Le consensus de plus en plus large au sein de l'élite politique française
autour d'une loi interdisant la burqa a des implications profondes et
inquiétantes. Présentés au mépris de l'opinion publique et de la
constitution, les préparatifs à l'institutionnalisation d'une discrimination
d'Etat contre certaines formes d'expression religieuse musulmane marquent
une orientation vers des formes de gouvernement ouvertement
antidémocratiques.
La participation et la bénédiction apportées par des forces considérées
comme de « gauche » à une campagne d'extrême droite contre la population
immigrée a été essentielle à sa réussite. Lors d'un discours, le 22 juin, le
Président Nicolas Sarkozy avait déclaré que la burqa n'était « pas la
bienvenue » en France et avait proposé de créer une mission parlementaire,
dirigée par André Gerin du Parti communiste français (PCF), pour étudier la
possibilité de l'interdire. Cet automne, durant les délibérations de la
mission Gerin, Sarkozy et le ministre de l'immigration Éric Besson, l'un des
nombreux transfuges de fraîche date issus du Parti socialiste (PS) ayant
rejoint l'UMP (Union pour un mouvement populaire) de Sarkozy, ont lancé un «
débat » sur « l'identité nationale ».
Le contenu néo-fasciste de ces initiatives est devenu de plus en plus
clair. Les commentaires affichés sur l'un des sites Web du gouvernement pour
promouvoir le débat sur cette « identité nationale » ont choqué l'opinion
publique. L'un d'entre eux affirme qu'être français « c'est d'abord le
respect de l'histoire de France, de nos rois, ne pas chasser Charles Martel
(1) de nos livres d'histoire, ne pas avoir honte des croisades, ne pas
renier l'ère de la colonisation. »
Le débat a été largement compris comme une initiative en direction des
sympathisants du Front national néo-fasciste dont les votes avaient aidé
Sarkozy lors de l'élection de 2007, dans la perspective des prochaines
élections régionales en mars. Dans un entretien publié dans Le Monde
du 19 décembre, le député UMP François Baroin a commenté, « d'un point de
vue strictement électoral, la ficelle est trop grosse, et les gens ne s'y
trompent pas. Ce que j'observe sur le terrain, c'est que c'est compris et vu
comme tel. Il y a désormais un risque de remontée du Front national favorisé
par la crise, d'une part, et par ce débat qui, au fond, ne peut que le
servir. »
Des organes de presse de premier plan ont commencé à critiquer le débat
sur l'identité nationale. Dans son éditorial du 16, Le Monde écrit
que « l'affaire a été trop vite mal engagée et de manière si biaisée que
chacun mesure les dégâts sérieux qu'elle produit. »
L'une des questions soulevées était de savoir si une loi contre la burqa
serait rapidement annulée par le Conseil constitutionnel. Interrogé par
Le Monde, le professeur de droit Denys de Béchillon a répondu, « nous
touchons là à un problème très aigu, car le propre d’une interdiction totale
de la burqa serait justement de n’opérer aucune conciliation avec l’ensemble
des libertés constitutionnelles en cause » ; il a ajouté que la Cour
européenne des droits de l'Homme pourrait également sanctionner une loi
contre la burqa car elle « protège assez scrupuleusement la liberté de
religion et la liberté d’expression. »
Le député UMP Éric Raoult, membre de la mission Gerin, a déclaré que les
sondages qu'il avait commandés révèlent que même si 90 pour cent des
Français sont opposés au port de la burqa, 80 pour cent d'entre eux sont
également opposés à une loi contre celle-ci.
Cependant, le 23 décembre, François Copé, chef de la majorité UMP à
l'Assemblée nationale, a annoncé qu'il soumettait une loi visant à interdire
le port de vêtements couvrant tout le corps, comme la burqa ou le niqab
musulmans. Il a pris les devants sur le rapport de la mission en indiquant,
« s'il y a des éléments qui viennent compléter notre dispositif, je suis
évidemment, comme mes amis députés, très ouvert à tout ça. » La proposition
de Copé infligerait une amende de 750 € aux femmes portant en public des
vêtements couvrant tout le corps . Il a également affirmé que 220 députés
sur 577 avaient déjà promis de soutenir cette proposition.
La proposition de Copé est formulée d'une manière ouvertement
anti-démocratique, selon lui, « La proposition visera à interdire de
dissimuler son visage dans les lieux ouverts au public et sur la voie
publique, sauf quelques exceptions du type événements culturels ou carnaval
dont on déterminera la liste. » Ce qui fait écho à de précédentes
propositions d'interdire le port de capuches ou de masques lors des
manifestations, pour faciliter la victimisation par les employeurs et
l'État.
Alors que la proposition de Copé a divisé tous les grands partis – UMP,
PS, PCF – l'élite politique reste trop impliquée dans ce projet pour offrir
une véritable opposition à son texte. Ainsi, le porte-parole du PS, Benoît
Hamon, dirigeant apparent de l'opposition à la Loi Copé au sein du PS, a
déclaré le 6 janvier, « Nous sommes en opposition totale à la burqa, la
burqa est une prison pour les femmes, dans la République, elle n'a pas sa
place, mais une loi de circonstance n'aurait pas l'effet désiré. » Il a
ajouté que le PS s'opposerait à « toute loi » qui serait « impossible à
appliquer. »
Initialement, le gouvernement n'a pas apporté un soutien enthousiaste au
projet de Copé. Le Premier ministre François Fillon a dit que cette question
devrait attendre le rapport de Gerin, et Sarkozy a proposé que la burqa soit
condamnée publiquement par une résolution sans force juridique – évitant
ainsi de faire passer formellement une loi contre la burqa. Mais Sarkozy et
Fillon signalent à présent leur soutien à une loi anti-burqa.
Le 12 janvier, Fillon a dit aux députés UMP qu'il voulait "des textes
législatifs et des décisions réglementaires" pour instituer l'interdiction
de voiles recouvrant tout le corps. Rejetant les mises en garde selon
lesquelles cette loi serait déclarée anticonstitutionnelle, Fillon a dit que
le débat "sur la compatibilité avec la constitution et la jurisprudence
européenne" sera "tranché après les régionales."
Le 13 janvier, Sarkozy a appelé à une résolution anti-burqa qui
permettrait au parlement de "débattre d'un texte de loi adapté à la
situation." Le Nouvel Observateur a aussi rapporté que la mission
Gerin soutiendrait une loi anti-burqa. Pour ce qui est de Gerin, il a
déclaré publiquement être favorable à une loi interdisant la burqa, comme
l'ont fait un certain nombre d'autres personnalités du PS et du PCF, par
exemple Manuel Valls.
Il y a de profondes implications au fait que l'élite politique se lance
dans une loi stigmatisant les musulmans, laquelle est largement, et
correctement, analysée comme un appel de Sarkozy et du PCF en direction des
néo-fascistes. Le débat au sujet d'une loi de ce genre – et encore plus son
adoption qui semble de plus en plus probable – démontre que l'ordre
politique en France repose sur le mépris absolu de l'opinion publique et des
droits fondamentaux.
Ces dernières évolutionsconstituent une mise en accusation
dévastatrice de la position politique réactionnaire adoptée par tous ceux
qui affirment que s'opposer aux diverses sortes de vêtements des femmes
musulmanes constitue une défense de la laïcité (c'est-à-dire du principe
selon lequel l'Etat n'accorde son soutien ou sa préférence à aucune religion
sur son territoire). En fait, cela a préparé la voie à une loi persécutant
une infime minorité religieuse déjà opprimée – on estime à environs 2000 le
nombre de femmes concernées en France. Cela viole directement le principe de
laïcité, et établit les fondements d'une énorme poussée vers la droite de la
politique officielle.
De plus, cela relève d'une décision bien réfléchie de la part de l'élite
dirigeante d'établir les bases d'une forme de gouvernement autoritaire, se
dispensant du principe de légalité. Une loi contre la burqa, si elle n'était
pas censurée par le Conseil constitutionnel, établirait un précédent pouvant
servir à faire passer d'autres exceptions à l'article 1 de la constitution,
lequel déclare que « La France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale. »
Cette forme particulière de stigmatisation des musulmans avait déjà été
utilisée par le prédécesseur de Sarkozy, le président Jacques Chirac (UMP)
en 2003, il avait proposé une loi visant à interdire le voile musulman et
les foulards dans les écoles publiques, prétendant ainsi défendre la laïcité
à l'école publique. Il trouva un large soutien dans la classe politique, y
compris au PS et au PCF. Cette mesure avait principalement pour objectif de
créer la confusion et de diviser la classe ouvrière, et en particulier les
enseignants qui avaient organisé au printemps 2003 une grève très importante
contre la réduction des retraites.
L'agitation contre les immigrés et pour une politique du tout
sécuritaire, et la capacité ainsi gagnée par l'UMP à mobiliser des électeurs
du FN, ont joué un rôle clé dans l'élection de Sarkozy en 2007.
Il faut ajouter que la persécution des immigrés est un phénomène qui
touche toute l'Europe. On la retrouve dans la loi suisse interdisant la
construction de minarets, les déclarations islamophobes de personnalités de
premier plan de la politique allemande comme Thilo Sarrazin, et les attaques
lancées ce mois-ci contre les travailleurs immigrés de Calabre en Italie,
organisées par la Mafia, l'Etat et les politiciens de droite.
Dans le contexte de la participation impopulaire de l'Europe à
l'occupation de l'Afghanistan par l'OTAN, les appels lancés aux sentiments
anti-musulmans et anti-burqa servent également à encourager l'hostilité
envers la résistance afghane – dont certaines sections promeuvent la burqa.
Ils alimentent également les arguments cyniques selon lesquels l'occupation
impérialiste menée par l'OTAN serait en fait une lutte pour la libération de
l'Afghanistan.
Ainsi, la première fois où Sarkozy a évoqué l'interdiction de la burqa,
le député UMP Pierre Lellouche, spécialiste des questions militaires et
représentant spécial de la France en Afghanistan et au Pakistan, avait
déclaré, « Si je me bats au quotidien pour le droit des femmes en
Afghanistan, vous comprendrez bien que je souhaiterais que toutes les femmes
en France aient droit à leur corps et à leur personne. »
Note :
(1) Charles Martel (vers 690 – 741), souverain de fait des tribus
franques qui occupaient une partie de ce qui est devenu la France actuelle,
après la chute de l'Empire romain. Dans les livres d'histoire français, il
est traditionnellement mentionné pour avoir arrêté l'invasion musulmane
arrivant d'Espagne, lors d'une bataille décisive près de Poitiers en 732.