Le gouvernement d’Islande est tombé lundi, en devenant
ainsi le premier régime à s’effondrer comme conséquence directe de la
crise économique mondiale et de la résistance populaire. Des mois de
manifestations de rue contre l’impact social catastrophique de la
dépréciation de la monnaie nationale et de l’effondrement du système
bancaire ont atteint la semaine dernière leur zénith lorsque des milliers de
manifestants se sont rassemblés devant le bâtiment du parlement et ont jeté des
œufs, de la peinture et des rouleaux de papier toilette, et que la police
a répliqué en tirant du gaz lacrymogène. C’est la première fois depuis
1949 que du gaz lacrymogène a été utilisé contre la population en Islande.
Vendredi, Geir Haarde, avait annoncé qu’il
démissionnerait en tant que premier ministre, en mentionnant un récent
diagnostic de cancer de l’œsophage et il avait accepté
d’organiser des élections anticipées qu’il avait fixées au 9 mai.
Sa coalition gouvernementale avec l’Alliance sociale-démocrate devait
rester au pouvoir jusqu’aux élections de 2011.
Toutefois, Haarde a insisté que son gouvernement ne
démissionnerait pas, en affirmant que l’instabilité politique aggraverait
la crise économique qui a fait que les prix et le chômage ont fortement
augmenté et que les économies d’une grande partie des 320.000 habitants
du pays se sont évaporées. Une nouvelle manifestation anti-gouvernementale de
samedi, forte de quelque 5.000 personnes, a entraîné la dislocation de la
coalition dirigeante et obligé Haarde à faire marche arrière. Lundi, il
annonçait officiellement la démission de son gouvernement.
Mardi, le président Olafur Ragnar Grimsson, a demandé à
l’Alliance sociale-démocrate de former un nouveau gouvernement
intérimaire et de gouverner jusqu’aux prochaines élections qui se
tiendront en mai voire même plus tôt. L’on s’attend à ce que les
sociaux-démocrates forment un gouvernement minoritaire en alliance avec le
Mouvement Gauche-Verts qui avait soutenu les manifestations
anti-gouvernementales.
Il y a peu de chance que le nouveau gouvernement de
centre-gauche stabilise l’économie ou fasse taire l’opposition
grandissante des travailleurs, des jeunes et des gens de la classe moyenne qui
sont appauvris par l’effondrement de l’économie lourdement
endettée. Les sociaux-démocrates sont pleinement impliqués dans la politique de
« libre marché » spéculative qui a ruiné l’économie du pays et
le Mouvement Gauche-Verts a manifesté sa loyauté envers l’Etat et
l’élite dirigeante capitaliste en proposant de rejoindre un gouvernement
national quand, en octobre dernier, les trois principales banques du pays
avaient fait faillite.
Il existe aussi des différends politiques non résolus entre
les deux partis. Les sociaux-démocrates préconisent des liens plus étroits avec
l’Union européenne, y compris une demande éventuelle d’adhésion,
ils ont accepté les sévères mesures d’austérité du plan de sauvetage organisé
en octobre par le Fonds monétaire international. Gauche-Verts a lancé un appel
en faveur d’une renégociation d’un prêt de 2,1 milliards de dollars
du FMI en se prononçant contre une entrée dans l’UE. Toutefois, le
dirigeant de Gauche-Verts, Steingrimur Sigfusson, a précisé qu’il serait
prêt à modifier ces positions en échange d’une entrée au gouvernement.
L’effondrement du gouvernement du droitier Haarde est
l’expression la plus nette à ce jour du bouleversement social et
politique grandissant créé par la crise économique qui traverse l’Europe.
L’Islande a été le pays le plus durement touché par l’écroulement
qui a suivi la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers de Wall
Street en septembre dernier parce que l’application pendant presque deux
décennies d’une politique de « libre marché » et de spéculation
financière et qui a transformé le pays en un centre « d’argent
chaud » provenant d’investisseurs internationaux avait fortement
assujetti son système bancaire à l’effet de levier en le rendant
entièrement dépendant de capital étranger.
Toujours est-il que des conditions identiques existent dans
de nombreuses économies européennes et l’on a assisté ces dernières
semaines à une vague de protestations parfois violentes attisées par
l’impact de l’éclatement économique. Au début du mois, en Grèce,
les étudiants et les jeunes avaient monté des manifestations de masse
quotidiennes durant plusieurs semaines après le meurtre d’un jeune de 15
ans. Les manifestations grecques étaient sous-tendues par la colère contre les
conditions de chômage de masse et de pauvreté, notamment parmi les jeunes, et
qui ont été renforcées par la crise économique.
Les manifestations de masse et les émeutes ont ébranlé un
certain nombre de pays d’Europe de l’Est qui ont été dévastés par
la crise financière, à savoir la Lettonie, la Lituanie, la République tchèque,
la Hongrie et la Bulgarie. La Hongrie et l’Ukraine ont tous deux fait
appel aux prêts du FMI pour tenter d’éviter la faillite nationale.
Dans tous ces pays, les gouvernements ont imposé une
politique d’austérité dans le but de réduire les dépenses et d’être
en mesure de rembourser la dette aux banques et aux créanciers internationaux.
En Lettonie, par exemple, le gouvernement a annoncé ce mois-ci des réductions
de salaire et des coupes dans les dépenses sociales accompagnées d’une
hausse des impôts.
D’autres pays européens ont également connu des
protestations de masse. En Espagne, qui a été lourdement impliquée dans les
bulles immobilières et du crédit qui ont explosé à présent, des dizaines de
milliers de travailleurs et de jeunes ont manifesté la semaine dernière à
Zaragoza pour réclamer une aide contre le chômage croissant suite à
l’effondrement de ses industries du bâtiment et de la distribution.
Parmi les autres économies européennes ayant des systèmes
bancaires énormes et qui sont immédiatement menacés on compte l’Autriche
et l’Irlande. Même en Grande-Bretagne, dont la monnaie a chuté de 30 pour
cent ces derniers mois, les spéculations grandissent quant à la perspective
d’une faillite d’Etat.
Simon Johnson, l’ancien économiste en chef du FMI et
expert au Peterson Institute for International Economics à Washington, a dit au
Washington Post au sujet de la chute du gouvernement islandais, « Je
pense que ça va s’étendre. Nous sommes à présent dans une phase où il va
y avoir des retombées politiques. »
Dans son article sur la crise islandaise, le New York
Times, soucieux, a qualifié les manifestations qui ont éclaté en Europe
comme étant « dans tous les cas anticapitalistes. »
La crise économique mondiale a de façon générale discrédité
l’idéologie du marché capitaliste et, peut-être nulle part ailleurs, de
manière plus soudaine et plus explosive qu’en Islande. Le Parti de
l’Indépendance est au pouvoir depuis 1991 et David Oddsson,
aujourd’hui gouverneur de la banque centrale, était à la tête du
gouvernement jusqu’en 2004. Sous le gouvernement Oddsson, les opérations
internationales des principales banques ont considérablement augmenté en générant
un endettement dépassant plusieurs fois le rendement économique du pays. Au
début de cette décennie, les grandes banques du pays ont emprunté 120 milliards
de dollars sur les marchés internationaux, soit cinq fois la valeur du produit
intérieur brut (PIB) d’Islande. La dette extérieure du pays a culminé à
dix fois son PIB.
La politique de spéculation du gouvernement et des banques a
attisé un boom économique qui a fait passer en Islande le PIB par habitant à
l’un des plus élevés du monde. L’Islande a pris la tête de
l’indice annuel de développement humain des Nations unies.
Mais, quand la crise du crédit a éclaté, les banques
n’ont pu assurer leurs paiements et la banque centrale a manqué de
devises étrangères pour les renflouer. L’effondrement des banques a
provoqué le départ en chute libre du Krona, la monnaie islandaise. Vu que la
plupart des marchandises sont importées, une flambée des prix en a résulté. Le
chômage a fait un brusque bond en avant. Les statistiques gouvernementales
indiquent un taux de chômage en hausse de 45 pour cent en décembre par rapport
au mois précédent. Le ministère des Finances prévoit cette année une
contraction de 9,6 pour cent du PIB et qui devrait demeurer inchangé en 2010 et
pour l’année prochaine un taux de chômage de 8,6 pour cent, bien que ce
chiffre soit jugé largement sous-évalué.
Une étude récente a montré que 70 pour cent des entreprises
islandaises sont techniquement en faillite, ce qui entraîne une plus grande probabilité
de l’augmentation explosive du chômage. La même étude révèle un taux de faillites
personnelles de 40 pour cent au sein de la population. L’on croit
qu’environ un tiers de la population a perdu tout ou partie de ses
économies.
Dans un article publié lundi, le Guardian a qualifié
l’Islande de « plus grand hedge fund du monde » en
remarquant : « L’Islande avait des taux d’intérêt
relativement élevés, c’est pourquoi les investisseurs ont massivement emprunté
en yen japonais pour acheter des bons du trésor islandais. L’argent coulait
à flot vers l’Islande…Le krach financier a mis fin au projet
islandais de fortune rapidement acquise, connu sous le nom de commerce du yen,
et a laissé l’Islande criblée de dettes qu’elle n’a aucune
chance de rembourser sans appauvrir sa population pour les décennies à
venir. »