Des divisions sont en train d'émerger au
sein de la classe dirigeante américaine tandis que s'intensifie la crise
concernant le recours, par le gouvernement Bush, à la torture.
Le gouvernement Obama était lui-même divisé
quant à la décision de publier quatre notes de service précédemment classées
secrètes par le ministère de la Justice de Bush, détaillant et approuvant des
méthodes d'interrogatoire abusives, dont la simulation de noyade. Obama avait
outrepassé son directeur de la CIA, Leon Panetta, et fait publier ces notes de
service le 16 avril, annonçant en même temps qu'il n'y aurait pas d'enquête
criminelle ni de poursuites engagées contre les agents de la CIA impliqués dans
la torture de détenus.
Obama avait agi ainsi sous la pression d'une
date butoir imposée par le tribunal pour la publication de ces notes de
service. Il est évident qu'il espérait qu'en publiant ces notes tout en
écartant l'établissement d'une enquête, il pourrait faire taire ses
sympathisants libéraux et l'opinion publique, en donnant l'apparence d'un
« changement » par rapport à la politique du gouvernement Bush, tout
en rassurant la CIA, l'armée et les représentants de Bush qu'ils ne subiraient
aucune conséquence pour leurs actes illégaux.
Mais la publication des notes sur la torture
n'a fait qu'intensifier la controverse et aggraver les divisions au sein de
l'Etat. Le directeur de la CIA sous Bush, Michael Hayden et le vice-président
Dick Cheney ont fait des appels de pieds à peine cachés aux mécontents au sein
de l'appareil de sécurité nationale en prenant la défense des méthodes
d'interrogatoire brutales et en dénonçant la publication de ces notes comme
représentant un danger pour la sécurité nationale américaine. Visiblement
désemparés, les représentants d'Obama ont d'abord déclaré qu'il n'y aurait pas
d'enquête sur les avocats du ministère de la Justice qui avaient rédigé les
notes ni sur les représentants du gouvernement Bush qui les avaient sollicités.
Ensuite Obama a semblé reculer et a suggéré
que le Procureur général Eric Holder pourrait décider d'initier des enquêtes
criminelles sur les avocats et que le Congrès pourrait constituer une
commission d'investigation « bipartite et non-politique », semblable
à la Commission du 11-Septembre qui avait blanchi le rôle du gouvernement dans
les événements entourant les attaques terroristes de septembre 2001. Ceci a
provoqué des dénonciations furieuses et des menaces de représailles politiques
de la part du comité de rédaction du Wall Street Journal et d'autres
organes de la droite républicaine, à la suite de quoi Obama a une fois de plus
changé son fusil d'épaule, et il a convoqué à la Maison Blanche les dirigeants
démocrates du Congrès pour leur signifier clairement qu'il était contre même
une commission du type de la Commission du 11-Septembre.
A présent il semble s'être fixé sur une
politique consistant à soutenir une enquête qui est conduite par la Commission
d'information du Sénat ( Senate Intelligence Committee.) Dans un article publié
samedi par le Wall Street Journal, le président démocrate de cette
commission , la sénatrice de Californie Dianne Feinstein a déclaré que toute
investigation sur le gouvernement Bush devrait se limiter à l'enquête de sa
commission. Elle a clairement fait entendre que l'enquête de la commission du
Sénat ne présentait aucun danger pour aucune section de l'appareil de sécurité
d'Etat ni pour aucun représentant du gouvernement Bush.
Les débats seront conduits « dans des
conditions de secret défense » écrit-elle, « et les résultats seront
présentés à la commission toute entière pour qu'elle l'étudie. La commission se
déterminera en fonction des découvertes et des recommandations. »En
d'autres termes, il est peu probable que les résultats de l'enquête soient
rendus publics.
Elle a poursuivi en mettant l'accent sur le
fait que l'enquête sera conduite « à huis clos » et que ce ne sera
pas un « procès idéologique » ni une « chasse aux
sorcières ». Pour preuve du sérieux de la commission, elle a cité
l'enquête menée par celle-ci en 2004 au sujet des déclarations faites avant le
début de la guerre contre l'Irak et qui affirmaient que l'Irak possédait des
armes de destructions massives. En fait cette enquête avait servi à couvrir les
mensonges du gouvernement Bush.
Ceci n'a pas satisfait certains éléments de
l'establishment de la sécurité nationale américaine ni le Parti
républicain. Ils ripostent en exploitant le fait que les démocrates sont
profondément compromis par leur propre soutien à la torture.
L'ancien chef de la CIA, Porter Gross a
critiqué le 25 avril les appels à enquête dans une colonne du Washington
Post intitulée « La sécurité avant la politique. » Il écrit que
républicains et démocrates au Congrès « avaient été mis au courant que la
CIA retenait et faisait des interrogatoires de terroristes importants. Nous
avions compris ce que la CIA faisait. Nous avions donné à la CIA notre soutien
bipartisan. Nous avions donné des fonds à la CIA pour qu'elle accomplisse ses
activités. Je n'ai souvenir d'aucune objection de la part de mes
collègues. »
Parmi ceux qui avaient été informés de tels
crimes il y avait la porte-parole démocrate du Congrès, à savoir Nancy Pelosi
et d'autres députés démocrates en vue.
Il résulte de tout cela le spectacle d'un establishment
politique américain, où la Maison-Blanche et les deux Chambres sont
contrôlées par le Parti démocrate, qui est incapable de faire appliquer ses
propres lois, en dépit de nombreuses preuves publiques de violations qui ont
été approuvées aux plus hauts niveaux de l'Etat.
L'utilisation de la torture est en soi
inséparable de l'acte criminel central qui a été approuvé par l'ensemble de l'establishment
politique américain, à savoir les deux guerres d'agression illégales en Irak et
en Afghanistan. Cette décision a eu des conséquences tragiques de grande
envergure, dont la torture n'est qu'un aspect. Ces guerres d'agression ont
causé la mort, la mutilation et le déplacement de millions d'Irakiens et
d'Afghans ainsi que la mort et les séquelles physiques et mentales de milliers
de soldats américains.
Loin d'être un dérivé accidentel ou
excessif, la torture a été la composante essentielle d'un tissu de mensonges et
de désinformation qui a permis à ces guerres de se développer. Le chroniqueur
du New York Times Frank Rich a donné un argument correct dans une
chronique publiée dimanche quand il a fait remarquer qu'un facteur majeur dans
la décision de 2002 de torturer l'agent d'al-Qaida capturé, Abu Zubaydah était
la nécessité pour le gouvernement Bush de confectionner de fausses preuves de
l'existence de liens entre al-Qaïda et l'Irak.
Rich a fait remarquer que le gouvernement
Bush disposait d'« un temps limité pour vendre une guerre en
Irak. »Il cite un rapport de la Commission des services armés du Sénat
publié la semaine dernière et dans lequel le psychiatre des armées, Major Paul
Burney qui supervisait les interrogatoires à Guantanamo Bay a dit, « Une
bonne partie du temps, nous nous concentrions à chercher à établir un lien entre
al-Qaïda et l'Irak et on n'y arrivait pas. » Burney a dit que des
représentants de haut rang étaient « frustrés » de cette situation et
les interrogateurs sentaient « de plus en plus de pression pour recourir à
des mesures » qui produiraient les preuves désirées.
Tout comme à l'époque de l'Inquisition
espagnole et des acolytes de Staline, le but de ces tortures était de
contraindre les victimes à produire des mensonges politiquement utiles. Dans ce
cas, et afin de justifier leur invasion illégale de l'Irak, Bush, Cheney et
Rumsfeld voulaient prétendre qu'il existait un risque que l'Irak donne des
armes de destruction massives à al-Qaïda.
Pour un gouvernement Bush cherchant coûte
que coûte à justifier l'invasion de l'Irak riche en pétrole, la torture devint
une nécessité politique. Selon un récent article de Vanity Fair,
Zubaydah avait prétendu sous la torture que Ben Laden collaborait avec l'homme
fort de l'Irak Saddam Hussein pour déstabiliser les régions autonomes kurdes au
nord de l'Irak. Cette déclaration devint un lieu commun des apologistes de la
guerre en Irak, et apparut notamment dans les colonnes du chroniqueur
pro-guerre du New York Times, William Safire.
Ce recours à la torture faisait partie d'un
schéma plus large, né de la riposte de la classe dirigeante américaine aux
attaques du 11 septembre. Elle écarta toute enquête sérieuse sur les attaques,
y compris l'arrêt, pour le moins suspect, par des agents hauts placés, des
investigations du FBI sur les pirates de l'air juste avant les attaques, et les
liens commerciaux étroits entre Ben Laden et des personnalités politiques
américaines en vue, tel le président d'alors George W. Bush. Au contraire, la
classe dirigeante utilisa ces attaques comme prétexte pour le bombardement
intensif et l'occupation de l'Afghanistan.
L'atmosphère hystérique attisée par la
presse et le gouvernement américains pour justifier cette agression contre
l'Afghanistan a crée le contexte pour les crimes de guerre américains en
Afghanistan, tel le massacre de prisonniers de guerre talibans dans la
forteresse Qala-i-Janghi et sous la supervision américaine par des soldats du
seigneur de guerre afghan Rashid Dostum, ainsi que pour l'utilisation de la
torture. En février 2002, le président Bush avait annoncé que les Etats-Unis ne
conformeraient plus aux Conventions de Genève sur la question du traitement des
prisonniers. Des détenus capturés par les Etats-Unis en Afghanistan furent
transportés dans un camp de prisonniers à Guantanamo Bay où ils furent torturés
et où on leur refusa l'accès aux tribunaux américains.
Le gouvernement Bush sut utiliser au mieux
les mensonges qu'il avait extorqués par la torture. En plus de l'admission de
Zubaydah d'un lien entre al-Qaida et l'Irak, ce dernier et Binyam Mohamed
déclarèrent sous la torture que le citoyen américain José Padilla préparait une
attaque « à la bombe sale » sur des villes américaines.
Plus tard le gouvernement américain renonça
à cette déclaration, ce qui revenait à une reconnaissance tacite qu'elle était
fausse, mais cela avait déjà eu l'effet escompté. Le gouvernement Bush attendit
un mois après la capture de Padilla pour annoncer publiquement son soi-disant
complot à « la bombe sale », puis l'utilisa pour faire cesser une
controverse qui enflait quatre jours après que Coleen Rowley, agent du FBI,
avait révélé que son enquête sur les pirates de l'air du 11 septembre avait été
étouffée par des supérieurs du FBI.
L'invasion de l'Irak, justifiée auprès de la
population américaine par le recours à la torture, encouragea Washington à
étendre l'utilisation de la torture contre le peuple irakien de façon à obtenir
des informations sur la résistance irakienne. Le commandant de la prison de
Guantanamo Bay, le général Geoffrey Miller fut envoyé en Irak pour transférer
aux prisons irakiennes les méthodes d'interrogatoire de Guantanamo Bay. Il en
résulta le scandale d'Abou Ghraib, avec les photos de 2004 montrant la torture
américaine à grande échelle des prisonniers irakiens.
Le lien étroit entre la torture et les
guerres d'agression américaines confirme l'argument du Tribunal militaire
international établi pour condamner les dirigeants nazis à Nuremberg :
« Initier une guerre d’agression, par conséquent, est non seulement un
crime international ; c’est le crime international suprême ne différant
des autres crimes de guerre que dans la mesure où il renferme en lui tout le
mal accumulé dans son ensemble. »
Le World Socialist Web Site n'accorde
aucune confiance au Parti démocrate ou au gouvernement Obama pour l'enquête sur
l'utilisation de la torture par le gouvernement Bush. Même si cette enquête a
lieu, toute enquête menée par de telles forces sera profondément compromise par
des considérations politiques, telle que la complicité du Parti démocrate avec
le programme de torture de Bush et la nécessité de justifier la continuation
par Obama des guerres en Afghanistan et en Irak. Un véritable rapport des faits
ne peut venir que d'un mouvement politique de la classe ouvrière qui fasse
porter à l'establishment politique tout entier la responsabilité des
crimes perpétrés par le gouvernement Bush.