sur des
Afghans. Les meurtres furent classés comme ayant été le résultat de forces
« ennemies ».
Les documents, rédigés du point de vue de l’armée américaine dans le feu
de l’action, sous-estiment souvent le nombre de victimes afghanes. Par
exemple, le bombardement de Kunduz en septembre 2009 — lorsque des officiers
allemands avaient fait appel au bombardement aérien américain des
camions-citernes remplis d’essence, tuant 142 Afghans, en grande majorité
des civils — est classé comme ayant causé la mort de 56 insurgés.
Les documents contiennent d’innombrables rapports de civils tués par
balle pour s’être approchés de véhicules de l’OTAN ou pour ne pas s’être
arrêtés à un point de contrôle. Deux situations survenues en 2008 sont
relatées où des forces de l’OTAN ont mitraillé un car — l’une des situations
impliquant des troupes françaises, blessant huit personnes et l’autre des
troupes américaines, faisant 15 victimes.
Il y a aussi un nombre de cas où les forces de l’OTAN ont réprimé des
manifestations, souvent en étroite coopération avec les autorités afghanes
locales. Le 11 mai 2005, une unité de Marines avait fait état de
manifestations à Jalalabad, en Afghanistan oriental. Après des demandes
d’assistance émanant du gouverneur régional, Din Mohammed, les Marines ont
recouru à des « AH-64 [hélicoptère d’attaque tout temps Apache] pour une
démonstration de force. »
Sous couvert d’un soutien aérien, les forces afghanes et de l’OTAN
étaient intervenues contre les manifestants. Bien que l’armée américaine a
rapporté que 37 civils afghans ont été tués et 10 autres blessés, elle
classa la manifestation de Jalalabad comme un « événement sans combat » par
des « forces neutres ».
Les documents révèlent aussi l’existence de la Task Force 373 — un
escadron de la mort secret, fortement armé composé de forces spéciales et
qui montent des opérations sur l’ensemble de l’Afghanistan, en cherchant à
assassiner les dirigeants talibans. Dans la nuit du 11 juin 2007, lors d’une
tentative de capturer le commandant taliban Qarl Ur-Rahman près de Jalalabad,
la Task Force 373 fut surprise par une patrouille de police afghane amie
qui, dans la nuit, avait pointé une torche dans leur direction. La Task
Force réclama un raid aérien mené par l’avion gunship AC-130 qui bombarda
les policiers. Sept policiers afghans furent tués et quatre blessés.
Une semaine plus tard, la Task Force 373 avait lancé une autre mission
contre Abu Laith al-Libi dans la province de Paktika. Le projet était de
tirer une salve de six missiles sur le village de Nangar Khel où al-Libi
était supposé se cacher puis d’y envoyer des troupes pour attaquer le
village. Bien qu’ils n’aient pas trouvé al-Libi, ils se rendirent compte que
la frappe de missiles avait tué six adultes, qu’ils qualifièrent de
combattants talibans et huit enfants afghans dans une madrasa [établissement
d’enseignement].
Le 4 octobre 2007, la Task Force avait attaqué des forces talibanes dans
le village de Laswanday, à 6 miles seulement de Nangar Khel. Durant une
interruption des combats les talibans s’esquivèrent. La Task Force 373, fit
néanmoins appel au bombardement aérien, en tuant six civils, quatre hommes,
une femme et une jeune fille. Deux adolescentes et un garçon ainsi que 12
soldats américains furent blessés. L’on soupçonne que quelques villageois
afghans furent exécutés vu qu’un des hommes avait été retrouvé avec les
mains ligotées derrière le dos.
Les forces de la coalition avaient tout d’abord publié un communiqué
affirmant que les forces américaines avaient tué plusieurs militants
talibans. Une unité américaine s’était rendue dans le village et avait
cherché à rejeter la responsabilité pour les morts sur les villageois. Selon
les rapports qui ont été divulgués, elle « soulignait que la responsabilité
de la mort des innocents incombait aux villageois qui n’avaient pas tenu
tête aux insurgés et à leurs activités anti-gouvernementales. »
Les documents révèlent aussi des pertes aériennes de plus en plus
importantes de l’OTAN, dont nombre de drones et même d’avions avec pilote,
dont au moins un avion de combat F-15 perdu au-dessus de l’Afghanistan. Dans
un rapport d’avril 2007, l’armée américaine mentionne que le gouvernement
iranien avait acheté des missiles anti-aériens portables du gouvernement
algérien pour les donner aux insurgés afghans. Ce fait n’avait jamais été
rapporté auparavant.
Le conseiller à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, James L.
Jones, a dénoncé la diffusion des documents par WikiLeaks en disant que
Washington « condamnait fortement la divulgation de documents confidentiels
par des individus et des organisations qui pourraient mettre en danger la
vie des Américains et de nos partenaires et menacer notre sécurité
nationale. »
Il a poursuivi « WikiLeaks n’a pas cherché à nous contacter au sujet de
ces documents – le gouvernement des Etats-Unis a appris par les médias que
ces documents seraient mis en ligne. »
Alors que le gouvernement américain est le plus directement concerné par
les documents jusque-là divulgués, beaucoup d’autres pays doivent être
préoccupés par le matériel supplémentaire qui pourrait être diffusé. Julian
Assange, le fondateur de WikiLeaks, affirme disposer d’un matériel
considérable sur les positions en Afghanistan de tout pays dont la
population dépasse un million d’habitants, c’est-à-dire toutes les
principales puissances mondiales.
L’occupation de l’Afghanistan est largement impopulaire dans le monde
entier.
Lors d’une conférence de presse lundi à Londres, Julian Assange a dit
qu’il avait reçu dernièrement de sources militaires davantage de « matériel
de haute qualité ». Le Guardian a remarqué : « Washington craint
d’avoir peut-être perdu même bien plus de matériel hautement sensible, y
compris des archives contenant des dizaines de milliers de messages câblés
originaires d’ambassades américaines de par le monde et concernant des
contrats d’armement, des négociations commerciales, des réunions secrètes et
des positions non censurées d’autres gouvernements. »
Assange est soumis à des pressions intenses de la part des Etats-Unis et
de gouvernements alliés. Le Pentagone a proposé d’envoyer des enquêteurs
pour le rencontrer en « territoire neutre » et discuter avec lui de ses
sources, mais Assange a refusé. Après l’arrestation de l’analyste du
renseignement militaire américain de 22 ans, Bradley Manning, le 26 mai à la
base d’opération avancée Hammer à 22 miles en dehors de Bagdad, Assange a
décidé de se cacher.
Manning est actuellement détenu dans une prison militaire américaine au
Koweït.
Au début du mois. le gouvernement australien avait brièvement saisi le
passeport d’Assange en lui disant qu’il pourrait être annulé. Assange est
Australien.
Le Guardian a écrit que le journaliste « Daniel Ellsberg qui avait
divulgué les documents du Pentagone a dit qu’il pensait qu’Assange pourrait
bien se trouver physiquement en danger ; Ellsberg et deux autres anciens
dénonciateurs ont mis en garde que des agences américaines pourraient
« faire tout leur possible pour punir en guise d’exemple » le fondateur de
WikiLeaks ».
Le Guardian affirme, qu’après une chasse à l’homme, ils avaient
trouvé Assange dans un café à Bruxelles où il s’était rendu pour s’adresser
au parlement européen. Il a accepté qu’une équipe de journalistes du
Guardian puissent accéder aux rapports qui avaient également été envoyés
au New York Times et au Spiegel.
A la question quant à sa sécurité lors de la conférence de presse au
Frontline Club de Londres, Assange a dit : « Comme nous le savons tous,
le Royaume-Uni est un Etat de surveillance. » Il a poursuivi en disant qu’il
pensait avoir un soutien politique au Royaume-Uni de façon à qu’il serait
difficile « qu’on m’arrête ou qu’on m’emprisonne. Je ne peux pas m’imaginer
que cela puisse se passer dans ce pays, à moins qu’il y ait une erreur de
communication entre la bureaucratie et la direction politique », à savoir
que la police ou l’armée britannique décide de violer l’autorité du
gouvernement.
En fait, la principale division n’est pas tellement entre le gouvernement
pro-guerre de Cameron en Grande-Bretagne et l’appareil d’Etat mais entre les
masses de la population laborieuse sur le plan international qui rejettent
la guerre et les gouvernements et les forces de sécurité qui sont déterminés
à la mener.
Il est significatif de noter qu’aucun des organes de presse qui ont
rapporté la nouvelle n’a appelé à s’opposer à la guerre en Afghanistan. Au
lieu de cela, l’éditorial du Guardian a réclamé son extension
indéfinie. Il a écrit que les révélations faites dans les documents de
WikiLeaks signifiaient que « l’Afghanistan n’est pas comme un cadeau emballé
avec des rubans roses que les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne sont sur le
point de remettre à un gouvernement national souverain à Kaboul. »
Des sections de l’establishment politique américain insistent pour
utiliser le matériel de WikiLeaks en effectuant un virage tactique dans le
politique belliqueuse Etats-Unis et de l’OTAN à l’égard de l’Afghanistan et
du Pakistan. Le sénateur américain John Kerry a publié une déclaration,
disant : « Quelle que soit la manière illégale dont ces documents sont
devenus publics, ils soulèvent de sérieuses questions quant au réalisme de
la politique américaine envers le Pakistan et l’Afghanistan. Ces politiques
sont dans une phase critique et ces documents pourraient très bien souligner
les enjeux et rendre plus urgents les ajustements nécessaires à leur mise en
adéquation. »
Kerry préside présentement les auditions du Comité des Affaires
étrangères du Sénat sur la guerre en Afghanistan.
La fuite des documents secrets a été accompagnée par une campagne menée
dans la presse américaine afin de dénoncer le soutien du gouvernement
pakistanais de factions de seigneurs de guerre afghans opposés au régime
Karzaï à Kaboul. La discussion a tourné autour du rôle joué par le
lieutenant général Hamid Gul, l’ancien patron du renseignement militaire
pakistanais – l’Inter-Services Intelligence (ISI).
Le New York Times a écrit: « Le lieutenant général Hamid Gul a
dirigé l’ISI entre 1987 et 1989, à une époque où les espions pakistanais et
la CIA avaient fait front commun pour aider les milices afghanes qui
combattaient les troupes soviétiques en Afghanistan. Après l’arrêt des
combats, il avait maintenu ses contacts avec les anciens moudjahidin qui
éventuellement finiront par se transformer en talibans. »
Le New York Times poursuit en disant, « plus de deux décennies
plus tard, il semblerait que le général Gul est toujours en activité. Les
documents montrent qu’il a travaillé sans relâche pour réactiver ses anciens
réseaux, en recourant à des alliés connus tels Jalaluddin Haqqani et
Gulbuddin Hekmatyar dont les réseaux forts de milliers de combattants sont
responsables de nombreuses vagues de violence en Afghanistan. »
Le gouvernement américain accuse à présent le Pakistan, qu’il reconnaît
publiquement comme étant l’un de ses nombreux alliés, de soutenir les forces
afghanes combattant les Etats-Unis. Ces accusations soulignent l’hypocrisie
de base de l’intervention américaine en Afghanistan. Il n’est pas question
de combattre l’islamisme ou le terrorisme de droite mais de défendre les
intérêts stratégiques américains et de contrôler l’équilibre des pouvoirs
sur un continent asiatique changeant rapidement.
Alors qu’il confronte une opposition populaire de masse à l’occupation
américaine en Afghanistan, Washington a été en mesure de façonner un accord
entre les factions appuyées par le Pakistan et réunissant Hekmatyar, Haqqani,
et les talibans d’un côté, et les forces de l’Alliance du Nord soutenant le
régime de Karzaï à Kaboul, de l’autre. Ces dernières ont historiquement été
soutenues par le rival régional du Pakistan, l’Inde, ainsi que la Russie.
Toutefois, un virage de l’impérialisme américain pour affronter le Pakistan
comporte d’immenses dangers, notamment une confrontation avec la Chine,
l’allié du Pakistan le plus puissant dans la région.