Le 11 octobre, les sections européennes du Comité international de la
Quatrième Internationale (CIQI) ont tenu une réunion conjointe à Londres sur
les enseignements à tirer de la Deuxième Guerre mondiale. Nous publions
ci-dessous les réflexions de Barbara Slaughter, vétérane trotskyste et
membre du Comité central du SEP (UK).
J’appartiens
à une génération plus âgée qui a vécu la Deuxième Guerre mondiale. J’ai
passé mon enfance et mon adolescence dans des conditions de guerre. Mais,
jusqu’au moment où j’ai rejoint le mouvement trotskyste en 1958, je n’avais
pas vraiment compris quelles étaient les questions impliquées dans ce
conflit ou pourquoi il avait lieu.
Barbara Slaughter
Je me souviens parfaitement d’une conversation que j’avais eue à l’âge de
12 ans avec une amie d’école deux ou trois jours avant le déclenchement de
la guerre. Nous étions assises près d’une haie et elle m’avait dit que son
père avait dit qu’il n’y aurait pas de guerre et moi j’insistai en disant
que mon père avait dit qu’il y aurait la guerre. En l’espace de quelques
jours après la conversation, je me trouvais dans la cour de l’école, en rang
avec les autres enfants pour être évacuée de la ville de Leeds et ma mère
était derrière les grilles en train de pleurer en se demandant si elle me
reverrait un jour.
A peine 21 années venaient de s’écouler depuis la fin de la Première
Guerre mondiale, la soi-disant « Der des Ders » [dernière des dernières
(guerres)]. Mais ce fut une guerre d’un tout autre caractère que ne l’avait
été ce conflit sanglant.
C’est ce qui fut décrit comme une « guerre totale », contrairement à tout
ce qui avait eu lieu auparavant. Ce fut un carnage industrialisé à une
échelle inimaginable et dans lequel près de 70 millions de personnes
devaient trouver la mort.
C’est un conflit dans lequel une génération entière fut tuée et où des
villes entières furent détruites, les souffrances effroyables du siège de
Stalingrad, les horreurs du front russe, le bombardement incendiaire de
Tokyo, Dresde et d’autres villes où des dizaines de milliers de civils
furent tués en une seule nuit, le meurtre de masse de six millions de Juifs.
La British Air Force, l’aviation britannique, ciblait des barrages en
Allemagne qui déversaient des torrents d’eau sur les terres agricoles, dans
les villages et les villes, dans les usines et les mines, en noyant des
travailleurs terrifiés. Cet acte de brutalité est même encore loué de nos
jours et une statue du chef de l’aviation britannique, Arthur Harris, qui
avait été à l’origine de la campagne de bombardement, fut inaugurée il y a
quelques années par la reine-mère. De 1942 à 1945, une campagne de « raids
de terreur » détruisit la plupart des villes en Allemagne en tuant 600.000
personnes, pour la plupart des femmes et des enfants.
Le 27 juillet 1943, la ville de Hambourg subissait un bombardement
incendiaire dont l’objectif était sa destruction totale. Quelque 40.000
personnes furent tuées.
D’ici la fin de la guerre, il ne restait plus guère de grandes villes
industrielles en Allemagne, et c’est ainsi qu’une multitude de villes plus
petites sans importance militaire ou industrielle notoire furent rasées,
telle Darmstadt qui fut réduite en ruines le 11 septembre 1944.
La politique officielle était de cibler les zones habitées en raison de
leur forte densité de population et aussi parce qu'il y avait plus de chance
qu'il se produise des incendies dévastateurs. En octobre 1943, Harris
écrivait à Churchill : « Le but de l’offensive de bombardement combinée
(Bomber Offensive)… devrait être qualifiée sans ambiguïté [de] destruction
des villes allemandes, de meurtre de travailleurs allemands et de
perturbation de la vie civilisée partout en Allemagne. »
Le raid le plus controversé de la guerre eut lieu en 1945, le 13 février
au soir. C’était le bombardement de Dresde par les avions britanniques et
américains, causant une tempête de feu qui tua plusieurs dizaines de
milliers de civils.
Ces crimes de guerre horribles furent perpétrés au nom de la défense de
la démocratie et de la civilisation.
Après la chute de la France, Churchill et la machine de propagande du
gouvernement présentèrent la Grande-Bretagne comme une brave petite île
luttant au nom de la population du monde entier pour la défense de la
démocratie. Le pays était mobilisé au service de l’effort de guerre et toute
une génération de jeunes fut enrôlée dans l’armée croyant pouvoir défendre
la démocratie en combattant les maux du fascisme.
Mais, loin d’être juste une « petite île », la Grande-Bretagne était la
plus puissante nation coloniale que le monde ait jamais vue. L’Empire
britannique représentait un cinquième de la superficie du monde, comprenant
le sous-continent indien ainsi que de vastes régions d’Afrique.
Les peuples coloniaux étaient cruellement opprimés et exploités et la
bourgeoisie britannique organisait l’extraction d’une quantité de matières
premières et de ressources financières aux quatre coins du globe. C’était
cette puissance qui était défiée par la machine de guerre allemande. Dans le
but de devenir une puissance mondiale, la bourgeoisie allemande avait besoin
d’un accès aux ressources du monde. Et l’établissement de l’Allemagne comme
une puissance mondiale était quelque chose que la classe dirigeante
britannique ne pouvait pas tolérer.
La seule réponse possible, de la part de toutes les principales
puissances capitalistes, à la crise économique qui était en train de sévir
dans les années 1920 et 1930, était une guerre commerciale menant à un
conflit militaire.
En 1938, Trotsky avait mis en garde contre l’imminence d’une guerre qu’il
décrivait comme une catastrophe menaçant toute la culture de l’humanité. Et
quelle était l’essence de ce conflit ? C’était une guerre impérialiste menée
par les grandes puissances capitalistes, « démocratiques » aussi bien que
fascistes, pour le partage du monde et de ses ressources dans l’intérêt du
profit.
Ceci fut compris par un petit groupe de personnes qui faisaient partie de
la Quatrième Internationale qui avait été établie en 1938 et qui s’était
donné pour tâche de construire un nouveau mouvement international pour
résoudre la crise de la direction de la classe ouvrière. Seul le mouvement
trotskyste fut en mesure d’analyser et d’expliquer la vraie nature du
conflit, d’établir son caractère de classe et ses origines historiques.
Il ne suffisait pas d’avoir vécu la guerre et d’avoir connu ses horreurs,
comme des millions d’autres et moi-même l’avions fait de par le monde pour
comprendre son véritable caractère. La grande majorité des gens en Occident
croyaient qu’il était nécessaire de soutenir la guerre et de faire tous les
sacrifices possibles et imaginables parce que, comme je l’ai déjà dit, ils
croyaient que la guerre était menée pour la défense de la démocratie et
contre la dictature.
J’avais douze ans quand la guerre a commencé. Enfant, j’avais vu les
souffrances endurées par la classe ouvrière durant les années 1930 lorsque
je voyais des voisins expulsés de leur maison parce qu’ils ne pouvaient pas
payer le loyer, lorsque ma mère, en fin de semaine, n’avait plus un sou dans
son portemonnaie, lorsque le père d’une amie de classe fut jeté en prison
parce qu’il avait accepté un travail à mi-temps alors qu’il touchait des
allocations chômage.
En tant qu'enfant, j’étais consciente de ces injustices. J’étais aussi
consciente des horreurs de la guerre civile espagnole. Ma mère, qui était
espagnole, était profondément préoccupée par les événements en Espagne. Il
me reste des souvenirs marquants d’avoir participé à une réunion dans le
hall de la Coop de Leeds où on avait fait défiler de jeunes enfants, qui
étaient des réfugiés du bombardement de Guernica, dans l’espoir de trouver
des familles voulant bien les accueillir.
Mes parents étaient des socialistes. Ils soutenaient la Révolution russe.
Mais, comme des millions de travailleurs de par le monde, ils ne
comprenaient pas le caractère perfide de la bureaucratie stalinienne et le
rôle qu’elle jouait en Espagne et ailleurs. Et moi non plus.
Je me rappelle par exemple, à l’âge de 16 ans assise dans la bibliothèque
de l’école en train de lire, La Chute de Paris, une oeuvre d’Ilya
Ehrenbourg, un écrivain soviétique bien connu. Le livre décrit la situation
tragique qui règne en Espagne en 1936 lorsque les nations occidentales
refusèrent de vendre des armes au gouvernement en raison de la politique
soi-disant de « non intervention ». Le Parti travailliste britannique et la
Confédération syndicale britannique (Trades Union Congress, TUC) votèrent à
leurs conférences des résolutions de soutien à la position adoptée cette
année lors de la conférence du gouvernement conservateur.
Le livre d’Ehrenbourg était écrit comme s’il s’agissait d’une sorte de
tragédie grecque dans laquelle le peuple espagnol était irrémédiablement
condamné à la défaite et j’en fus extrêmement bouleversée. Inconsolable,
j’en pleurai et tous les professeurs accoururent pour voir ce qui se
passait. Je ne pouvais pas leur expliquer pourquoi j’étais contrariée mais
je pensai à l’époque que je comprenais les questions sous-jacentes.
Ce ne sont que des années plus tard, après être devenue trotskyste que
j’appris que cette œuvre était un tissu de mensonges. Il n’y avait rien
d’inévitable à la victoire de Franco en Espagne. Ehrenbourg était un
ultra-stalinien. Il reçut le prix Staline en 1942 et en 1948 et le prix
Lénine international pour la paix en 1952. Il fut correspondant de guerre
des Izvestia en Espagne en 1936 et il devait être parfaitement
conscient de ce qui se passait.
Les puissances occidentales refusèrent de vendre des armes au
gouvernement républicain. Mais ce furent les staliniens qui furent
responsables de la défaite de ce qui avait été indubitablement une situation
révolutionnaire en Espagne.
La stratégie du Front populaire par laquelle la bureaucratie stalinienne
cherchait à se faire bien voir des puissances occidentales dans les années
précédant immédiatement la guerre, a lié la classe ouvrière espagnole à la
bourgeoisie. Le Parti communiste et les agents du KGB traquaient et
assassinaient les trotskystes, prétendant qu’ils étaient des agents de
Hitler.
Le soulèvement de la classe ouvrière à Barcelone en mai 1937, fut réprimé
dans le sang par les forces gouvernementales sous les ordres du KGB comme
vous l’avez vu dans le film Land and Freedom. Le Kremlin avait
insisté pour que les détachements de travailleurs armés rendent leurs armes
au gouvernement auquel ils devaient aussi céder le contrôle politique et
militaire de l’effort de guerre, condamnant ainsi les forces antifascistes à
la défaite.
Si la Révolution espagnole avait été victorieuse, cela aurait conduit à
une reprise des luttes révolutionnaires à travers l’Europe en renforçant
l’opposition à l’encontre de la bureaucratie au sein de l’Union soviétique.
Mais la classe ouvrière espagnole fut sacrifiée aux intérêts immédiats des
staliniens. Trotsky avait signalé que Staline se livrait au commerce de la
classe ouvrière tout comme s’il se livrait au commerce du pétrole, du
manganèse et d’autres marchandises.
Jusqu’au déclenchement de la guerre en septembre 1939, de puissantes
factions de la classe dirigeante française et anglaise avaient espéré
qu’Hitler attaquerait l’URSS, en éliminant de ce fait leur principal ennemi
sans coup férir de leur part. C’était l’idée qui se cachait derrière les
accords de Munich de 1938 et qui démembrèrent la Tchécoslovaquie. Je me
souviens du film d’actualités au retour d’Allemagne de Neville Chamberlain
brandissant un papier et murmurant « la paix pour notre temps ».
Onze jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale, Staline avait
signé un pacte de non-agression avec Hitler, permettant à Hitler d’attaquer
l’Occident sans engager une guerre sur deux fronts. Les membres des partis
communistes de France et de Grande-Bretagne qui avaient réclamé une alliance
entre l’Union soviétique et l’Occident contre les puissances fascistes
avaient dû faire une volte-face et adopter une position de neutralité face
aux fascistes.
En 1941, après l’attaque de Hitler contre la Russie, l’Union soviétique
qui autrefois avait été qualifiée à l’Ouest de « Menace rouge » bolchevique,
devint « nos braves alliés russes. » En fait, le courage et la détermination
du peuple russe à défendre les acquis de 1917, en dépit du rôle
contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne, suscitèrent
l’admiration de millions de travailleurs de par le monde. Ils reconnurent
que la classe ouvrière soviétique avait quelque chose à défendre.
Tout au long de la guerre, la machine de propagande britannique ne cessa
de diffuser un message de haine contre tout ce qui était allemand. Ils
n’auraient pas pu justifier leur politique de la destruction totale des
villes allemandes s’ils n’avaient pas agit ainsi. Le peuple allemand fut
entièrement identifié aux nazis malgré le fait que jusqu’au déclenchement de
la guerre la plus grande victime du nazisme avait été la classe ouvrière
allemande elle-même.
Dans ce cas aussi, Ehrenbourg joua un rôle clé comme propagateur de haine
pour la bureaucratie stalinienne. Ils avaient abandonné de longue date toute
allégeance aux principes de l’internationalisme révolutionnaire ou à la
reconnaissance de la contribution fournie par la classe ouvrière allemande à
la lutte pour le socialisme.
La dégénérescence nationaliste de la bureaucratie fut clairement
illustrée dans l’un des commentaires d’Ehrenbourg. Il déclara : « Les
Allemands ne sont pas des êtres humains. Dorénavant le mot Allemand est pour
nous la pire des malédictions. Désormais, le mot Allemand libère la gâchette
de votre fusil…il n’y a rien de plus réjouissant pour nous qu’une pile de
cadavres allemands. Ne comptez pas les jours, ne comptez pas les kilomètres.
Comptez le nombre d’Allemands que vous avez tués. Tuez l’Allemand, c’est la
prière de votre vieille mère. Tuez l’Allemand, c’est ce que vos enfants vous
supplient de faire. Tuez l’Allemand, c’est le cri de votre terre russe.
N’hésitez pas. Ne faiblissez pas. Tuez. »
C’est cette propagande de haine de tout ce qui est allemand qui rendit
possible les bombardements incendiaires des villes allemandes et une
propagande identique contre les Japonais fut employée pour justifier le
terrible bombardement de Nagasaki et de Hiroshima en août 1945.
En dépit de l’horreur que moi-même et des millions d’autres ressentirent
à la nouvelle que des bombes atomiques avaient été larguées, les raisons
derrière ces faits nous étaient totalement incompréhensibles. Nous ne nous
rendions pas compte que plutôt que de finir la guerre avec un minimum de
pertes en vies américaines, comme on nous l’avait dit, la véritable raison
de ces crimes de guerre sans précédent, était d’émettre un avertissement à
l’adresse de l’Union soviétique quant à la puissance militaire des
Etats-Unis et de sa volonté d’y recourir en cas de conflits futurs.
J’ai rejoint le Parti communiste en 1945 à l’âge de 18 ans parce que
j’identifiais le parti avec l’héroïsme de la classe ouvrière russe pendant
la guerre et parce que j’étais dominée par la fausse impression que c’était
un parti révolutionnaire. J’étais déterminée, tout comme des millions
d’autres, à ce qu’il n’y ait pas un retour aux souffrances d’avant-guerre de
la classe ouvrière et dont j’avais été témoin.
Durant les onze années suivantes, je subis pleinement la mauvaise
éducation des staliniens. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que
le Parti communiste était loin d’être un parti révolutionnaire. Mais je ne
voyais pas d’alternative. Ce ne fut que lorsque je rejoignis le mouvement
trotskyste en 1958, après la Révolution hongroise de 1956, que je compris la
signification de toutes les expériences que moi-même et les millions de
travailleurs avions vécues avant, pendant et après la Seconde Guerre
mondiale.
Les fondements d’un nouvel équilibre économique furent établis après la
guerre, suite aux trahisons des directions stalinienne et social-démocrate
de la classe ouvrière et de l’énorme pouvoir économique des Etats-Unis
d’Amérique. Cet équilibre économique n’existe plus.
L’Union soviétique s’est effondrée. Le monde entier est plongé dans la
crise économique la plus profonde depuis la Grande Dépression. Les nouvelles
puissances de la Chine et dans une mesure moindre, de l’Inde font irruption
sur la scène et défient les puissances impérialistes établies. Les partis
sociaux-démocrates et les syndicats partout dans le monde ne font même plus
semblant de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le capitalisme
n’a rien d’autre à offrir qu’une crise économique et une menace de guerre
encore plus mortelle que la dernière.
Aujourd’hui, je suis fière de me trouver à cette tribune aux côtés de
camarades de France et d’Allemagne, unis sur la base de l’internationalisme
socialiste authentique. Une telle unité n’est possible que sous la bannière
de la Quatrième Internationale. Notre tâche est de résoudre la crise de la
direction de la classe ouvrière, de construire ce parti, d’éduquer et de
préparer la classe ouvrière aux luttes révolutionnaires à venir contre le
capitalisme, l’établissement du pouvoir ouvrier et la création d’une société
socialiste.