Avant la fin de la semaine, le premier ministre canadien et
chef du Parti conservateur Stephen Harper est décidé à déclencher une élection
fédérale qui aura lieu le mardi 14 octobre.
Harper a rencontré individuellement chacun des dirigeants
des principaux partis entre le 29 août et le 1er septembre. Le soi-disant
objectif de ces rencontres était de déterminer si la session parlementaire
d’automne allait être « productive ». En réalité, ces rencontres pro
forma n’avaient pour but que de permettre à Harper d’affirmer que, malgré ses
tentatives de trouver un « terrain d’entente » avec l’opposition, son
gouvernement minoritaire n’avait pas le soutien parlementaire nécessaire pour
son programme législatif. Une élection est ainsi nécessaire, toujours selon les
conservateurs, pour dissoudre le parlement devenu « dysfonctionnel ».
Stéphane Dion, le chef de l’opposition officielle libérale,
est sorti de sa rencontre de lundi avec Harper après seulement 15 minutes. Le
premier ministre, a affirmé Dion, avait exigé de lui des garanties que les
libéraux maintiendraient les conservateurs au pouvoir jusqu’en octobre 2009.
Lorsque Dion refusa d’accorder au gouvernement un tel chèque en blanc sans
précédent, Harper dit au chef libéral qu’il allait rencontrer sur-le-champ la
gouverneure générale Michaëlle Jean pour lui demander qu’elle dissolve le
parlement et déclenche une élection, et ce, malgré une loi, votée peu après
l’arrivée au pouvoir des conservateurs en février 2006, qui fixait apparemment
la date de la prochaine élection fédérale en octobre 2009 à moins que le
gouvernement ne perde la confiance du parlement. (La loi offrait un certain vide
juridique au gouvernement que Harper exploite maintenant pour forcer une
élection à la date de son choix.)
Même des commentateurs de droite ont admis que
l’affirmation des conservateurs selon laquelle le parlement était
« dysfonctionnel » ne faisait que servir leurs propres intérêts. Une
opposition malléable a permis aux conservateurs de passer une multitude de
mesures de droite (29 lois et 3 budgets). On retrouve parmi ceux-ci : un
imposant programme de réarmement des Forces armées canadiennes (FAC), des
changements régressifs de « loi et d’ordre » du Code criminel, un
régime amendé de « certificat de sécurité nationale » qui permet au
gouvernement d’emprisonner indéfiniment des non-citoyens sans avoir à porter
d’accusations ou sans procès, ainsi que des mesures fiscales, telles que des
coupes de taxes pour les entreprises, les gains en capital et le revenu
personnel, et d’énormes paiements sur la dette nationale, ayant pour but
d’enrichir davantage les sections les plus privilégiées de la société et de
réduire la capacité de l’Etat fédéral de fournir des services sociaux et
publics.
Plus tôt cette année, les libéraux ont joint leurs rivaux
conservateurs pour prolonger le rôle dirigeant du Canada dans la guerre de
contre-insurrection en Afghanistan jusqu’à la fin de 2001.
Plusieurs raisons expliquent l’empressement de Harper pour
une élection même si les sondages indiquent que le soutien de la population
pour les conservateurs a peu ou pas augmenté depuis la dernière élection
lorsqu’ils ont obtenu 36 pour cent du vote.
La plus importante de ces causes, et de loin, est la rapide
détérioration de la situation économique.
La crise
économique s’approfondit
La croissance économique stagne, avec une contraction de l’économie pour le
premier trimestre de l’année et une croissance anémique pour le second. Mardi,
l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a réévalué
à la baisse ses projections de la croissance économique du Canada en 2008 de
0,8 pour cent. Parmi les pays du G-7, il est prévu que seule l’Italie devrait
avoir une croissance économique moins élevée.
Bien que le pays ne soit pas techniquement en récession, 55 000 emplois
ont été supprimés en juillet, le plus grand nombre enregistré pour un mois
depuis la récession de 1990-91.
Le ralentissement dans l’économie canadienne et celle des États-Unis, qui
consomment plus des trois quarts des exportations canadiennes, survient après
des années de terribles pertes d’emplois dans le secteur manufacturier. Depuis
2002, quelque 400 000 emplois manufacturiers, soit plus de 15 pour cent du
nombre total, ont été éliminés en raison de la montée de la valeur du dollar
canadien, de la délocalisation, de l’augmentation de la concurrence étrangère
et de la poussée continuelle des employeurs pour soutirer encore plus de profits.
Les travailleurs de l’automobile et les travailleurs forestiers ont été
particulièrement frappés.
Un boom dans le secteur des ressources naturelles, des mines et dans les
secteurs de l’énergie, ainsi qu’une augmentation des investissements dans les
sables bitumineux de l’Alberta a entraîné des profits significatifs pour des
sections clé du capital canadien et limité la montée du chômage. Mais tout ceci
est maintenant menacé. Le prix des marchandises a commencé à diminuer alors que
la demande plafonne en Chine et ailleurs et que la crise des hypothèques à
risque (subprimes) aux Etats-Unis commence à avoir un effet domino partout à
travers le système financier international.
Les conservateurs craignent manifestement l’impact sur l’électorat de la
montée du chômage et des turbulences sur les marchés financiers. La montée des
prix a également sévèrement amputé les revenus des travailleurs. Entre avril et
juillet, l’augmentation des prix selon l’index des prix à la consommation du
Canada a doublé, passant de 1,7 à 3,4 pour cent en raison de l’augmentation des
prix du pétrole et des aliments.
Mais Harper cherche également à utiliser la détérioration de la situation
économique pour rallier la grande entreprise derrière son parti pour qu’il
obtienne un gouvernement majoritaire.
Dans leur campagne de publicité préélectorale, les conservateurs ont tenté
de lier la réputation de « dirigeant fort » de Harper à la montée de
la crise économique. « Nous anticipons », disait Harper la semaine
dernière, « que les Canadiens devront faire un choix dans un avenir
rapproché sur la manière dont ils souhaitent que ce pays soit gouverné en
période de difficulté économique. »
Décodé, le message des conservateurs à la grande entreprise va comme
suit : vous devriez appuyer notre campagne pour un gouvernement
majoritaire parce que nous allons être les plus impitoyables pour imposer aux
travailleurs le fardeau de la crise économique ; de plus, un gouvernement
majoritaire sera en meilleure position pour imposer des politiques impopulaires
puisqu’il sera encore plus éloigné et isolé des préoccupations et oppositions
de la population.
Le parti conservateur a endossé avec force le rapport publié plus tôt cet
été par leur Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence. Au
grand plaisir du Conseil canadien des chefs d’entreprise, le rapport élaborait
un « programme pour la compétitivité du Canada » incluant une
réduction spectaculaire des taxes des compagnies, la déréglementation et
l’élimination des barrières à la consolidation dans le secteur bancaire et
financier.
La guerre en Afghanistan
Les développements
internationaux ont aussi fait partie des calculs électoraux des conservateurs.
Harper a été parmi
les plus loyaux supporteurs étrangers du président américain George W. Bush et
de sa « guerre contre le terrorisme ». Il craint que si le
républicain McCain perd les élections américaines présidentielles de novembre,
il sera fortement perçu comme n’étant pas internationalement « au pas »,
un incitatif de plus pour aller aux urnes maintenant.
Les conservateurs
appréhendent aussi l’impact de la guerre afghane et d’une escalade probable des
morts et des blessés parmi les FAC cet automne et l’an prochain.
Washington et
l’OTAN concèdent qu’ils ont été pris de cours par la force de l’insurrection
contre le gouvernement imposé par les Etats-Unis à Kaboul. Conséquemment, ils
préparent maintenant le terrain pour une contre-attaque. La région de Kandahar,
où 2500 soldats des FAC sont postés, est destinée à être un des principaux
champs de bataille.
Trois soldats
canadiens sont morts mercredi dernier alors qu’ils patrouillaient dans le
district de Zheri à l’ouest de la ville de Kandahar. Cela porte le nombre de
morts des FAC en Afghanistan à 96.
Pendant que Harper recevait
des marques d’approbation de la part de l’élite canadienne pour avoir défendu
la mission afghane des FAC, des sondages ont régulièrement montré que la
majorité des Canadiens sont opposés au rôle de premier plan assumé par les FAC
dans la guerre de contre-insurrection ainsi qu’aux efforts du gouvernement pour
faire revivre le militarisme canadien.
Un Parti libéral divisé
Une troisième
raison pour laquelle Harper est anxieux de déclencher des élections maintenant
est qu’il souhaite exploiter de sérieuses divisions à l’intérieur du Parti libéral.
C’est un secret de polichinelle que plusieurs personnalités de premier plan du Parti
libéral ainsi que d’importantes factions ne soutiennent toujours pas le
leadership de Dion.
Dans les médias,
cela est généralement expliqué du point de vue que Dion, un ancien professeur
d’université, n’a pas de charisme et n’a pas les qualités requises pour le
leadership.
En réalité, la
crise du Parti libéral est ancrée dans le brusque virage à droite de la grande
entreprise canadienne et de la couche de professionnels de la classe moyenne
supérieure qui compose les rangs du parti.
Durant le 20e
siècle, le Parti libéral était le parti favori de la bourgeoisie canadienne
pour gouverner en raison de son habileté à utiliser la promesse de réformes
sociales modestes et marginales pour harnacher la classe ouvrière vers les
besoins et les objectifs du capital canadien.
Le gouvernement
libéral de Chrétien-Martin, qui a gouverné d’octobre 1993 à janvier 2006,
ralliait le vote populaire en dénonçant durant les élections les politiques de
droite de ses opposants du Parti progressiste-conservateur, du Reform Party et
de l’Alliance canadienne, seulement pour les implémenter après coup. Pour n’en
nommer que quelques-unes : l’ALENA, la taxe régressive sur les produits et
les services (TPS), l’élimination du déficit budgétaire fédéral par des coupes
massives dans les dépenses, des baisses d’impôts aux entreprises, sur les gains
en capitaux et sur le revenu personnel conçues pour favoriser les riches ainsi
que l’adoption de la Loi sur la clarté et sa menace de partitionner le Québec
en cas de sécession.
Dans un contexte où la compétition mondiale
pour les marchés et les profits est de plus en plus intense et où se
développent les conflits entre les grandes puissances impérialistes, l’élite
dirigeante canadienne s’inquiète de l’érosion de sa position. La part du Canada
dans le commerce et les investissements mondiaux a diminué (et continue à le
faire) et ses rivaux aux Etats-Unis et ailleurs obtiennent de meilleurs retours
sur leurs investissements.
C’est ce qui explique sa recherche pour un
véhicule politique plus agressif pour approfondir l’offensive contre la classe
ouvrière et le ralliement des sections les plus puissantes de la grande
entreprise canadienne derrière le « nouveau » Parti conservateur lors
des élections de 2006. (Le Parti conservateur a été fondé en 2004 de la fusion
du parti de droite traditionnel de l’establishment canadien, le Parti
progressiste-conservateur, avec le parti populiste de droite et
néo-conservateur, l’Alliance canadienne.)
Si les libéraux traversent présentement une
crise, c’est parce que l’élite dirigeante qu’ils servent soutient avec
enthousiasme le programme socio-économique de droite du gouvernement Harper, et
avant tout, sa campagne pour défendre les intérêts prédateurs du capital
canadien dans le monde en réarmant les FAC et le fait qu’il se fasse le
champion de l’intervention canadienne en Afghanistan. C’est ce qui explique
l’important déclin dans les contributions monétaires aux libéraux.
Au sein même du Parti libéral, il existe
une forte opposition à Dion parce qu’il pousse trop le parti « à
gauche ».
En fait, Dion, qui était ministre du
gouvernement Chrétien lorsque ce dernier a imposé les plus importantes coupes
dans les programmes sociaux et les plus grandes diminutions d’impôts de
l’histoire canadienne, a plutôt attaqué les conservateurs de la droite. Il a
dénoncé Harper pour ne pas avoir assez coupé dans les taxes des entreprises,
pour avoir mis fin à l’exemption d’impôts sur les fonds de revenus et pour
avoir mal géré les finances du pays et ainsi risqué de ramener les déficits
budgétaires du gouvernement canadien.
A n’en pas douter, le « Tournant
vert » de Dion est, au moins en partie, une tentative de redorer l’image
« progressiste » ternie des libéraux. Mais le point central du plan
(la diminution des impôts des entreprises et des particuliers pour les
remplacer par une taxe de consommation sur le carbone) est conforme à
l’idéologie néo-libérale qui défend le remplacement des taxes et impôts sur les
compagnies et d’un système d’impôts progressifs par des taxes à la consommation
régressives.
Les gains en popularité pour le Parti vert qu’annoncent
les sondages sont l’expression de l’aliénation de la population envers les
partis de l’establishment (et ici, il ne s’agit pas que des libéraux et des
conservateurs, mais aussi du Bloc québécois et du Nouveau Parti démocratique
(NPD), un parti social-démocrate de droite qui, malgré le nouveau qu’il arbore
dans son nom, est né il y a plus de cinquante ans). Les Verts ont constamment
obtenu plus de 10 pour cent de la part du vote anticipé.
La fin de semaine dernière, la dirigeante
du Parti vert, Elizabeth May, a annoncé que le député fédéral Blair Wilson,
aujourd’hui indépendant mais élu en 2004 sous la bannière libérale, avait joint
les rangs des Verts pour devenir le premier député vert de l’histoire au
Canada. L’héritage libéral de Wilson n’est guère surprenant. Alors que les
Verts veulent se présenter comme un parti de « la marge », et parfois
même opposé à la grande entreprise, ils veulent en fait devenir un des partis
de l’establishment. On trouve un bon exemple de cela dans le pacte de
non-agression entre May et Dion l’an dernier. En vertu de cette entente, les
libéraux ont convenu qu’ils aideraient May dans sa tentative de battre Peter
Mackay, le ministre conservateur de la Défense, dans sa circonscription de
Nouvelle-Écosse. De son côté, May a louangé Dion et son programme
environnemental à plusieurs reprises, s’empêchant seulement de déclarer qu’elle
ne raterait pas l’occasion de soutenir un gouvernement libéral.
Le
rôle des syndicats et du NPD
Les élections qui approchent soulignent
l’urgence pour la classe ouvrière de se constituer en tant que force politique
indépendante en construisant un nouveau parti de masse en opposition à la
grande entreprise et à son « libre marché ».
Pendant plus d’un quart de siècle, le NPD
et les syndicats ont supprimé la lutte de classe, facilitant l’offensive de la
grande entreprise contre la position sociale de la classe ouvrière, lorsqu’ils
ne participaient pas directement à l’imposition des diminutions de salaire, à
l’élimination des emplois et au démantèlement des services publics et sociaux.
Le NPD, qui bénéficie du soutien d’une
importante section de la bureaucratie syndicale du Canada anglais, a tenté tout
au long de la dernière session parlementaire de se faire reconnaître par le
Parti conservateur comme un véritable partenaire et de faire « fonctionner
le parlement ». Si le NPD n’a finalement pas soutenu le gouvernement
conservateur minoritaire comme il l’avait fait pour le précédent gouvernement
libéral minoritaire de Paul Martin, ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Ce n’est que lors de l’été de 2006 que le NPD a changé sa
position sur l’intervention des FAC dans la guerre en Afghanistan. En ligne
avec son fervent nationalisme canadien, le NPD continue à défendre l’idée que,
si seulement Ottawa voulait bien prendre un peu ses distances vis-à-vis de
Washington, alors il pourrait être « une force du bien » dans le
monde.
Une autre section de la bureaucratie syndicale appuiera
ouvertement les libéraux. Buzz Hargrove, qui a négocié le printemps dernier des
concessions sans précédent dans les conventions collectives avec les trois
grands constructeurs automobile, à l’insu de ses membres, tout juste avant de
prendre sa retraite de la présidence des Travailleurs canadiens de
l’automobile, considérait voilà seulement quelques jours une offre des libéraux
de se présenter comme candidat à Oshawa contre le ministre des Finances Jim
Flaherty.
Comme par le passé, les syndicats québécois appuieront le
BQ, qui s’est ouvertement allié avec le gouvernement Harper lors de sa première
année et demie au pouvoir. Cyniquement, le BQ tentera de s’attirer les votes en
se présentant comme un rempart contre un gouvernement conservateur majoritaire
et son programme néolibéral et de conservatisme social.
Cela n’est pas nouveau. Durant le
référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, le BQ et le PQ avaient
soutenu que l’indépendance protégerait les Québécois de la « vague de
droite déferlant sur l’Amérique du Nord ». Le référendum terminé, le
gouvernement péquiste du Québec avait déclaré que l’« objectif
national » numéro un était l’élimination du déficit budgétaire provincial,
et il avait en ce sens imposé de drastiques coupes dans les services sociaux.
(Article original anglais paru le 4
septembre 2008)