Une série de scandales liés à la
corruption dans les secteurs pétrolier et de l'armement, s'étalant sur une
vingtaine d'années, constitue le contexte judiciaire du procès de l'affaire
Clearstream engagé par le président Nicolas Sarkozy contre l'ex-premier
ministre Dominique de Villepin.
Si le but principal du procès
est de légitimer et renforcer les changements politiques de droite menés par
Sarkozy depuis son élection de 2007, il y a un autre objectif en lien avec celui-ci :
cacher la corruption incroyable que ces affaires ont révélée. Au lieu
d'élucider le contexte plus large de ces « affaires politico-financières »,
le procès s'est concentré très étroitement sur le fait de savoir si Villepin
cherchait à diffamer Sarkozy en préparant des listings financiers truqués. Il
faut également noter que Sarkozy a décidé en janvier dernier de supprimer la
fonction de juge d'instruction telle qu'elle existe actuellement, alors que ce
sont de tels juges qui ont fait révéler au grand jour ces scandales.
Un aspect remarquable de ces
affaires tient à l'impunité juridique dont jouissent les politiciens et les
hommes d'affaires impliqués – alors même que les enquêtes ont mis à jour
des preuves de détournements de fonds, de fraudes à grande échelle, et de
meurtres. Être membre de la bourgeoisie européenne signifie apparemment qu'il
n'est pas nécessaire de s'excuser pour quoi que ce soit.
L'affaire Elf
L'affaire Elf impliquait des
détournements de fonds de grande envergure commis par des responsables haut
placés de la compagnie pétrolière Elf – aujourd'hui absorbée par la
principale compagnie française, Total. Outre l'enrichissement de membres de la
direction, ces fonds servaient à soudoyer des dirigeants africains soutenus par
la France et à financer des guerres en Afrique subsaharienne, où les impérialismes
français et américain se sont livrés à une série de guerres par Etats
interposés dans les années 1990.
Elf fut créé en 1963 par le
président de l'époque, Charles De Gaulle, sous la direction de Pierre
Guillaumat. Guillaumat était l'ex-directeur du Commissariat à l'énergie
atomique français, qui avait créé le programme d'armes nucléaires français sous
sa direction, et un ex-responsable du renseignement des gaullistes durant la Seconde
Guerre mondiale. Le PDG d'Elf, Loïk Le Floch-Prigent expliqua lors de son
procès en 2003 : « En 1962, [Pierre Guillaumat] convainc
[le général de Gaulle] de mettre en place une structure parallèle autour de
vrais techniciens du pétrole. [En créant Elf à côté de Total] les gaullistes
voulaient un véritable bras séculier d'État, en particulier en Afrique, [...]
une sorte de ministère du pétrole inamovible, [...] une sorte d'officine de
renseignement dans les pays pétroliers. »
L'affaire Elf avait éclaté en
1994, à l'occasion d'une enquête sur le financement illégal par Elfde
l'entreprise textile Bidermann. La juge d'instruction Éva Joly avait découvert
un réseau de financement illégal très étendu au sein d'Elf, lequel avait
détourné au moins 305 millions d'Euros en fonctionnant sous le second mandat de
François Mitterrand (1988-1995). Ces fonds étaient versés par le président
gabonais Omar Bongo aux gouvernements de l'Angola, du Cameroun et du
Congo-Brazzaville. L'argent d'Elf s'était également retrouvé chez le chancelier
allemand de l'époque, Helmut Kohl et le premier ministre espagnol, Felipe
Gonzalez.
Joly dut subir des tentatives
d'intimidation de la part de l'Etat durant son enquête. Dans un livre
publié en 2004,Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ?,
elle relate que son téléphone était sur écoute et sa maison surveillée. Elle
reçut une protection policière 24 heures sur 24 après avoir reçu des menaces de
mort clouées sur la porte de son bureau. Après s'être rendue compte que la
protection policière était plus menaçante que rassurante, elle demanda à ce
qu'elle lui soit retirée ; cependant, sa demande fut refusée et sa garde
permanente de deux policiers fut doublée.
Le Floch-Prigent et les
dirigeants d'Elf, Alfred Sirven et André Tarallo (dit « Monsieur Afrique »)
comparurent finalement devant les juges. Le Floch-Prigent témoigna qu'Elf
payait « au grand minimum » 5 millions d'euros à chaque grand parti
politique français, et était en « contact journalier » avec l'Élysée
au sujet des activités d'Elf. Cependant, aucun politicien n'a jamais été condamné
pour un acte illégal dans l'affaire Elf.
Le Floch-Prigent, Sirven et
Tarallo reçurent tous des condamnations légères. En particulier Tarallo qui ne
purgea pas sa peine de prison de 4 ans ni ne paya l'amende de 2 millions d'euros :
il sortit de prison après deux mois.
Un autre aspect de cette affaire
tient au scandale touchant l'ex-ministre des Affaires étrangères socialiste
Roland Dumas. En 1998, il fut révélé qu'au début des années 1990, Elf avait
donné des sommes importantes pour un appartement et des produits de luxe à
Christine Deviers-Joncour, une employée d'Elf qui était l'amante de Dumas et
lui achetait des cadeaux. L'on soupçonne que l'un des principaux objectifs
d'Elf dans ces relations avec Dumas était d'emporter son accord pour la vente
des frégates à Taiwan.
Afin de lever des fonds pour sa
défense lors du procès, Deviers-Joncour écrivit une autobiographie révélatrice,
intitulée La putain de la République, qui confirme largement les
soupçons sur le fait qu'Elf essayait d'acheter Dumas. Dumas fut reconnu
coupable de fraude en 2001, mais relaxé en appel en 2003 — la cour
admettant qu'il se pourrait qu'il n'ait pas su que le salaire de
Deviers-Joncour versé par Elf était gonflé pour le soudoyer.
Le scandale des frégates de
Taiwan
En 1988 l'entreprise d'armement
française Thomson CSF (aujourd'hui Thalès) organisa la vente de six frégates de
la classe Lafayette à Taiwan pour 2,8 milliards de dollars. Le prix fut gonflé
pour payer des pots-de-vin à des responsables en France et en Asie. Sur
l'insistance des juges au cours de son procès dans l'affaire Elf, Dumas
reconnut que les pots-de-vin se montaient à 2,5 ou peut-être même 5 milliards
de francs (500 millions à 1 milliard de dollars).
Cette vente buta initialement
contre l'opposition de la Chine continentale [qui prétend toujours détenir
Taiwan], et Dumas en tant que ministre des Affaires étrangères s'opposa à la
vente. Thomson et Elf montèrent des réseaux d'influence en Chine, à Taiwan et
en France pour vaincre cette opposition. Au moins 10 responsables liés à ce
marché sont morts de causes suspectes. On compte parmi eux le capitaine de la
marine taiwanaise Yin Chen-Feng, qui s'était opposé à cet achat, trouvé noyé
dans le port de Taipei en 1993, avec des contusions à la nuque. Un agent de
Thomson à Taiwan, Andrew Wang, fut obligé de fuir Taiwan pour se réfugier à
Londres après avoir été accusé de fraude, blanchiment d'argent, corruption, et
meurtre.
Un directeur de Thomson, Jacques
Morisson et un responsable des services de renseignement français, Thierry
Imbot, sont morts d'une chute depuis la fenêtre de leurs appartements à Paris.
Les juridictions françaises conclurent que ces deux décès étaient des suicides.
Le Général René Imbot, père de Thierry et précédent chef de la DGSE (direction générale
de la sécurité extérieure – le service de renseignement étranger), a
catégoriquement nié que la mort de son fils puisse être un suicide. Il a
déclaré que son fils lui avait dit que l'affaire des frégates de Taiwan avait
permis à certains individus de faire « fortune » et qu'il recevait
des menaces de mort.
Les ministres des Finances
successifs – Laurent Fabius, du Parti socialiste, en 2001, et Francis
Mer, de l'UMP, en 2002 – se servirent du secret défense pour bloquer les
enquêtes sur cette affaire. Le gouvernement taiwanais déposa une plainte en
2003 pour récupérer les pots-de-vin qu'il soupçonnait avoir payé. En 2004,
Taiwan prouva grâce à des données provenant de banques suisses que le prix de
vente final des frégates comprenait au moins 520 millions de dollars en
pots-de-vin. En juin 2007, les tribunaux suisses reversèrent à Taiwan 34
millions de dollars provenant de ces fonds.
En France, en 2008, le procureur
parisien Jean-Claude Marin a fait cesser toutes les enquêtes liées à cette
affaire en raison de prétendues erreurs judiciaires.
Le scandale des délits
d'initiés à EADS
L'implication de Jean-Louis
Gergorin, directeur d'EADS et officier des services de renseignements français,
dans l'affaire Clearstream était une conséquence de la crise qui fit trembler
le géant franco-allemand des industries aérospatiales et de l'armement EADS,
après la mort en 2003 du magnat des affaires Jean-Luc Lagardère. Un autre
scandale y est lié : celui des délits d'initiés lors de la vente des parts
que le Groupe Lagardère détenait dans EADS.
La mort de Jean-Luc Lagardère
transféra la direction du groupe à son fils Arnaud – un homme
généralement considéré comme un passionné de sport et de publicité, et non de
l'industrie de la défense. De plus, l'avion de transport de grande capacité
A380, principal nouveau produit d'Airbus (filiale d'EADS), a rapidement été
victime de retards de production, attribués par la suite à des erreurs dans
l'organisation du câblage interne de l'avion.
Des dirigeants et actionnaires
de premier plan d'EADS – dont le PDG d'Airbus Noël Forgeard, le Groupe
Lagardère, et la compagnie allemande Daimler-Chrysler – ont vendu leurs
parts juste avant que cela n'entraîne un effondrement du cours des actions EADS
au printemps 2006, après l'annonce de délais supplémentaires. Le Groupe
Lagardère a vendu pour 2 milliards d'euros d'actions EADS, y compris une part à
600 millions au gouvernement français (à la Caisse des dépôts et consignations)
dont la valeur a rapidement baissé d'au moins 125 millions – c'est-à-dire
qu'il a réalisé un profit de ce montant au détriment des contribuables
français.
Dans un entretien accordé au Monde,
Arnaud Lagardère a déclaré : « J’ai le choix
de passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent, qui ne
sait pas ce qui se passe dans ses usines, je choisis cette deuxième version. »
D'après une information de
l'hebdomadaire satirique réputé Le Canard enchaîné, l'AMF (Autorité des
marchés financiers) a trouvé des documents chez Lagardère qui démontrent qu'il
avait connaissance des retards de l'A380 avant de vendre ses parts dans EADS,
empochant au passage 890 millions d'Euros. Arnaud Lagardère n'a été mis en
accusation pour aucune faute dans la vente de ces actions.