Les grandes centrales
syndicales du Québec, d’autres syndicats, et deux grandes associations
étudiantes ont publié au début de novembre une déclaration, « Un autre Québec
est possible », pour lancer leur Alliance sociale. La raison d’être de cette
nouvelle coalition est supposément de faire « contrepoids au discours de droite
» qui gagne en importance au Québec depuis plusieurs années.
Caractérisé dans les médias
comme « une guerre à la droite », ce regroupement a plutôt pour objectif réel
de défendre les intérêts et la position privilégiée des bureaucraties
syndicales petites-bourgeoises alors qu’on augmente l’exploitation des
travailleurs.
La FTQ, la CSN et les autres
organisations syndicales faisant partie de l’Alliance sociale font certaines
critiques des politiques de l’actuel gouvernement du Québec, formé par le Parti
libéral. Mais, la droite à laquelle s’oppose ce regroupement, ce n’est pas le
Parti libéral de Jean Charest ou le Parti québécois de Pauline Marois, les deux
partis ayant formé alternativement le gouvernement provincial depuis 1970 et
ayant instauré des compressions brutales dans les dépenses publiques pour
diminuer les impôts des grandes entreprises et des mieux nantis.
Surtout, cette Alliance
n’est pas un instrument pour mobiliser les travailleurs comme une force
politique indépendante en défense de leurs acquis et de leurs intérêts. À ce
jour, l’Alliance ne propose même pas de mener une véritable campagne de
protestation, ne parlons pas d’organisation de grèves ou d’autres gestes
syndicaux. Plutôt, l’Alliance cherche à faire « contrepoids » dans le milieu de
la politique officielle à la section grandissante des élites québécoises qui
appellent ouvertement pour la marginalisation de la bureaucratie syndicale.
Depuis longtemps, les appareils syndicaux jouent un rôle clef dans
l’élaboration des politiques de la bourgeoisie québécoise.
L’Alliance sociale veut
contrer l’influence d’une section de l’élite québécoise qui se vante d’être le
champion des politiques néolibérales et qui s’identifie avec le Parti
républicain aux États-Unis, si ce n’est sa faction plus à droite, le Tea Party.
Parmi ceux-là, on trouve l’Action démocratique du Québec (ADQ), Pierre-Karl
Péladeau et les chroniqueurs de son Journal de Montréal, le Réseau Liberté-Québec,
l’ex-ministre conservateur fédéral Maxime Bernier, et l'Institut économique de
Montréal (un think tank de droite) et son président, l’ancien président du
Conseil du patronat du Québec, Michel Kelly-Gagnon.
Ces porte-parole de la
droite sortent des boules à mites un antisyndicalisme comme on n'en n'avait pas
vu au Québec depuis Duplessis. En attaquant les syndicats, ils ont deux cibles
en vue, mais certains d’eux sont si bornés par leur hostilité viscérale à toute
mention d’un geste de la classe ouvrière qu’ils ne font pas la différence entre
les deux.
Leur principale cible, et de
loin, est ce qui reste des programmes de l’État providence que la classe
ouvrière a arraché à la bourgeoisie dans les années 1960 et 1970, une période
de luttes syndicales militantes qui ont souvent dépassé, ou menacé de dépasser,
les limites du syndicalisme.
La droite néolibérale et
populiste s’oppose aussi au système institutionnalisé de collaboration entre la
grande entreprise, le gouvernement et les syndicats qui a été développé au
Québec, particulièrement sous le premier gouvernement péquiste de René
Lévesque. Ce système de collaboration tripartite a plus tard été considéré comme
un rouage essentiel du « modèle québécois » de développement économique et de
la politique du « consensus national ».
Ce système a longtemps rendu
de grands services à la bourgeoisie, incorporant toujours plus étroitement les
syndicats dans l’imposition de l’austérité capitaliste à la classe ouvrière. Il
ne suffit que de rappeler le rôle qu’ont joué les syndicats pour aider le
gouvernement péquiste de Lucien Bouchard à imposer ses coupes massives dans les
dépenses sociales, éliminant des dizaines de milliers d’emplois du secteur
public et coupant dans les prestations d’aide sociale au nom du « déficit zéro
».
Mais dans un contexte où la
concurrence capitaliste devient de plus en plus féroce, des sections de la
bourgeoisie sont mécontentes des diverses miettes qui reviennent à la
bureaucratie syndicale dans le cadre du système de la collaboration tripartite
institutionnalisée. Comme exemples d'un irritant majeur pour la bourgeoisie, on
trouve les fonds d'investissement sous contrôle syndical, le Fonds de
solidarité de la FTQ et Fondaction de la CSN qui bénéficie d'importants
avantages fiscaux par rapport aux autres fonds communs de placement et, de
cette façon, offrent une source précieuse d'enrichissement aux bureaucraties
syndicales.
Les dirigeants syndicaux
sont de plus en plus nerveux dans la situation actuelle. D'un côté,
l'intensification de la lutte des classes les force à jouer encore plus
ouvertement leur rôle de défenseur des capitalistes et de l'autre, les sections
les plus à droite du capital menacent certains de leurs privilèges.
La crainte de la
bureaucratie syndicale d'être marginalisée a été augmentée par la décision de
la direction du Parti québécois plus tôt cette année d'abolir leur club
politique au sein du PQ, Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre
(SPQ libre). Un groupe de fonctionnaires syndicaux bien connus avaient fondé ce
club avec le soutien du chef du PQ de l’époque, Bernard Landry, pour signaler
leur appui au PQ après la débandade électorale de ce parti en 2003 après qu’il
ait formé le gouvernement le plus à droite depuis 1960. Le fait que la
dissolution ait été imposée par Pauline Marois, proche de la bureaucratie
syndicale (son mari, Claude Blanchet, et l’ex-PDG du Fonds de solidarité de la
FTQ), n’a fait qu’accroitre leur alarme. Les dirigeants syndicaux craignent
aussi que le scandale entourant la corruption dans la construction, dans
laquelle les syndicats sont impliqués, soit utilisé par les antisyndicalistes
pour limiter leur influence et leurs postes dans les institutions
gouvernementales et étatiques.
Avec leur Alliance sociale,
les instances syndicales cherchent à justifier leurs privilèges à l’élite
québécoise, en démontrant qu’ils sont toujours des partenaires utiles. En
s’opposant aux Péladeau et compagnie, ils tendent la main au gouvernement
libéral et au PQ pour offrir leur aide pour que le Québec soit concurrentiel et
aiment rappeler que fois après fois depuis le début des années 1980 ils ont
aidé à garder « la paix sociale. » En d'autres mots, ils ont étouffé tout
mouvement d’opposition des travailleurs aux politiques de droite des péquistes
et des libéraux et aux attaques sur les salaires et les conditions de travail
dans le secteur public et privé. Par exemple, les enseignants ont dû défier
seuls le décret du PQ en 1982 qui coupait leur salaire de 20 pour cent, tout
comme les infirmières en 1999 lorsqu'elles se sont rebellées contre les coupes
budgétaires du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. En 2003-04, les
syndicats ont sabordé le mouvement pour une grève générale contre la première
série de mesures de droite du gouvernement Charest.
En s’associant avec les
organisations étudiantes pour former l’Alliance sociale, la bureaucratie
syndicale cherche à se positionner pour garder le contrôle sur le mouvement
d’opposition aux plans du gouvernement d’augmenter rapidement les frais de
scolarité. En effet, la bureaucratie craint qu’une mobilisation étudiante ne
devienne l'étincelle d'une contre-offensive de la classe ouvrière et, au même
moment, espère se montrer indispensable pour le gouvernement Charest en
agissant comme force modératrice sur les étudiants. Il faut se rappeler qu’il y
a cinq ans, les chefs syndicaux sont intervenus pour mettre un terme à la plus
longue grève étudiante de l’histoire du Québec. Henri Massé, alors à la tête de
la FTQ, avait affirmé : « C'est clair que les associations étudiantes, si elles
veulent négocier, devront faire des compromis. On ne peut pas régler des
affaires comme ça sans compromis. »
La lecture d’« Un autre
Québec est possible » ne laisse aucun doute que l’Alliance sociale défend
inconditionnellement le système capitaliste et les intérêts de la bureaucratie
syndicale dans ce système. L'ensemble de l'argument accepte le cadre fixé pour
les débats au sein de l'élite dirigeante : le budget du Québec doit
s'équilibrer par des hausses de frais et de taxes et des coupes dans les
dépenses sociales sans remettre même un peu la mainmise de la grande entreprise
et des riches sur l'économie ; et l'économie du Québec doit devenir plus
compétitive, c'est-à-dire plus profitable pour les propriétaires du capital.
La déclaration débute en
critiquant la « pensée dominante qui répète inlassablement des mantras prônant
le désengagement de l’État, la privatisation des services publics, le
laisser-faire économique et le tout au marché ».
C’est un bel exemple de
démagogie. Lors du dernier budget du gouvernement libéral au printemps 2010, au
beau milieu des négociations du secteur public, qui annonçait une hausse des
taxes et des tarifs, le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux
dans tout le secteur public, et la compression des dépenses, les syndicats
avaient limité leurs critiques à une conférence de presse, dans laquelle ils
insistaient que rien ne semblait barrer la route à un renouvellement rapide et
sans grève du contrat de travail du demi-million de travailleurs du secteur
public. « Je ne dis pas que ce budget ferme la perspective de négociation. Ce
serait faux. Tout l'espace est là », lançait Claudette Carbonneau, la
présidente de la CSN.
Les syndicats ont finalement
abandonné la revendication initiale d’une augmentation des salaires de 11,25
pour cent sur trois ans, pour ensuite forcer les travailleurs à accepter
l’offre du gouvernement d’une augmentation de 6 pour cent sur cinq ans soit une
augmentation inférieure au taux d’inflation. À cause de l’inflation, ces « augmentations
» représentent une diminution de salaire dans les faits. (Il est toutefois
prévu que l'augmentation pourrait être plus importante dans le cas où la
croissance du produit intérieur brut serait plus rapide que celle qu'a connue
le Québec dans les dernières décennies.)
Les dirigeants syndicaux,
dans un enthousiasme débordant non partagé par les travailleurs, avaient
déclaré que l’entente était « historique ». « Historique parce qu'on a réussi à
[boucler] ça en six mois, parce qu'il n'y a pas eu de loi spéciale et parce
qu'à l'avenir, les employés de l'État pourront bénéficier de la croissance
économique » soulignait Michel Arsenault, président de la Fédération des
travailleurs du Québec (FTQ), la plus grande centrale syndicale québécoise.
L’Alliance sociale ne
demande pas au gouvernement l’arrêt des compressions budgétaires tous azimuts
et conseille seulement que « Pour retrouver l’équilibre budgétaire, nous devons
envisager un échéancier plus long. »
Ensuite, il est proposé en
guise d’équité des mesures fiscales de reprendre ce qui existe déjà au niveau
fédéral, soit d’introduire un 4e palier de 28 pour cent à la table d’imposition
pour les revenus imposables supérieurs à 127 000 $. À ce point-ci, le dernier
palier est de 24 pour cent pour les revenus supérieurs à 76 770 $. Les
syndicats savent très bien que cette demande ne sera probablement jamais
réalisée. Tant les libéraux que les péquistes orientent leur programme dans son
ensemble vers la réduction des impôts et des taxes pour les riches et les
entreprises.
Finalement, après avoir
souligné que les syndicats sont « conscients des difficultés auxquelles la
société québécoise est confrontée », la déclaration mentionne que pour
encourager « le savoir-faire québécois » puis reconnaître « la vitalité de nos
entreprises de service » il faut « mettre en place le dialogue social » et
privilégier la « véritable contribution des travailleurs au développement de
l’organisation du travail et de l’innovation dans les entreprises ». En
d’autres mots, ils appellent pour l’intensification de la collaboration tripartite,
avec le but de créer des compagnies fortes, surtout
fortement rentable. En donnant aux syndicats un rôle plus important dans
l'organisation du travail et l'innovation, c'est-à-dire dans l'augmentation de
la productivité par l'augmentation des cadences et des changements de la
réglementation du travail, les bureaucrates espèrent montrer à la grande
entreprise et au gouvernement qu'ils sont leur meilleur partenaire.
Les syndicats québécois ont
une longue histoire d'invoquer la menace de la droite pour justifier que la
classe ouvrière soit subordonnée aux politiques de la bourgeoisie. Pendant
plusieurs années, les syndicats ont demandé aux travailleurs de soutenir le PQ
en opposition aux libéraux. Plus récemment, ils ont encouragé de soutenir les
libéraux, le « moindre mal » contre l'ADQ, un parti populiste de droite.
En fait, la bourgeoisie dans
son ensemble, au Québec comme dans tout le Canada, se rue vers la droite. Peu
importe leurs désaccords sur la tactique à prendre, Charest, Marois et la
droite populiste et néolibérale sont tous d'accord sur un point : la classe
ouvrière doit payer pour la crise capitaliste.
Les travailleurs au Québec
doivent briser politiquement et organisationnellement avec les syndicats
pro-capitalistes et de concert avec les travailleurs de tout le Canada
développer une contre-offensive de la classe ouvrière contre l'assaut de la
grande entreprise sur les emplois, les salaires, les services publics et les
droits des travailleurs. Un tel mouvement utilisera l'action syndicale et les
autres formes de résistance de la classe ouvrière. Mais de tels gestes n'auront
un impact durable que s'ils sont liés à une lutte pour un gouvernement ouvrier
qui se consacrera à réorganiser radicalement la vie économique pour faire
passer les besoins sociaux avant les profits.