Le 9 novembre marque le vingtième
anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Depuis 1989, les images de gens en
liesse, s’enlaçant et dansant sur le Mur après l’ouverture du poste-frontière,
ont été utilisées pour symboliser l’effondrement de la RDA (République
démocratique allemande) et des autres régimes staliniens qui étaient venus au
pouvoir en Europe de l’Est après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
De nombreuses célébrations ont lieu en
Allemagne pour marquer l’événement. Des milliers de visiteurs sont attendus des
quatre coins du pays et de l’étranger pour participer à la « Fête de la
liberté » (Fest der Freiheit) à la Porte de Brandebourg à Berlin. Participeront
à la cérémonie entre autres, le président français, Nicolas Sarkozy, le
président russe Dmitri Medvedev, le premier ministre britannique Gordon Brown
et la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton.
L’enthousiasme populaire réservé à
l’événement est toutefois limité. Selon un récent sondage d’opinion, quelque 23
pour cent des Allemands de l’Est s’estiment être les perdants de la
réunification allemande. 30 pour cent croient en une amélioration des voyages,
du logement et de la liberté mais voient de façon négative les développements
survenus dans le domaine des revenus, de la santé, de la sécurité sociale et de
la justice sociale. Seuls 32 pour cent évaluent leur situation économique comme
« bonne », contre 47 pour cent en 1999.
La contradiction entre l’enthousiasme
officiel et le mécontentement populaire en dit long sur la signification réelle
des événements de novembre 1989. Les efforts entrepris par les médias pour
glorifier ces événements comme étant le commencement d’une nouvelle ère de la
démocratie, de la liberté et de la paix sont d’autant plus grands qu’il s’avère
que ce n’était absolument pas le cas. Il existe peu d’événements de l’histoire
contemporaine qui furent autant mystifiés que la fin de la RDA.
La chute du Mur a initié la fin d’un régime
dictatorial qui avait opprimé tout signe d’opposition, notamment des
travailleurs, en employant une armée d’agents secrets. Toutefois, il a été
remplacé non pas par la démocratie, mais par une autre dictature, la dictature
du capital. Suie à la chute du Mur, la vie des Allemands de l’Est a changé de
façon spectaculaire, et ce sans consultation ou participation démocratique de
la population.
En tout, 14.000 entreprises étatisées ont
été vendues, transformées ou liquidées par la Treuhandanstalt (institution chargée
de privatiser l’économie) dont les personnalités en vue étaient des
représentants de grands groupes ouest-allemands, quelque 95 pour cent des
entreprises privatisées ont été acquis par des propriétaires venus hors de
l’Allemagne l’Est. En l’espace de trois ans, 71 pour cent de l’ensemble des
salariés avaient soit perdu soit changé de travail. Jusqu'en 1991, 1,3 million
d’emplois avaient été détruits et un autre million durant les années qui ont
suivi. Le nombre des travailleurs employés aujourd’hui dans les industries
productives correspond à un quart de ce qu’il était en 1989.
De vastes couches de la population
est-allemande ont rapidement perdu espoir dans l’avenir. La baisse du taux de
natalité est un indice évident de ce processus. Elle a baissé de 199.000
nouveau-nés en 1989 à 79.000 en 1994.
Les conséquences de cette dévastation
industrielle et sociale persistent à ce jour. La population totale des nouveaux
Länder fédéraux s’élève à 13 millions, nettement moins que les 14,5 millions en
RDA. Vingt ans après la chute du Mur, en moyenne 140 Allemands de l’Est
émigrent encore quotidiennement vers l’Ouest.
Des années durant, le taux de chômage a
plafonné à 20 pour cent. Il n’est tombé au taux actuel de 12 pour cent qu’au
cours de ces cinq dernières années. Toutefois, cette réduction n’est pas due à
la création de nouveaux emplois stables, mais à l’extension d’emplois à bas
salaires et d’emplois intérimaires. Un salarié sur deux travaille en Allemagne
de l’Est pour un salaire horaire inférieur à 9,20 euros. La moyenne du salaire
brut se situe, à 13,50 euros l’heure, bien en dessous du niveau des 17,20 euros
de l’Allemagne de l’Ouest.
La revendication pour des « élections
libres », qui avait été en automne 1989 au cœur des manifestations contre
le régime en RDA, a cédé la place à la déception quant à la démocratie
bourgeoise. Au cours des dernières élections législatives fédérales, seuls 60
pour cent de l’électorat de l’Allemagne de l’Est a voté. Lors des élections
municipales et des élections au niveau des Länder, le taux de participation
avait encore été plus bas.
Un autre mythe concernant l’automne 1989 est
que c’était le peuple qui, dans une « révolution pacifique, avait renversé
le régime du SED (le parti stalinien de l’ancienne RDA, Parti socialiste unifié
d’Allemagne). »
Les manifestations de masse qui s’étaient
propagées sur l’ensemble du pays durant les deux mois qui avaient précédé la
chute du Mur ont certes contribué au rapide effondrement de la RDA, mais
l’impulsion était venue d’ailleurs. Les manifestants enfonçaient une porte
ouverte. Au moment où la première « manifestation du Lundi » se
déroulait à Leipzig le 4 septembre, la fin de la RDA avait déjà été scellée.
La décision avait été prise à Moscou où
Mikhaïl Gorbatchev était arrivé à la tête de l’Union soviétique en 1985. Dans
le cadre de la « Perestroïka », il avait fixé le cap de la
restauration du capitalisme. En quête du soutien des puissances occidentales il
coupa les liens avec les nations « frères » est européennes en
accordant une priorité absolue aux intérêts économiques soviétiques et en
réclamant les prix en vigueur sur le marché mondial pour les exportations
soviétiques.
Ceci poussa la RDA, qui était fortement
tributaire de l’Union soviétique pour son approvisionnement énergétique, au bord
de la faillite. Sous la pression des problèmes financiers d’une part et du
mécontentement de la population d’autre part, le SED se tourna vers le
gouvernement ouest-allemand des crédits duquel il dépendait depuis longtemps.
Günter Mittag, le responsable des questions
économiques durant de nombreuses années, devait admettre plus tard au magazine Der
Spiegel qu’il avait su dès 1987 que « tout était perdu ». Et Hans
Modrow, le dernier premier ministre de la RDA de novembre 1989 à mars 1990,
écrira plus tard dans ses mémoires qu’il avait considéré que « la voie
vers l’unification de l’Allemagne était incontournable » et qu’il
« avait résolument emprunté cette voie. »
Contrairement aux mythes entretenus,
l’initiative d’instaurer le capitalisme en Union soviétique, en Europe de l’Est
et en RDA était venue de la bureaucratie dirigeante soviétique elle-même. Cette
caste privilégiée avait usurpé le pouvoir en Union soviétique durant les années
1920 en évinçant, en réprimant et finalement en exterminant physiquement
l’opposition marxiste.
Après la Seconde Guerre mondiale, cette
bureaucratie avait étendu son pouvoir en Europe de l’Est avec l’accord des
alliés occidentaux de Moscou. Elle supprima tout mouvement indépendant de la
classe ouvrière, comme au 17 juin 1953, lorsqu’elle écrasa la révolte des
travailleurs en RDA.
La bureaucratie stalinienne fonda son
pouvoir sur les rapports de propriété établis par la Révolution d’Octobre de
1917. Elle le fit pourtant tel un parasite qui se nourrit du sang de son hôte
pour en fin de compte le détruire. En suppriment toute forme de démocratie
ouvrière, elle étrangla le potentiel créatif de la propriété sociale. A un
niveau international, elle étouffa, tout comme les partis communistes se
trouvant sous sa tutelle, le moindre mouvement révolutionnaire. Après la
Seconde Guerre mondiale, elle devint un pilier crucial du statu quo en
stabilisant le régime capitaliste à l’échelle mondiale.
Cette situation ne pouvait pas durer
indéfiniment. Léon Trotsky, le dirigeant de l’Opposition de Gauche contre le
stalinisme, avait dès 1938 présenté l’alternative de l’avenir de l’Union
soviétique. Dans le programme de fondation de la Quatrième Internationale, il
avait écrit : « ou bien la bureaucratie, devenant de plus en plus
l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’Etat ouvrier, renversera les
nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme, ou la
classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira la voie vers le
socialisme. »
Les changements fondamentaux dans l’économie
mondiale, survenus au début des années 1980, aiguisèrent jusqu’au point de
rupture les contradictions dans les pays staliniens. La mondialisation de la
production ainsi que l’introduction des ordinateurs et des nouvelles
technologies de communication laissèrent loin derrière les économies fondées
sur l’Etat-nation de ces pays.
Les signes d’une rébellion sociale imminente
se multiplièrent, notamment avec la montée du mouvement Solidarnosc en Pologne.
Comme Trotsky l’avait prédit, la bureaucratie réagit en renversant les
nouvelles formes des rapports de propriété et en rejetant le pays vers le
capitalisme. Telle est la signification de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev.
Du même coup était aussi scellé le sort des régimes staliniens en Europe de
l’Est qui devaient leur pouvoir exclusivement à Moscou.
Les manifestants qui défilaient dans les
villes de la RDA à la fin de 1989 n’étaient pas conscients de ce contexte. Ils
donnaient libre cours à la colère qu’ils avaient accumulée envers la
bureaucratie dirigeante et au sentiment d’impuissance économique et politique.
Le mouvement avait initialement débuté par une fuite vers l’Ouest. Il était
socialement hétérogène et politiquement confus et n’avait ni but clairement
défini ni l’entendement des forces sociales auquel il était confronté. Il se
prêtait donc facilement à la manipulation et à l’exploitation.
Les porte-parole des manifestations étaient
issus des mouvements de droits civils. Il s’agissait de curés, d’avocats et
d’artistes dont les revendications se limitaient à une réforme du régime
existant et à un dialogue avec celui-ci. Dès que le régime fit les premières
concessions, le remplacement d’Erich Honecker par Egon Krenz et Hans Modrow,
ils travaillèrent en étroite collaboration avec le SED dans le but de contrôler
le mouvement de protestation et de remettre l’initiative entre les mains du
gouvernement ouest-allemand de Helmut Kohl. Ils participèrent d’abord aux
négociations de la « Table ronde » avec le gouvernement Modrow puis
en tant que membres de ce gouvernement.
S'accordant pour une union monétaire avec
l’Allemagne de l’Ouest au printemps de 1990, le gouvernement Modrow scella la
fin de la RDA. L’introduction du deutschmark fut un cadeau empoisonné. Elle
permit d’accéder à des denrées de l’Ouest très convoitées mais dans le même
temps, elle occasionna l’effondrement de la base industrielle de l’Allemagne de
l’Est. Les produits est-allemands affichés en deutschmark étaient devenus
inabordables en Europe de l’Est et en Union soviétique, pays avec lesquels l’économie
est-allemande était étroitement liée et, en raison de la faible productivité du
travail, les produits de l’Est n’étaient pas compétitifs à l’Ouest.
De nombreux travailleurs participèrent aux
manifestations de l’automne 1989, mais ils ne disposaient d’aucune perspective
propre pour défendre leurs acquis sociaux qui étaient indissociablement liés à
la propriété socialisée en RDA. Ils avaient été totalement coupés de la
tradition marxiste dont ils ne connaissaient que sa perversion stalinienne
qu’ils méprisaient.
Leur manque de perspective était en soi un
produit de la domination, des décennies durant, du stalinisme dont le plus
grand crime fut l’extermination des traditions socialistes de la classe
ouvrière. Dans le but de sauvegarder son régime, Staline avait organisé, bien
avant la fondation de la RDA, la liquidation d’une génération entière de
marxistes révolutionnaires.
Non seulement les dirigeants de la
Révolution d’Octobre furent les victimes de la « Grande Terreur » des
années 1937/38, mais aussi la plupart des communistes allemands qui avaient fui
l’Union soviétique pour échapper aux nazis. Ceux qui survécurent étaient des
lèche-bottes serviles qui dénoncèrent leurs propres camarades aux hommes de
main de Staline et qui devaient constituer plus tard la direction du SED.
Seul le mouvement trotskyste lutta d’un
point de vue marxiste contre le stalinisme. Alors que les médias et les
politiciens occidentaux avaient accès à la population de la RDA, les trotskystes
y étaient interdits et étaient considérés jusqu’à la fin du régime comme
l’ennemi numéro un.
Le Comité
international de la Quatrième Internationale (CIQI) a non seulement lutté
contre le stalinisme mais aussi contre tous ceux qui s’y adaptèrent, tel le
Secrétariat unifié dirigé par Ernest Mandel et qui considérait l’émergence des
régimes staliniens en Europe de l’Est comme la preuve que le stalinisme pouvait
jouer un rôle progressiste. Sous les conditions les plus extrêmes, le CIQI a
défendu pendant des décennies le point de vue de Trotsky, à savoir que le
stalinisme ne pouvait pas être réformé et devait être renversé par une
révolution politique.
A l’automne
1989, la section allemande du CIQI intervint en RDA afin de conférer au
mouvement de masse une orientation révolutionnaire contre le régime SED. La
Ligue des Travailleurs socialistes (Bund Sozialistischer Arbeiter, BSA), le
prédécesseur du Parti de l’Egalité sociale (Partei für Soziale Gleichheit), fut
la seule organisation à mettre en garde contre les conséquences désastreuses de
la restauration capitaliste et ce sans faire la moindre concession au SED.
Dans un
appel diffusé le 4 novembre lors d’une manifestation de masse à Berlin, le BSA
expliquait, « la liberté politique et les droits démocratiques ne peuvent
être conquis que par une révolution politique dans laquelle la classe ouvrière
renverse la bureaucratie dirigeante, l’évince de tous les postes qu’elle occupe
et met en place des organes indépendants de pouvoir ouvrier et démocratiques,
des conseils ouvriers, élus par les travailleurs dans les usines et les
quartiers et n’étant responsables que devant eux en se basant uniquement sur
leur force et leur mobilisation. »
A l’époque, Ernest Mandel s’était rendu
personnellement à Berlin Est pour défendre le SED contre les critiques émises
par les Trotskystes du BSA. Ses condisciples allemands participèrent à la Table
ronde et plus tard au gouvernement dirigé par Hans Modrow. De cette manière,
ils jouèrent un rôle crucial pour couper la classe ouvrière de la tradition
marxiste et préparer le terrain pour la restauration du capitalisme.
La fin de la RDA, des régimes d’Europe de
l’Est et de l’Union soviétique déclenchèrent une vague de triomphalisme au sein
de la classe capitaliste et qu’elle essaie de réactiver avec les festivités
actuelles. De tels efforts, toutefois, ne peuvent cacher le fait que dans le
monde entier le capitalisme lui-même se trouve dans une crise profonde.
Les contradictions entre l’économie mondiale
et l’Etat-nation, entre le caractère mondial de la production qui a uni des millions
de travailleurs de par le globe dans un processus de production socialement
unifié et la division du monde en Etats-nations rivaux, ont gravement affaibli,
il y a vingt ans, les régimes staliniens. Ces contradictions se retrouvent
aussi dans conflits grandissants qui se développent entre puissances
impérialistes, dans l'escalade des guerres en Irak et en Afghanistan, dans les
attaques incessantes contre les acquis sociaux de la classe ouvrière et
l’arrogance et la cupidité de l’élite financière.
Ces contradictions mèneront inévitablement à
l’éruption de conflits sociaux et de luttes révolutionnaires féroces. Les
travailleurs doivent se préparer politiquement en tirant les leçons de 1989 et
en adoptant le programme socialiste international défendu par le CIQI contre le
stalinisme.