La Commission électorale indépendante
d'Afghanistan a rapporté mardi que le décompte préliminaire des voix dans 10
pour cent des bureaux de vote donnait au président sortant Hamid Karzaï une
légère avance sur son principal rival, l'ancien ministre des Affaires
étrangères Abdoullah Abdoullah dans l'élection qui s'est tenue le 20 août.
La commission a dit que Karzaï avait obtenu
40,6 pour cent des voix, contre 38,7 pour cent pour Abdoullah. Si aucun des
candidats n'obtient plus de 50 pour cent du total des votes exprimés, un
deuxième tour est prévu pour le mois d'octobre.
Le résultat du décompte partiel a été
éclipsé par une recrudescence de reportages faisant état de fraudes
électorales, de bourrages des urnes et d'intimidations des électeurs de grande
envergure par divers candidats et leurs partisans respectifs parmi les
seigneurs de guerre ethniques.
Les preuves de fraude et de violence,
accompagnées d'une participation très faible qui pourrait s'élever à 30 pour
cent, 10 pour cent voire moins dans le sud et l'est pachtoune du pays,
provoquent la crainte à Washington et dans d'autres capitales occidentales
qu'une élection mise en place pour fournir un vernis de légitimité à une guerre
contre-insurrectionnelle impérialiste et à un gouvernement fantoche ne fera
qu'exacerber l'opposition populaire à l'occupation étrangère et attiser les
divisions régionales et ethniques en Afghanistan.
Le gouvernement Obama s'inquiète aussi que
le fiasco électoral ne mine davantage encore aux Etats-Unis le soutien à la
guerre. Le soutien public à la guerre a décliné de façon spectaculaire selon de
récents sondages. Washington avait espéré que l'élection faciliterait ses
préparatifs visant à augmenter fortement la présence armée américaine en
Afghanistan et fournirait une couverture à une escalade de violence militaire
contre les millions d'Afghans opposés à l'occupation américaine.
Cette élection ne pouvait qu'être une parodie
du fait qu'elle se déroule dans un pays occupé par près de 100 000 soldats
américains et de l'OTAN, qu'elle a exclu du rang des candidats toute personne
opposée à l'occupation conduite par les Etats-Unis et qu'elle était dominée par
des seigneurs de guerre et des hommes forts ethniques pro-américains qui, selon
des organisations des droits de l'homme, sont coupables de crimes de masse à la
fois avant et depuis l'invasion américaine qui a renversé le régime taliban, il
y a de cela près de huit ans.
Un jour après l'élection, le président
Barack Obama a salué l'élection comme étant « un pas en avant » pour
le peuple afghan et l'a qualifiée de « succès. » Dans les jours qui
ont suivi, les officiels américains et européens ont fait marche arrière par
rapport à cette adhésion totale, du fait de la prolifération de plaintes de
fraudes électorales par de nombreux candidats afghans et de reportages
d'observateurs électoraux afghans et occidentaux.
La Commission des plaintes électorales
soutenue par les Nations unies a rapporté mardi qu'elle avait reçu au moins 1
087 plaintes officielles d'irrégularité le jour de l'élection ou dans les jours
qui ont suivi. Les journaux occidentaux ont fait état de rapports de témoins
des bureaux de vote du sud et de l'est pachtoune où quasiment aucun électeur ne
s'est rendu aux urnes mais d'où des représentants électoraux nommés par Karzaï
ont envoyé des urnes bourrées de centaines de bulletins pour le décompte à
Kaboul.
Les talibans et groupes d'insurgés alliés
qui contrôlent de larges régions de l'Afghanistan, dont la plus grande partie
du sud et de l'est du pays, ont appelé à un boycott et l'ont renforcé au moyen
de menaces et de violences éparses. Mais la participation minime du sud et de
l'est résulte aussi de l'hostilité populaire à l'occupation et au régime
fantoche de Karzaï qui est bien connu pour sa corruption et son népotisme et
qui a présidé aux attaques aveugles américaines et de l'OTAN sur les civils
ainsi qu'à la pauvreté grandissante.
Karzaï cherche à garantir sa réélection en
procédant à des fraudes électorales et en concluant des marchés avec les
dirigeants militaires liés à l'Alliance du Nord, le front qui a rejoint les
Etats-Unis pour chasser les talibans en 2001. Les représentants de Karzaï
estiment par exemple que l'alliance du président sortant avec le seigneur de
guerre ouzbek Abdul Rashid Dostum, célèbre pour les massacres de masse dans
les années 1990 et le massacre de milliers de prisonniers talibans durant
l'invasion américaine, accordera à Karzaï 10 pour cent des voix.
Dans le nord qui est dominé par les Tadjiks,
Ouzbeks et Hazaras, les reportages font état de seigneurs de guerre locaux
forçant les habitants à voter pour leurs candidats, principalement Abdoullah Abdoullah,
sous la menace du fusil. L'un des candidats, l'ancien ministre des Finances
Ashraf Ghani a allégué que des bandits armés associés à Abdoullah ont forcé les
gens à voter dans la province nord de Balkh. Le gouverneur de la province est
un ancien seigneur de guerre, partisan d'Abdoullah.
Abdoullah et Karzaï ont chacun déclaré juste
après l'élection qu'ils avaient obtenu plus de 50 pour cent des voix, et chacun
accuse l'autre de fraude électorale ce qui prépare une lutte prolongée sur le
résultat final, qui sera annoncé le mois prochain, et l'éruption possible d'une
guerre de factions. En même temps, Karzaï a proposé de nommer Abdoullah
ministre des Affaires étrangères dans son second mandat présidentiel.
Pour donner un exemple du bourrage d'urnes
qui a sévi, le Wall Street Journal rapportait
lundi : « Selon
un rapport confidentiel fait par des membres d'une mission d'observation
américaine, les urnes des régions de Kandahar et de Spin Boldak dans le sud,
théâtre des insurrections des plus violentes, arrivent dans les bureaux de la
commission électorale remplies de 500 à 600 bulletins de vote chacune,
indication d'une participation exceptionnelle qui ne concorde pas avec les
rapports des témoins décrivant des bureaux de vote désertés. »
Le Washington Post de mardi citait Faizullah Mojadedi, législateur de la province de
Logar dominée par les talibans, disant : « Dans le district de Barkai Barak, seuls 500 personnes ont pu voter sur
les 43000 inscrits. Dans
le district de Harwar personne n'a pu voter sur les 15000 inscrits. Et pourtant, les urnes en provenance de ces endroits sont
arrivées pleines à Kaboul. »
De nombreux commentateurs ont remarqué que
le quasi-boycott de l'élection dans le sud a en fait facilité le bourrage des
urnes dans ces régions par des représentants électoraux nommés par Karzaï. Le Los
Angeles Times a publié mardi la
chronique d'un ancien humanitaire vivant à Kandahar. L'article intitulé
« Fraude lors de l'élection afghane » déclare : « D'après un bon nombre de mes amis qui n'ont
pas voté et des conversations entendues en ville et au moment de la prière,
j'évaluerai la participation à Kandahar City à 20 pour cent au maximum. Dans
l'ensemble de la province, dans toutes les régions mis à part trois, 5 pour
cent serait une estimation généreuse. Au total pour la province ? Je dirais de 10 à 15 pour cent. »
« La faible participation dans les
régions censées soutenir Karzaï est en fait la porte ouverte à la fraude
électorale. Il suffit de déclarer une participation qui semble crédible aux
oreilles internationales, disons 50 pour cent, puis de remplir les urnes pour
atteindre ce chiffre avec des bulletins pour Karzaï. »
Mardi, Abdoullah a montré à des journalistes
des vidéos montrant des gens travaillant à la commission électorale en train de
falsifier à la faveur de Karzaï des bulletins de vote, selon le Christian
Science Monitor.
Le Wall Street Journal a résumé ainsi l'inquiétude grandissante de
Washington face au caractère ouvertement frauduleux et corrompu de l'élection : « Certains officiels occidentaux craignent que
la participation soit bien en dessous des 70 pour cent de la précédente
élection afghane. Une faible participation accompagnée d'allégations de fraude
de grande envergure pourrait encore plus mettre à mal la légitimité de
l'élection et promouvoir les talibans. »
L'attitude du gouvernement américain face à
la fraude électorale répandue a été résumée par Richard Holbrooke, envoyé
spécial d'Obama en Afghanistan, qui a dit qu'il était trop tôt pour remettre en
question la légitimité de l'élection. « Nous avons des élections
contestées aux Etats-Unis. Il se peut qu'il y ait quelques questions ici...
Mais n'anticipons pas sur la situation. » Les Etats-Unis, a-t-il ajouté
« respecteront le processus mis en place par l'Afghanistan
lui-même ».
En fait, Washington est intervenu
massivement dans ces élections, cherchant à manipuler le résultat de façon à ce
qu'il y ait un face à face entre Karzaï et Abdoullah. Bien que Karzaï ait servi
d'homme de paille des Etats-Unis, Washington est de plus en plus critique de
son régime qu'il considère comme désespérément corrompu, inefficace et
impopulaire. L'armée américaine s'est aussi plainte des critiques
occasionnelles de Karzaï face aux bombardements américains de civils afghans.
Le gouvernement Obama débat ouvertement de
l'installation d'un « haut représentant » non élu qui serait chargé
de surveiller le fonctionnement quotidien du gouvernement, quel que soit le
résultat final de l'élection.
La différence de réaction des Etats-Unis
face à l'élection afghane et à l'élection iranienne d'il y a deux mois est très
importante. En Afghanistan, Washington a minimisé l'importance des preuves
répandues de fraude et les accusations par de nombreux candidats de bourrage
massif des urnes. En Iran, le gouvernement américain et les médias ont aussitôt
adopté les accusations d’« élection volée » proférées par
l'opposition pro-occidentale à l'égard du président sortant Mahmoud Ahmadinejad
sans présenter aucune preuve substantielle de fraude.
La différence s'explique par les intérêts de
politique étrangère des Etats-Unis. Dans les deux cas, l'objectif principal est
d'asseoir la domination impérialiste américaine en Asie centrale, région riche
en ressources énergétiques et occupant une position stratégiquement cruciale à
la croisée de l'Europe, du Proche-Orient et de l'Asie du Sud et de l'Est. Mais
les Etats-Unis considèrent le régime d’Ahmadinejad comme un obstacle à son
objectif et a cherché à utiliser l'élection iranienne contestée pour
déstabiliser et destituer le président sortant, alors qu'il a un intérêt direct
à consolider un gouvernement « démocratique » fantoche à Kaboul